Saint Jean-Louis Bonnard

Son père, Gabriel, avait entendu pendant son enfance les échos des exécutions des prêtres réfractaires lyonnais, à Feurs dans le Forez. M. Bonnard avait fait sa communion dans une grange, des mains d’un prêtre réfractaire ; plus tard, il a été mobilisé et a suivi l’Empereur en Prusse et en Russie. Rentré à la fin de l’Empire, il a épousé Anne Bonnier en 1817 et a réussi à amasser quelques biens. La famille Bonnard se composait alors de six enfants, mais Gabriel et Anne ne disposaient pas de ressources suffisantes pour les envoyer à l’école.
A la mauvaise saison, le père avait appris à lire à son aîné, à charge pour lui de transmettre aux cadets la science paternelle. Le soir, on lisait en famille, et on devisait, on faisait aussi des projets: «Je serai maçon », disait l’aîné. «Je me ferai meunier», disait le second; son oncle possédait un moulin sur l’Ozon. «Je veux être prêtre», déclara Jean-Louis. Il était alors âgé de cinq ans. Les années passant, le projet de Jean-Louis ne changeait pas. Dans la famille, on aurait été très heureux d’avoir un prêtre : «Mais, demanda le père réaliste, et les études ? et la pension ?» Les frères firent cette belle réponse: «Eh bien, nous ferons comme nous pourrons, nous nous gênerons tous!»

Jean-Louis fit sa première communion en 1836, à l’âge de douze ans. Pourtant, malgré son assiduité, il eut de la peine à suivre le catéchisme. Un de ses camarades de l’époque le décrivait comme étant pieux, gai, caractère calme, paisible, jamais en colère; talents médiocres, peut-être même moins que médiocres. Voilà qui était encourageant pour les études !

Dans ces conditions, le jeune Jean-Louis fut placé comme berger dans une ferme voisine. Lorsqu’il se rendait aux champs, le petit berger emmenait toujours avec lui son catéchisme et son chapelet. Et il s’obstinait à répéter au prêtre de la paroisse qu’il voulait « devenir abbé». Devant son insistance, on finit par le mettre au pensionnat du bourg. M. Ville, l’instituteur, se souvient : «Il ne savait presque ni lire ni écrire. Le peu qu’il connaissait, il l’avait appris soit de lui-même tout en gar­dant son bétail, soit dans les quelques mois de leçons qu’il avait reçues au presbytère. Aussi causa-t-il beaucoup d’embarras la première année. Que de fois, perdant patience avec lui, on lui adressa des paroles dures sur son peu d’aptitudes et ses faibles progrès! Jean-Louis ne se rebuta jamais. La seconde année, il réussit un peu mieux. La troisième année, il pu suivre ses condisciples qui admiraient sa piété et son courage, et se prêtaient volontiers à lui expliquer ce qu’il avait peine à comprendre.» Jean-Louis était apprécié non seulement pour sa piété et son courage, mais encore pour son bon naturel et son aimable aspect.

C’est ainsi qu’il entra en quatrième au petit séminaire de Saint-Jodard. Là, de l’avis unanime, il était toujours le même: médiocre en composition, mais parfait séminariste. Jamais il ne manifestait la moindre impatience, sinon parfois quelque tristesse. Cependant, l’année suivante, ce garçon au visage et à la patience éprouvée commençait à se passionner pour les Annales de la Propagation de la Foi : donc le grand large et la grande aventure, souvent dangereuse, parfois dramatique. La visite que fit à Saint-Jodard un de ses anciens élèves, le Père Charrier, rescapé du Vietnam où il avait porté chaînes et cangue pendant plusieurs années, ne fit que renforcer les projets du jeune homme. En attendant, il travaillait de manière résolue. En rhétorique, il se classait à la moyenne, avec parfois des avancées dans les premiers ! On a même conservé une de ses compositions. Le sujet en est assez stupéfiant: Discours de Blanche de Castille à son fils saint Louis pour l’engager à rester dans son royaume au lieu de partir en croisade. Ainsi Jean-Louis empruntait la voix de la dure reine Blanche pour contraindre son fils à rester chez lui, au moment même où il préparait ses parents à son départ.

Pendant les vacances, Jean-Louis déclara à François, son frère préféré, qu’il était toujours bien décidé à se faire prêtre « quel que soit l’endroit où Dieu l’appellera à le servir ». Aux vacances suivantes, après son année de philosophie, à Alix, on remarqua combien il semblait lié à son condisciple Jean-Baptiste Goutelle. A la fin des vacances, tous deux partaient pour le grand séminaire de Lyon; mais Jean-Baptiste Goutelle, brûlant l’étape lyonnaise, se rendait directement à Paris pour le séminaire des Missions Etrangères.

Il était heureux au grand séminaire, mais les brouillards lyonnais finirent par éprouver sa santé au point de le contraindre à revenir à Saint-Christôt une quinzaine de jours pour retrouver son souffle. Ce fut alors le dernier mois à Lyon, peut-être le plus difficile de sa vie. Il mit d’abord dans la confidence le prêtre qui l’avait préparé à la première communion, et qui exerçait à présent un ministère à Lyon. La réponse fut claire :

« Vous voulez partir pour les missions? Pauvre enfant ! Ce que c’est que de ne pas se connaître… Mais vous n’avez rien de ce qu’il faut pour faire un missionnaire ! Un missionnaire doit être un homme de caractère, et vous n’avez qu’une volonté faible, molle et sans énergie. Un missionnaire doit avoir des talents, et vous savez bien que vous êtes peu doué sous ce rapport; vous ne seriez seulement pas capable d’apprendre une langue étran­gère. Un missionnaire doit surtout être un saint, et vous devez savoir mieux que personne combien vous avez peu de piété ».

Il semblerait que l’abbé voulait surtout éprouver son ancien paroissien. De fait, il racontait dans ses souvenirs qu’il allait peu après trouver le supérieur du grand séminaire pour lui demander son avis. « Dites-moi d’abord ce que vous en pensez vous-même, lui dit le supérieur. – Ce jeune homme est un saint que je suis dès son enfance, et je ne doute pas que la vocation missionnaire à laquelle il aspire ne vienne de Dieu. – Je le crois comme vous » répondit le supérieur.

Tout allait donc bien de ce côté. Et ce sont les dernières vacances ; le plus dur restait à faire. D’abord, l’autorisation de l’archevêque pour quitter le diocèse. Jean-Louis chargea de cette démarche l’abbé Noir, vicaire à Saint-Christôt, qui revint, mission accomplie. « Vous avez été bon avocat, le remer­cia Jean-Louis, mais il faut avouer que la cause n’était pas difficile. Par mon départ, le diocèse gagne plutôt qu’il ne perd. – Eh ! qu’irez-vous donc faire dans les missions, demanda l’abbé, si vous êtes un propre-à-rien dans le diocèse ? – Je veux être Martyr, répondit Jean-Louis, et je ferai tout ce qui est permis pour cela. C’est toute mon ambition : saisir la première palme de Martyr qui se présentera ! »

Le premier temps du martyre arriva avec la fin des vacances. Après la dernière prière du soir en famille, il demanda leur bénédiction à ses parents. « – Mais pourquoi? – C’est que, cette année, je dois recevoir les premiers ordres sacrés » affirma-t-il. Le lendemain, lorsqu’il partit, il sembla beaucoup plus ému que d’habitude, et les parents remarquèrent qu’il se retourna à plusieurs reprises… ce qu’il ne faisait pas les autres fois. En passant à Lyon, il fit ses adieux aux prêtres qui l’avaient dirigé, alla demander sa bénédiction au cardinal de Bonald et fit une dernière visite à Notre-Dame de Fourvière.

Il arriva au séminaire des Missions Etrangères le 4 novembre 1846. Dans sa nouvelle maison, Jean-Louis Bonnard était heureux, et l’opinion de ses condisciples à son égard ne variait guère, comme on peut le lire dans leurs témoignages : « Sa figure, sur laquelle était habituellement peinte une aimable candeur, était empreinte d’une naïveté presque enfantine, ce qui lui attirait facilement l’affection de ses confrères… Il présente l’image de ces grands fleuves qui roulent leurs eaux abondantes sans aucun bruit, et enri­chissent les pays qu’ils arrosent… Ange de paix, humble, modeste, doué d’une très grande charité à l’égard de tous, il devait sans doute ces aimables vertus à son innocence baptismale parfaitement conservée.»

Le jeune Bonnard écrivit alors à sa famille : «Vous vous imaginez qu’à peine arrivé chez les infidèles je vais être mis à mort… Hélas! je ne suis pas digne d’un si grand honneur qu’est celui de mourir pour la foi, martyr de Jésus-Christ! Vous devriez bien demander pour moi cette grâce au Bon Dieu; mais, si cette idée-là vous fatigue, chassez-la au plus tôt, car maintenant il n’y a presque plus de persécutions dans les contrées auxquelles on nous destine. Pour vous en convaincre, vous n’avez qu’à lire, dans les Annales de la Propaga­tion de la Foi, ce qui regarde les Indes, la Malaisie, la Mandchourie et la Chine.»
Jean-Louis omettait de parler du Vietnam, et c’est pourtant là qu’allait se jouer son destin.

En février 1848, Jean-Louis s’empressa de rassurer ses parents au sujet des événements de cette singulière révolution où les émeutiers criaient: « Vive les prêtres, vive le clergé ! » L’antithèse de celle de 1830 ! Quelques mois plus tard, les Français en avaient déjà assez de leur deuxième république, et Jean-Louis expliqua lucidement aux siens: «Ainsi est fait le cœur de l’homme : on désire tantôt la République, tantôt la Monarchie pour avoir le plaisir de révolutionner. »

Jean-Louis Bonnard fut ordonné prêtre le 23 décembre 1848, et partit de Nantes le 8 février 1849 à destination de la procure des missions basée à Hongkong. Révolutions et voyages se suivent et ne se ressemblent pas. Joseph Marchand était parti la veille de 1830 sur un bateau appelé Le Voltaire, servi par des officiers et un équipage parfaitement rétissent à son égard ; Jean-Louis Bonnard partait au lendemain de 1848 sur un bateau appelé L’Archevêque Affre, servi par des officiers et un équipage bienveillants. Avec un désagrément : il ne pu échapper au cérémonial du «baptême de la Ligne» ; et une déception : un seul membre de l’équipage fit ses pâques. A part cela, il suivi le parcours habituel : cap de Bonne-Espérance, détroit de la Sonde, Singapour (que Bonnard appelle «terre annamite, terre infidèle »). Là, il voit mêlées plusieurs peuples de l’Extrême-Orient : Malais, Indiens, Chinois, et il ne cache pas sa préférence pour ces derniers. Cependant, c’est là qu’il reçu sa destination pour le Laos. Transbordement sur un navire anglais, et autre surprise : « Quoique protestants, nos compagnons de route nous traitaient parfaitement bien ». Arrivée à Hong-kong le 5 juillet 1849, après cinq mois de voyage, (un net progrès depuis le XVème siècle, où le voyage durait de un à trois ans). A la procure des missions, repos et premier acclimatement ; et nouvelle destination : du Laos (difficilement accessible alors) au Tonkin (la partie nord du Vietnam) toujours accessible. Bonnard embarqua sur une jonque de contrebandiers qui le déposa à la frontière du Tonkin, où il fut pris en charge par un sampan chrétien qui l’amena dans sa mission, en pleine épidémie de choléra en mai 1850, ce qui n’empêcha pas l’évêque, Mgr Retord, de procéder à l’administration des paroisses en s’occupant des valides comme des mourants. Jean-Louis Bonnard commença donc son ministère en compagnie de Mgr Retord ; il écrivit alors à sa famille :
«Aussitôt arrivé, je commençai à apprendre la langue. C’est le nœud gordien que cette langue indigène ; vous ne sauriez vous imaginer combien elle est difficile. Ce n’est qu’au bout de cinq ou six mois environ qu’appuyé sur la grâce de Dieu, j’essayai de prêcher et de confesser, et, de jour en jour, je me forme et m’habitue tout doucement aux usages de cette langue compliquée. – Les habitants de ce pays-ci sont d’excellentes gens ; les chrétiens nous aiment beaucoup et nous sont dévoués de tout cœur. – Je commence déjà bien à m’habituer au climat, à la nourriture, à tout en un mot ; il n’y a guère que les commencements qui coûtent; après, cela va tout seul ».

En mai 1851, Mgr Retord lui confia l’administration du district de Ke-Bang et le laissa prendre des initiatives et diriger la mission.

«Parlons un peu de la persécution, car vous n’ignorez pas que nous ne sommes pas ici parfaitement en paix. Tant s’en faut, en effet, et si les mandarins pouvaient me prendre à l’heure qu’il est, ils me couperaient la tête tout de suite, sans autre forme de procès. Au mois de mai dernier, ils ont pris un de nos confrères, M. Schœffler; ils ne lui ont pas fait grâce; ils lui ont tranché la tête et l’ont jetée dans le fleuve. S’ils mettaient la main sur d’autres missionnaires, ils leur feraient subir le même sort. Ce qui nous afflige le plus, c’est de voir persécuter nos pauvres chrétiens, qui sont alors obligés aux plus grands sacrifices pour conserver leur foi. Oh! si vous saviez les privations qu’il leur faut endurer pour devenir et demeurer chrétiens, combien vous vous estimeriez heureux d’être tranquilles dans votre maison où personne ne vient vous ravir la liberté et la paix dont vous jouissez!»

Une grande espérance avait été placée dans le nouvel empereur, Tu-Duc, âgé de dix-neuf ans. Mais, après une amnistie dont bénéficièrent beaucoup de chrétiens, Tu-Duc rappela et aggrava les édits de persécution générale.

Un an après Schoeffler, fin mars 1852, Bonnard fut dénoncé, arrêté dans une chrétienté périphérique de son district, et emprisonné à Nam-Dinh. Durant ses quarante jours de captivité, il fut enchaîné et chargé de la can­gue, mais ne subit pas de bastonnades. Il refusa de marcher sur la croix et d’indiquer les noms de ceux qui l’avaient reçu (et qui, d’après les édits, auraient dû être «coupés par le milieu des reins et jetés au fleuve»). Il fut donc condamné à la décapitation pour le seul motif de «prédication de la religion perverse». A deux reprises un prêtre vietnamien lui apporta l’Eucha­ristie, et il pu correspondre plusieurs fois avec Mgr Retord. Ainsi dans sa dernière lettre écrivait-il :

«Demain, samedi 1er mai, fête des saints Apôtres Philippe et Jacques et anniversaire de la naissance de M. Schœffler au ciel, voilà, je crois, le jour fixé pour mon sacrifice. Je meurs content. Que le Seigneur soit béni ! La veille de ma mort, 30 avril 1852 ».

En effet, Schoeffler avait été décapité à Son-Tây un an auparavant jour pour jour. On se conforma aux nouveaux édits d’après lesquels : «Les prêtres européens seront jetés dans les abîmes de la mer et des fleuves.» Cela pour éviter que les chrétiens n’exhument les corps des martyrs, puis ne les ensevelissent en terre chrétienne et ne viennent prier sur leurs tombes. Le corps et la tête de Bonnard furent donc embarqués à bord d’une jonque mandarinale, et jetés au milieu du Fleuve Rouge. Trois innocents sampans suivaient la manœuvre. Sitôt la jonque virée de bord, les chrétiens repêchèrent le corps et la tête du martyr et les ramenèrent à Vinh-Tri, quartier général de l’évêque, qui procéda à des obsèques solennelles en présence de plusieurs prêtres et du séminaire.

En définitive, les deux années de vie missionnaire de Bonnard peuvent être résumées en deux phrases : sa réponse au vicaire de Saint-Christôt juste avant de partir au séminaire des Missions Etrangères: « Toute mon ambition : saisir la première palme de Martyr qui se présentera.» Et le mot que reçurent ses parents quel­ques mois après sa mort : « Quand vous recevrez cette lettre, vous pourrez être certains que ma tête sera tombée sous le tranchant du glaive, car elle ne doit vous être envoyée qu’après mon martyre. Je mourrai pour la foi de Jésus-Christ. Ainsi donc, réjouissez-vous. »

Un peintre vietnamien contemporain de Bonnard a représenté les obsèques du Martyr, en s’efforçant de respecter la perspective, à la manière européenne. Ce tableau est visible à la Salle des Martyrs du séminaire des Missions Etrangères.

Du début de sa vie, alors que le jeune Jean-Louis était inconnu et rencontra des difficultés dans ses études, jusqu’à la veille de son passage vers la Maison du Père, le père Bonnard aura donné toute sa vie et son énergie pour se mettre à l’école de Jésus-Christ, et c’est à cet homme inoffensif qui n’a brillé que si peu de temps au firmament des missions que Victor Hugo va dédier un des poèmes de ses «Châtiments».

 

 

À UN MARTYR

0 saint prêtre! grande âme! oh! je tombe à genoux!
Jeune, il avait encor de longs jours parmi nous;
Il n’en a pas compté le nombre;
Il était à cet âge où le bonheur fleurit;
Il a considéré la croix de Jésus-Christ
Toute rayonnante dans l’ombre.

Or il est loin de nous une autre humanité,
Qui ne le connaît point, et dans l’iniquité Rampe enchaînée,
et souffre et tombe.

Il s’est dit qu’il est bon d’éclairer dans leur nuit,
Ces peuples égarés loin du progrès qui luit,
Dont l’âme est couverte de voiles;
Puis il s’en est allé dans les vents, dans les flots,
Vers les noirs chevalets et les sanglants billots,
Les yeux fixés sur les étoiles.

Ceux vers qui cet apôtre allait l’ont égorgé…

 

Enfin, on peut lire dans les Annales de la Propagation de la Foi:

« Une lettre de Hong-kong en date du 24 juillet 1852 nous annonce que M. Bonnard, mission­naire du Tonkin, a été décapité pour la foi le 1er mai dernier. Ce nouveau martyr était né dans le diocèse de Lyon, et appartenait à la Société des Missions Etrangères. »