Eglises d'Asie

Le bouddhisme, religion nationale en Thaïlande : nouvel échec pour un éternel serpent de mer

Publié le 08/02/2016




Comme lors de l’élaboration des projets de Constitution thaïlandaise en 1997, en 2007 et en 2014, le comité de rédaction du nouveau projet de charte fondamentale a fait face ces derniers mois à la demande de certains milieux bouddhistes d’insérer une clause constitutionnelle stipulant que le …

… bouddhisme est « la religion nationale du pays ».

En 2007, les pressions avaient été particulièrement fortes et des groupes de laïques et de moines – regroupés autour de quelques associations comme le Centre national de protection du bouddhisme thaïlandais, l’Association des universitaires bouddhistes et le Conseil des volontaires bouddhistes de la société civile – avaient manifesté devant le Parlement après que les rédacteurs de la Constitution eurent refusé d’insérer la clause en question.

Cette fois-ci encore, le Comité de rédaction du projet de Constitution, dirigé par le spécialiste de droit public Meechai Ruchupan – un habitué des Constitutions rédigées sous les régimes militaires – a rejeté le 10 janvier dernier cette demande. Une telle clause, a simplement déclaré M. Ruchupan, serait « dangereuse à long terme » pour le pays. Il a ajouté que des mesures spéciales seraient insérées pour « protéger et soutenir le bouddhisme ».

Ce débat qui ressurgit régulièrement atteste de la force du lien entre bouddhisme et Etat en Thaïlande et, conséquence directe, la forte coloration nationaliste du bouddhisme thaïlandais. Il est important de souligner que cette volonté de faire du bouddhisme la religion nationale est populaire dans une grande majorité de la communauté monastique et dans une partie significative de la population. Chaque fois qu’une telle campagne est lancée, les sermons nationalistes résonnent dans les temples des différentes régions du royaume et les pétitions circulent.

Des « hommes vertueux » pour dirigeants

Le premier argument avancé par les partisans d’une telle clause est d’abord qu’il est tout simplement logique de faire du bouddhisme la religion nationale, parce que plus de 90 % des 68 millions de Thaïlandais sont bouddhistes. L’exemple birman (pour le bouddhisme) et l’exemple malaisien (pour l’islam) sont cités en appui, ce qui n’est pas sans ironie lorsque l’on observe les dérapages du « bouddhisme nationaliste » birman et, dans une moindre mesure, de l’islam malaisien. Le second argument est que le bouddhisme est menacé, de l’intérieur, à cause de la méconduite d’un nombre croissant de moines, mais aussi de l’extérieur – une allusion au conflit entre rebelles et forces de sécurité dans le Sud thaïlandais où la population est à 80 % de culture malaise et de religion musulmane. Parfois même, le poids de la communauté chrétienne de Thaïlande (qui représente pourtant moins de 1 % population) est cité.

Depuis 1997, les Constitutions du royaume ont toujours comporté des dispositions visant à promouvoir le bouddhisme, la première étant que le roi, chef de l’Etat, doit être de confession bouddhiste. Le bouddhisme est enseigné dans toutes les écoles publiques du pays. Les lois régissant la consommation d’alcool et interdisant l’avortement ont été prises sous pression des groupes bouddhistes. L’expert en droit constitutionnel Khemthong Tonsakulrungruang indique que, lors du débat sur la Constitution de 2007, il a été décidé de choisir le terme à connotation religieuse nititharm (1), à la place du terme habituel nitirat pour « Etat de droit ».

L’idée que le pays doit être dirigé par des « hommes vertueux » – vertueux parce qu’ils ont accumulé des mérites dans leur vie présente et dans leurs existences antérieures – est ancrée dans le bouddhisme. Cette idée s’est encore renforcée ces dernières années, alors qu’une partie de la population dénonçait ce qu’elle considérait être la « corruption » des hommes politiques élus. Des termes à connotation bouddhique comme silatharm (sens moral) et jariyatharm (éthique) ont été employés à l’envi lors des manifestations en 2013-2014 du Comité populaire pour la réforme démocratique (PDRC) – rassemblant les Chemises jaunes – pour réclamer la démission de la Premier ministre Yingluck Shinawatra.

Monopolisation étatique du bouddhisme

Korn Meedee, secrétaire d’un comité qui milite pour inscrire le bouddhisme dans la Constitution, expliquait en octobre dernier dans un entretien au Bangkok Post que le bouddhisme était en déclin et que faire du bouddhisme une religion nationale permettrait de le renforcer, par exemple en imposant des peines très lourdes – y compris des peines de prison – aux moines qui dégradent l’image du bouddhisme et en permettant d’éradiquer légalement « les images qui représentent le bouddhisme de manière inappropriée ».

« Nous voulons éradiquer les formes non pures du bouddhisme, comme l’utilisation de la religion à des fins commerciales, de même que l’utilisation des statues brahmaniques à l’intérieur des temples bouddhistes », indiquait-il. C’est donc une sorte de monopolisation du discours bouddhique par une autorité étatique qui est revendiqué, mais aussi une épuration quelque peu élitiste du bouddhisme peu en phase avec la façon dont il est pratiqué par le peuple.

En réaction, l’expert du bouddhisme Vichak Panich a longuement expliqué sur sa page Facebook quels seraient, à ses yeux, les dangers de l’inscription du bouddhisme dans la Constitution. « Le bouddhisme comme religion d’Etat serait une version purement étatique du bouddhisme, liée à l’idéologie ‘Nation, Religion, Monarchie’ et qui n’ouvrirait pas la porte à d’autres interprétations du bouddhisme », a-t-il écrit. « Qui plus est, le bouddhisme qui tient au cœur des gens, est un bouddhisme diversifié, imaginatif, qui n’a que peu à voir avec le bouddhisme national envisagé par ces groupes », a-t-il ajouté. La remarque fait écho aux explications données par certains historiens du déclin du bouddhisme en Inde après le VIIIe siècle, lorsque la religion n’était plus pratiquée que par une élite restreinte et délaissée par le petit peuple.

D’autres commentateurs, comme le journaliste Prasit Preuksajansiri de l’hebdomadaire Matichon, pensent pour leur part qu’une telle « nationalisation » du bouddhisme aboutirait immanquablement à accroître encore les tensions dans le Sud à majorité musulmane, donnant aux musulmans malais le sentiment d’être rejetés de la communauté nationale. Un projet de parc bouddhiste d’une superficie de 16 hectares dans la province méridionale de Pattani, près de la frontière malaisienne, a soulevé une vague d’opposition de la part des musulmans locaux en janvier dernier, montrant la sensibilité du sujet.

Moines rouges réactionnaires

Il est aussi intéressant d’examiner quels sont les groupes bouddhistes qui militent activement pour l’inscription du bouddhisme comme religion nationale dans la Constitution. L’expert de la Thaïlande Duncan McCargo observe avec pertinence que l’on retrouve unis dans cette campagne nationaliste deux groupes politiquement aux antipodes l’un de l’autre : les moines bouddhistes liés aux Chemises rouges (les partisans du clan politique Shinawatra) et les moines ultra-royalistes alliés au camp adverse, celui des Chemises jaunes. « Ils ont été défaits en 2007 par une alliance entre la société civile et les royalistes libéraux, (pourtant eux aussi) alignés sur le mouvement des Chemises jaunes, pour qui proclamer le bouddhisme comme religion nationale allait trop loin », écrit-t-il dans la revue Critical Asian Studies en 2012 (2). « En d’autres mots, sur cette question, beaucoup de royalistes sont progressistes et la plupart des Chemises rouges sont réactionnaires », ajoute-t-il.

Malgré le nouveau rejet de cette clause religieuse dans la Constitution, il est cependant clair qu’à chaque fois la campagne pour un « bouddhisme national » gagne du terrain. Des dizaines de milliers de laïcs signent des pétitions, galvanisés par les sermons des moines qui lancent l’alarme sur « l’éradication future » du bouddhisme dans le Sud du pays. Il est difficile de ne pas établir un parallèle entre cette campagne nationaliste et la fragilisation du bouddhisme thaïlandais, pas seulement due aux scandales financiers ou sexuels au sein de la communauté monastique ou sangha (ceux-ci ont existé de tout temps), mais à cause de son incapacité de s’adapter à la Thaïlande du XXIe siècle et de son peu d’attrait parmi les nouvelles générations, comme en atteste le nombre d’ordinations – même pour de brèves périodes – en forte chute. Cette campagne reflète aussi, selon Duncan McCargo, une étroitesse d’esprit due au manque de leadership intellectuel et moral du sangha thaïlandais actuel.

(eda/ad)