Eglises d'Asie

La Cour suprême ajourne sine die le procès en dernière instance d’Asia Bibi

Publié le 13/10/2016




A Islamabad, ce matin, la tension était palpable autour du quartier de la Cour suprême, où des centaines de policiers antiémeutes avaient été mobilisés, dans l’attente imminente du procès en appel d’Asia Bibi, mère de famille chrétienne, condamnée à mort pour blasphème, …

… en 2010. Mais quelques heures plus tard, la Cour suprême du Pakistan a créé la surprise, en annonçant le report sine die du procès.

Un des trois juges de la Cour suprême, Iqbal Hamid-ur-Rehman, s’est en effet désisté au motif qu’il avait déjà été juge lors du procès de Mumtaz Qadri, lui-même lié à l’affaire Asia Bibi. Le 10 octobre 2011, Mumtaz Qadri avait été condamné à mort par pendaison pour l’assassinat, le 4 janvier 2011, de Salman Taseer, gouverneur de la province du Pendjab. Garde du corps de Salman Taseer mais islamiste convaincu, Mumtaz Qadri l’avait abattu pour avoir « soutenu la blasphématrice Asia Bibi » et critiqué les lois anti-blasphème. La condamnation à mort du garde du corps du gouverneur du Pendjab avait fait grand bruit auprès des islamistes, mais le 29 février 2016, Mumtaz Qadri avait néanmoins été exécuté par pendaison, suscitant la colère des islamistes, qui voient en lui un héros martyr et qui réclament en retour l’exécution d’Asia Bibi.

Des menaces sur les juges ?

Si la question du conflit d’intérêts dans ces deux affaires peut sembler légitime d’un point de vue judiciaire, il est étonnant qu’Iqbal Hamid-ur-Rehman, en tant que juge de la Cour suprême, se soit désisté seulement quelques heures avant l’audience de la chrétienne. La date du procès était connue depuis plusieurs semaines ainsi que le nom des trois juges qui devaient statuer sur l’affaire. Le désistement à la dernière minute d’Iqbal Hamid-ur-Rehman laisse présager de l’existence de fortes pressions des islamistes à son encontre, voire de réelles menaces de mort. On se souvient que seulement quelques semaines après l’assassinat de Salman Taseer, en 2011, c’était au tour de Shahbaz Bhatti, ministre catholique des Minorités religieuses, d’être assassiné pour avoir défendu la cause d’Asia Bibi et celle des minorités religieuses au Pakistan. Le 12 octobre, veille de l’audience devant la Cour suprême, des responsables de la Mosquée rouge, fief islamiste bien connu situé au cœur de la capitale Islamabad, avaient averti qu’ils lanceraient des manifestations à travers tout le pays en cas de relaxe de la chrétienne.

Voilà six ans qu’Asia Bibi attend dans les couloirs de la mort et cette audience devant la Cour suprême représentait pour sa famille et ses avocats la dernière chance de voir cassée la condamnation à mort prononcée en première instance en novembre 2010 et confirmée en appel en octobre 2014. Si la Cour suprême, plus haute instance du système judiciaire pakistanais, confirme la peine capitale, il ne restera plus à Asia Bibi qu’à espérer une éventuelle grâce présidentielle. Dans l’immédiat, il appartient au ministère de la Justice de désigner un nouveau juge, à charge pour lui d’accepter de statuer avec ses collègues de la Cour suprême su cette affaire et de convoquer à nouveau Asia Bibi. Un processus qui devrait prendre au minimum un mois, a estimé l’avocat de la défense, mais qui, selon certains observateurs, pourrait être beaucoup plus long.

Accusée de blasphème par une voisine musulmane, après s’être disputée au sujet d’un bol d’eau, Asia Bibi est devenue, malgré elle, le symbole des dérives des lois anti-blasphème dans ce pays où l’islam est religion d’Etat, et où de simples accusations de blasphème peuvent se terminer en lynchages ou en condamnation à mort.

Vices de procédure et pressions internationales suffiront-ils à innocenter Asia Bibi ?

Asia Bibi est en effet la première femme à avoir été condamnée à mort au titre de la loi anti-blasphème, et son cas est un des plus controversés au Pakistan. « Ayant consulté des avocats pakistanais experts, il est évident que ce cas présente des vices de fond, de preuves et de procédures. La Cour suprême reconnaîtra ces vices sans problème », a affirmé avec optimisme le P. Robert McCulloch, de la Société Saint Colomban, à l’agence Fides. Missionnaire pendant plus de trente ans au Pakistan, le prêtre tient à replacer la loi anti-blasphème dans son contexte historique : « Cette loi constitue un lourd bagage laissé par un dictateur [Zia ul-Haq, au pouvoir de 1978 à 1988 – NDLR], dont a hérité le gouvernement pakistanais. L’exécutif a lancé une discussion au Parlement visant à corriger ses abus d’utilisation, car elle fait souffrir de nombreux citoyens pakistanais, musulmans, chrétiens et hindous. »

Selon le missionnaire, la loi sur le blasphème en vigueur aujourd’hui nuit à la réputation internationale du pays, et il est donc dans l’intérêt du gouvernement d’intervenir. « Le cas d’Asia Bibi, connu internationalement, représente une opportunité pour la magistrature et le gouvernement pakistanais de montrer que le Pakistan respecte l’Etat de droit, les droits de l’homme et la liberté religieuse. Il est dans l’intérêt des institutions pakistanaises qu’Asia Bibi soit acquittée, afin d’améliorer l’image internationale du pays, à un moment où le Pakistan doit faire face à une grave crise au Cachemire avec l’Inde, et à ses conséquences internationales. »

D’autres observateurs témoignent d’un optimisme plus mesuré tant « l’affaire Asia Bibi » est devenue le point de fixation d’une ligne de fracture qui divise la société pakistanaise, entre les tenants d’un certain libéralisme qui réclament l’acquittement et les islamistes qui exigent l’exécution de la chrétienne. Devant les tribunaux, ces derniers bénéficient de l’action obstinée d’une association d’avocats qui s’est donné pour mission de veiller à ce que les lois anti-blasphème soient appliquées dans toute leur rigueur au Pakistan – et ce sont ces avocats qui représentent la partie adverse dans le procès Asia Bibi.

Selon Human Rights Watch, au Pakistan, dix-sept personnes condamnées à mort pour blasphème attendent dans les couloirs de la mort, même si, à ce jour, aucune n’a encore été exécutée. Pour Mustafa Qadri, spécialiste des droits de l’homme en Asie du Sud, « ce qui est en jeu [avec l’affaire Asia Bibi], c’est l’âme du pays et de la société pakistanaise. Est-ce que le Pakistan est prêt à faire respecter et à défendre les droits des plus faibles, même lorsque cela touche à des questions sacrées ? »

Selon lui, une décision de la Cour suprême en faveur d’Asia Bibi « enverrait au monde un message fort, celui que le Pakistan respecte davantage l’Etat de droit plutôt que la voix de la rue », même si une telle décision risque d’entraîner des réactions violentes de la part des milieux islamistes, comme ce fut le cas après l’exécution par pendaison de Mumtaz Qadri. En mars 2016, en effet, dans plusieurs villes pakistanaises, des milliers de manifestants étaient descendus dans les rues pendant plusieurs jours, et quelques semaines plus tard, un nouvel attentat, à Lahore, le dimanche de Pâques, ensanglantait le pays, tuant plus de 80 personnes, dont de nombreux enfants.

(eda/nfb)