Aventures missionaire

Accueillir les enfants des rues

Publié le 12/04/2024




Missionnaire depuis presque trente-cinq ans en Corée, le père Philippe Blot, MEP, a créé des maisons d’accueil pour enfants défavorisés ou orphelins. Rencontre.
Le Père Philippe Blot avec les jeunes du foyer.

Le Père Philippe Blot avec les jeunes du foyer.

 

Le Petit Échotier. Quand et comment êtes-vous arrivé en Corée du Sud ?

J’ai été ordonné prêtre missionnaire en juin 1990 et suis arrivé en Corée fin octobre 1990. C’est un pays que je n’ai pas choisi, mais où j’ai été envoyé, dans le cadre d’une mission que j’ai reçue de mon supérieur. J’ai fait mes premiers pas dans ce pays, en commençant par apprendre la langue coréenne, l’écriture chinoise, puis la culture, pendant deux ans et demi. Après ces études, j’ai pu passer huit mois sur l’île de Ganghwa-do, dans un village de pêcheurs, pour continuer à apprendre le coréen. Par la suite, l’évêque du diocèse d’Andong m’a nommé dans une paroisse où j’ai passé deux années merveilleuses. Je n’avais donc pas de projet missionnaire précis, mais j’étais là pour faire ce que l’évêque attendait de moi à ce moment-là.

 

Comment en êtes-vous arrivé à vous occuper plus particulièrement d’enfants ?

Un jour, j’ai vu que des jeunes attendaient à la porte de la paroisse et j’ai trouvé ça bizarre. Cette paroisse avait la particularité d’avoir un restaurant du coeur, où des repas étaient servis pour des personnes âgées, tous les midis, par des bénévoles. Avec le curé, et ce tous les jours, nous allions saluer ces personnes (environ soixante-dix). Un jour, parmi elles, je revois ces jeunes. Je vais donc les voir, ils étaient assis au milieu des personnes âgées et mangeaient. Je leur demande : « Que faites-vous là ? Pourquoi n’êtes-vous pas à l’école ? » Ils me racontent des mensonges et me disent qu’il n’y a pas classe. C’étaient des jeunes de milieux défavorisés qui faisaient l’école buissonnière et qui vivaient dans la rue. Je leur dis : « Ce soir, s’il y a un problème, revenez. Tous les samedis après-midi, on a la messe avec les jeunes et on fait une partie de foot juste après. Donc, si vous aimez le foot, venez aussi samedi. » Le soir même, à côté de la porte principale de la paroisse, les cinq enfants m’attendaient. Je vais les voir, ils me disent qu’ils ne savent pas où dormir. Alors nous les accueillons au presbytère, nous leur posons quelques questions. Ils sentaient assez mauvais et dégageaient aussi une odeur de colle forte. Il n’était pas question de les laisser de nouveau partir dans la rue. Nous les avons donc logés dans une salle de catéchisme et, le lendemain, nous les avons emmenés aux bains coréens. Nous les avons habillés et nous avons eu un entretien individuel avec chacun. Nous nous sommes alors rendu compte que la plupart ne vivaient pas avec leurs parents, mais dans la rue, sur les marchés, etc. Finalement, après avoir réalisé qu’il y avait d’autres jeunes comme ça, nous avons fini par ouvrir la « Maison des cinq enfants », officiellement bénie par l’évêque qui m’avait dit : « Il faut que vous ouvriez un foyer pour eux et pour les autres. » Ça a donc été le début d’une grande aventure. Le but de la Maison était que les jeunes restent de manière provisoire. Il fallait d’abord faire en sorte qu’ils ne s’habituent plus à la colle forte, qui est une véritable drogue. Souvent, ils se levaient même la nuit pour se shooter. Pourquoi se shootaient-ils à la colle ? D’abord contre le froid, contre la faim – comme ça, ils ne sentaient plus les crampes à l’estomac –, mais aussi pour oublier la solitude. Ils restaient donc quelques mois à la Maison des cinq enfants, qui a pu fonctionner pendant deux ans. J’ai, ensuite, été nommé curé dans une paroisse où j’ai passé trois ans, à l’issue desquels l’évêque m’a confié la Maison Saint-François, pour les jeunes en difficulté dans les campagnes, dans le diocèse d’Andong. J’avais dit à l’évêque : « J’accepte tout à fait cette mission, mais je ne veux plus faire ça tout seul. » En effet, je m’étais rendu compte, en vivant avec les enfants, qu’il manquait une présence maternelle. L’évêque a trouvé trois religieuses avec lesquelles j’ai travaillé à la Maison Saint-François. Les jeunes que l’on accueillait n’allaient pas à l’école, vivaient comme des clochards, étaient battus par leurs parents ou par les adultes du village. En même temps, nous recevions des coups de téléphone des maires des villages alentour, nous demandant d’accueillir des petites filles qui avaient aussi de gros problèmes et qui vivaient dans la rue. Nous avons donc ouvert, pour elles, la Maison Sainte-Claire. Je suis resté à la Maison Saint-François pendant trois ou quatre ans, avant d’être envoyé dans le diocèse de Suwon, où on m’a alors demandé d’ouvrir une maison pour accueillir des jeunes squatteurs. Âgés d’environ 16 à 25 ans, ces jeunes vivaient ensemble dans de vieux appartements, faisaient plus ou moins des petits jobs, volaient et se droguaient. Nous avons alors ouvert, pour eux, la Maison Saint-Jean en 1999. Suite à un changement dans la loi, nous n’avons plus eu le droit de nous occuper des jeunes au-dessus de 19 ans. Il fallait qu’ils prennent leur indépendance ; le gouvernement ne voulait plus en avoir la responsabilité, il nous l’interdisait même. Ce qui fait que, peu à peu, la Maison a changé de pensionnaires, nous hébergions des jeunes entre 5 et 19 ans qui devaient ensuite prendre leur envol. Cela a été un moment difficile parce qu’il a fallu trouver des endroits où les jeunes âgés de plus de 19 ans soient accueillis. J’ai dû aussi passer un brevet d’éducateur et suis donc allé à l’université pour obtenir un diplôme afin d’être « directeur d’orphelinat ». Ensuite, peu à peu, alors que je faisais ça tout seul, le gouvernement m’a dit qu’il me fallait des éducateurs spécialisés.

 

Comment fonctionnent vos maisons ?

Nous avons trois maisons : la Maison Saint-Jean, la Maison Saint-Jacques et la Maison Saint-Pierre. Je ne voulais pas d’un grand orphelinat ; je voulais de petites structures. Les enfants ont de tellement grosses difficultés et souffrances en eux qu’il faut un accompagnement et une thérapie individuels. Pas plus de sept sous le même toit. Au départ, nous n’avions qu’un éducateur, puis deux et, maintenant, il y en a trois. Ce qui donne de petites structures, un peu familiales, avec sept enfants et trois éducateurs pour chaque maison. Vingt-et-un enfants au total. Comme je ne suis pas immortel, je pense à l’avenir. J’ai donc, petit à petit, laissé ma place de responsable pour chaque maison. Elles fonctionnent désormais chacune avec un responsable. Quant à moi, je suis un peu le « grand-père» spirituel, le « fondateur ». Mon but est que ça continue à bien marcher. Même si ce sont les éducateurs qui donnent la première éducation, j’essaie de continuer un peu à les former. Nous avons une réunion par mois. Et puis je vais souvent dans les trois maisons. Je n’ai donc pas les yeux dans ma poche.

 

Il y a, dans ces maisons, quelques enfants nord-coréens. Comment sont-ils arrivés là ?

Dans notre diocèse, il y a le centre de réfugiés de Hanawon, destiné aux Nord- Coréens qui arrivent au Sud. Lorsqu’ils arrivent par la Thaïlande, la Mongolie ou le Vietnam, ils passent d’abord un premier sas à Incheon, où ils sont interviewés, investigués et questionnés pour savoir s’il ne s’agit pas d’espions. Une fois qu’ils ont passé ce premier sas, ils sont envoyés pour quelques mois dans le centre de Hanawon, où je vais une fois par mois, en particulier dans le centre pour les femmes et les enfants – les hommes sont à Ganghwa-do et sont séparés des femmes. J’y avais été invité la première fois par un prêtre pour rencontrer les réfugiés nord-coréens et pour avoir une messe avec eux – même s’il n’y avait pas de catholiques, ils venaient quand même pour prier –, puis pour manger avec eux. Grâce à ce contact, j’ai demandé à l’évêque si nous pouvions accueillir de jeunes garçons nord-coréens et c’est ce qui fait que, maintenant, nos trois maisons sont ouvertes aussi aux réfugiés nord-coréens de 5 à 19 ans.

 

Ce sont des enfants qui n’ont plus leurs parents ?

Il y a de tout. Certains sont arrivés avec un grand frère ou un oncle, d’autres avec leurs parents. Mais certains parents ont de gros problèmes psychologiques. Et puis il faut qu’ils travaillent pour survivre et ils n’ont pas beaucoup de temps pour s’occuper de leurs enfants. Alors, ils les placent. Quand je vais dans le centre de Hanawon, il y a souvent des mamans qui viennent me voir, car elles savent que j’ai des maisons pour enfants. Les réfugiés restent environ trois à six mois à Hanawon et, une fois qu’ils sont sortis, ils sont un peu livrés à eux-mêmes et doivent trouver un travail. Quelques-unes de ces Nord- Coréennes nous confient leurs enfants et les reprennent après. Certains enfants restent longtemps, parfois plus de dix ans ; d’autres ne restent que trois ou quatre ans. Lorsque les Nord-Coréennes commencent à travailler, si au bout de deux ou trois ans elles ont mis assez d’argent de côté, elles peuvent à nouveau accueillir leur enfant. Nous avons aussi des cas de Nord- Coréennes qui ont déjà un enfant et se marient avec des Sud-Coréens. Certains maris ne veulent absolument pas accueillir le fils qui n’est pas le leur. Voilà donc aussi pourquoi j’ai pu accueillir certains de ces enfants.

 

Comment se passe l’intégration au groupe pour les petits Nord-Coréens ?

Dans notre maison, ça se passe très bien. Ce sont tous des jeunes issus de familles déstructurées. Qu’ils soient Nord ou Sud-Coréens, leur point commun est qu’ils ne peuvent pas vivre avec leurs parents. Les petits qui ont entre 5 et 8 ans ne se posent pas beaucoup de questions. Le plus important, pour eux, est de trouver un copain qui ait plus ou moins leur âge. Au début, les enfants nord-coréens ont un vocabulaire un peu différent. C’est le vieux coréen, un peu comme les Canadiens lorsqu’ils parlent aux Français et qui utilisent un vocabulaire un peu désuet. Et puis ils ont un accent un peu particulier. Mais un jeune s’adapte vite et va rapidement abandonner cet accent en vivant avec des Sud-Coréens. Dans nos maisons, il n’y a aucun problème d’acclimatation. On ne fait même pas de différence et c’est là qu’on se rend compte que c’est un seul pays, que c’est exactement le même peuple.

Le problème se pose davantage à l’école. Tous les jeunes de nos foyers vont à l’école du quartier. Ils partent le matin et reviennent l’après-midi, comme leurs copains. Mais les petits Nord-Coréens ne comprennent pas toujours ce que dit l’enseignante. Celle-ci est au courant, mais finalement les copains finissent par le savoir. Dès qu’ils disent d’où ils viennent, malheureusement ces enfants sont un peu montrés du doigt et l’acclimatation est assez difficile.

 

Le profil de vos pensionnaires a-t-il changé depuis toutes ces années ?

Nous avons maintenant des cas tout nouveaux qui nous arrivent. En général, les jeunes restent chez nous entre cinq et dix ans. Mais il y a de plus en plus de cas de jeunes qui sont victimes de violence, par leurs parents le plus souvent. Il est tellement urgent de les placer, que la ville les retire très vite à leur famille et nous demande de les accueillir. On en a cinq actuellement. Ils ne restent que quelques semaines ou quelques jours. Ils sont très traumatisés. Bien sûr, nous les accueillons avec le même coeur, mais nous avons beaucoup de mal à avoir des contacts avec eux. Ils s’enferment dans leur chambre, ils ne veulent même pas voir les autres pensionnaires. Ils ont du mal à suivre notre vie collective, à rentrer dans la famille. Ils ont peur des adultes, notamment des hommes, des éducateurs.

 

Propos recueillis par Marie-Alix de Castelbajac,
avec l’aimable autorisation du Petit Échotier


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MEP