Aventures missionaire

Ces choses de la vie, invisibles mais essentielles

Publié le 12/01/2022




Le père Kermoal est missionnaire en Corée depuis quarante-sept ans. À la retraite depuis cinq ans, il n’en demeure pas moins très investi dans la pastorale locale. Intégralité de son article à retrouver dans le revue n°577, page 24.

Le groupe MEP de Corée

[…] Voilà ce que je voudrais partager avec vous : quelques rencontres qui ont bousculé ma vie de retraité ces derniers temps.

 

Jun face au désespoir

Elle s’appelle Jun. C’est une jeune femme que j’ai rencontrée il y a quelque temps. Elle a 35 ans et elle est mariée. Elle est protestante. Elle donne des cours de dessin dans un institut d’art. La première fois que je l’ai rencontrée, je croyais qu’elle était lycéenne tellement elle avait l’air jeune. L’année dernière, dans la nuit de Noël, elle me téléphone en pleurant : « Père, c’est Noël, mais, pour moi, c’est une triste nuit. Une amie vient de me téléphoner. Elle va se suicider car la vie ne lui apporte aucune joie, aucun bonheur. Son mari l’a quittée. Je crois que je vais la rejoindre et je vais mourir avec elle car, moi aussi, je n’ai aucun bonheur dans la vie. Mon mari m’a également quittée pour vivre avec une autre femme. Je vous dis adieu. » J’étais endormi lorsque j’ai reçu ce coup de téléphone vers 2 heures du matin. Mais, en entendant ce cri de désespoir, je me suis réveillé. J’ai écouté Jun, en pleurs jusqu’au petit matin et, finalement, je lui ai dit : « Jun, tu ne peux faire ce que tu dis. Tu ne peux pas te suicider. Si tu le fais, tu tueras aussi ta maman et ta sœur. Et, d’ailleurs, tu ne peux pas le faire car, demain, tu as rendez-vous avec moi. On doit manger ensemble. Tu dois respecter le rendez-vous.

Jun, à demain. » J’ai reposé le téléphone et, le lendemain, j’ai attendu avec anxiété que Jun vienne à notre rendez-vous. Et elle est venue ! Elle m’a dit : « Père, si je ne t’avais pas téléphoné hier, je ne serais pas venue, je serais morte comme mon amie. Tu m’as sauvé la vie. » Depuis ce jour-là, Jun vient me voir de temps en temps. Nous prenons un repas ensemble, elle me parle de sa maman et de sa petite sœur atteinte d’un cancer du cerveau. Parfois, elle vient aussi à la messe que je célèbre dans notre maison MEP, car, à cause de gros travaux, je ne peux plus célébrer la messe tous les jours à l’hôpital de la Sainte Famille. J’y vais seulement le dimanche. Jun souffre encore à cause de son mari. Lui voudrait divorcer, mais elle ne veut pas. Elle attend le jugement. Elle m’en parle souvent. Retraités, nous prêtres, nous restons toujours des pasteurs pour accompagner des personnes comme Jun et faire un bout de chemin avec elles. Nous ne connaissons pas la suite de tout cela. On ne sait pas comment cela finira. L’essentiel est d’être là, pour aimer les gens autant que nous le pouvons, avec nos propres limites. Vivre l’Évangile, annoncer la Bonne Nouvelle, c’est aussi cela.

 

Notre ami Romain

Cela ne fait que quelques mois que j’ai rencontré Romain. C’est un jeune Français arrivé en Corée il y a quelques années. Je l’ai rencontré, en fait, au mois de mai dernier, le jour de la fête de la naissance de Bouddha. Un Français, travaillant en lien avec l’ambassade et s’occupant des jeunes Français qui ont des problèmes avec la justice en Corée, m’avait demandé de l’accueillir chez nous à la maison MEP de Séoul. Il m’avait dit : « Il a été condamné à six mois de prison. Le jugement n’est pas clair. Il n’a pas l’air d’être un mauvais garçon. Il doit se rendre à la justice le 1er juin. Donc il va rester aux MEP entre deux et trois semaines. Merci. » Romain est donc arrivé ce soir-là avec ses deux grosses valises. « Je suis Romain, m’a-t-il dit. Je vous remercie de m’accueillir chez vous. Je ne vais pas vous embêter. » Romain est resté là jusqu’au 1er juin.

Nous avons mangé ensemble souvent. Il en était très content. Je lui ai aussi fait rencontrer des Coréens qui passaient chez nous, tout en leur disant que ce jeune devait passer six mois en prison. J’ai été surpris par leur esprit d’ouverture. Ils ont sympathisé avec lui. Un condamné à la prison ne doit pas devenir, pour les gens qui l’entourent, un pestiféré et être mis au ban de la société. Jésus nous apprend à accueillir l’autre tel qu’il est et à cheminer avec lui. Prêtre retiré, mais toujours pasteur, je dois être accueillant à ceux qui croisent ma route. Et puis, le 1er juin est arrivé. Romain a préparé quelques petites affaires pour aller d’abord chez le procureur. Je l’ai accompagné. Il a rempli quelques papiers et deux policiers lui ont mis les menottes pour l’emmener à la prison. J’avoue que cela m’a fait un coup de le voir ainsi menotté. Je comprends qu’on puisse mettre des menottes à un criminel qui a déjà tué et peut encore tuer, mais mettre des menottes à Romain, qui était libre de circuler à Séoul comme bon lui semblait depuis qu’il avait été inculpé il y a deux ans, m’a semblé une injustice, dont la justice est elle-même responsable. Romain n’était pas dangereux pour la société. C’est une manière de maltraiter les êtres humains à laquelle la justice devrait réfléchir.

Romain est donc entré dans la prison le 1er juin. Avec Jun et un jeune Français, nous nous sommes portés volontaires pour lui rendre visite à tour de rôle. En fait, il ne peut recevoir que trois visites par mois, dix minutes à chaque visite. C’est bien peu. En juin, nous avons pu faire les trois visites, mais, en Corée, le nombre de malades de la Covid-19 ayant beaucoup augmenté, le niveau de sécurité à Séoul est monté à 4, ce qui a eu pour conséquence la suppression de toutes les visites aux prisonniers. Depuis juillet, nous n’avons pas pu rendre visite à Romain, ni lui envoyer des livres et revues. On attendait que le niveau de sécurité baisse. Mais Romain, derrière les barreaux, restait tout de même présent dans nos cœurs et nos prières. Ne pouvant plus recevoir de visite, il m’envoyait de temps en temps une lettre de sa prison pour parler de sa vie là-bas. Il a été libéré le 30 novembre.

Voilà, ces petites choses de la vie, invisibles, sans importance mais tellement essentielles, qui font la vie d’un missionnaire retiré, qui essaie toujours de rester un pasteur pour les gens qui croisent son chemin.

 

P. Emmanuel Kermoal, MEP

 


CRÉDITS

Revue MEP