Aventures missionaire – Thaïlande
Défricher ou semer et laisser d’autres récolter
Publié le 09/12/2022
Une interview du père Henri Bonald pour un recueil de témoignages sur la vie missionnaire (Missionnaires en Asie, Michel de Gigord, 1981) m’avait interpellé durant mes années de séminaire : il y prêchait la nécessité d’apprendre à « ramer tout seul » et racontait avoir fondé des communautés chrétiennes avant de laisser à d’autres le soin de les faire grandir dès qu’elles avaient un peu d’autonomie. C’est ainsi que j’ai interprété la vie missionnaire : nous sommes appelés à nous réjouir dès lors que l’on n’a plus besoin de nous, défricher ou semer et laisser d’autres récolter. Les charismes et missions sont divers chez les MEP, mais cet objectif reste entier pour chacun : transmettre dès que possible les responsabilités à l’Église locale, ce qui implique détachement et confiance dans la mesure où nos successeurs ne semblent pas toujours prêts à prendre le relais. Cela soulève la question de la paternité sacerdotale et, dans ces conditions de mission, elle n’a rien d’un débat abstrait : si le Christ nous enjoint à n’appeler personne père, si ce n’est notre Père des cieux (Mt 23, 9), il nous est difficile de voir ces communautés naissantes et ces cœurs, où la foi émerge, sans ressentir un attachement et une joie qui sont de l’ordre de la paternité, comme saint Paul envers les Corinthiens (cf. 1 Co 15-17). La relation de ces derniers avec leur fondateur est un bel exemple pour nous qui « défrichons » et assistons à la naissance de communautés chrétiennes : les liens d’affection y sont très forts, mais saint Paul sait que sa mission est de continuer à porter l’Évangile ailleurs.
Changement pastoral
Les communautés baptistes, qui pullulent dans la région, fonctionnent sur ce modèle avec plus ou moins de succès : un certain nombre de leurs missions s’effondrent faute de fondations suffisantes et de visites de catéchistes. Mais celles qui ont tenu semblent beaucoup plus solides que nos catholiques : la foi y est plus forte, ils sont mieux formés et plus missionnaires, là où beaucoup de nos communautés semblent encore au biberon spirituel et, sans notre aide, s’effondreraient en peu de temps. Il semble que, dans certaines régions, le passage du « lait » à la « nourriture solide » prenne plus de temps – « Je vous ai donné du lait et non de la nourriture solide car vous ne pouviez pas la supporter » (1 Co 3). La terre qui reçoit l’Évangile est plus ou moins fertile selon les lieux, les cultures ou les époques. Cela a amené toute l’équipe du secteur de Maetan – trois sœurs amantes de la Croix, trois catéchistes karens, des chefs chrétiens dans chaque communauté et le prêtre – à une réflexion sur notre façon d’annoncer l’Évangile. Il y a quatre ans, j’ai commencé le travail pastoral dans mon secteur, seul : pas de catéchiste, des chefs chrétiens peu formés et des sœurs accaparées par la gestion du pensionnat. N’ayant qu’un faible niveau de karen – et au-dessus de 30 ans, très peu d’adultes parlent le thaï – et aucune expérience, j’ai misé sur ce que je pouvais faire : visiter les familles au maximum, apprendre aux chrétiens à prier. Puis des sœurs m’ont rejoint, deux puis trois catéchistes et la pastorale s’est étoffée, la formation aussi. L’objectif fixé était de former les chefs chrétiens et quelques meneurs dans chaque village, afin qu’ils deviennent missionnaires à leur façon ; puis de fidéliser les enfants et les jeunes en les envoyant étudier dans les pensionnats catholiques de la région. Si le travail d’évangélisation nous apporte des satisfactions, il faut reconnaître que, sur ces deux objectifs, les résultats sont plutôt maigres. Et ce n’est pas juste une question de temps ou de patience. Nous avions misé sur le fait que nos visites fréquentes allaient renforcer la foi et l’engagement de meneurs dans ces communautés. Beaucoup s’en sont réjouis en effet. Il y a pourtant un revers de médaille : habitués à ce que le pado enseigne, les catéchistes mènent la prière, les sœurs organisent de belles activités, les chrétiens prennent l’habitude de s’asseoir à l’arrière et d’assister en spectateurs au culte offert en leur nom, aux activités organisées de A à Z par ceux qu’ils voient comme des « pros de la religion ».
De spectateurs à acteurs
Il n’est alors pas difficile pour beaucoup d’entre eux de considérer qu’ils ne savent pas faire, pas lire, et qu’il vaut mieux laisser ces affaires complexes aux personnes compétentes, venant de l’animisme, habituées à déléguer les affaires touchant au monde surnaturel, au sorcier qui leur dit ce qu’il faut faire ou éviter, et offre un sacrifice en leur nom. Beaucoup de chrétiens sont tentés de faire de même avec le prêtre et restent passifs, en s’assurant, par quelques bénédictions et bonnes actions, un minimum de sécurité contre les malheurs de la vie. Raison de plus pour les former me diront des confrères bien avisés, mais la plupart répondent à cela qu’ils ne savent pas lire, qu’ils n’ont plus l’âge d’apprendre. Je crains qu’en réalité, ils ne se contentent de notre venue régulière, ce qui est déjà pas mal à leurs yeux, en comparaison aux bouddhistes qui se rendent au temple une fois par an. Peut-être devrions-nous miser sur des chefs de communauté plus jeunes ; mais les candidats sont peu nombreux et les départs à Bangkok se multiplient. J’ai eu l’occasion d’aborder ce problème avec une sœur xavérienne venue pour un camp dans le secteur. Elle me partageait de son expérience missionnaire le fait que « l’omniprésence de consacrés peut, dans certains cas, être un obstacle à la croissance de l’Église locale ». C’est sans doute dur à entendre dans des contrées où l’on manque cruellement de prêtres, mais je l’interprète ainsi : on ne peut pas continuer à nourrir au biberon un enfant en âge de marcher ; il doit apprendre à se nourrir seul. Cela n’implique évidemment pas les sacrements dont ils ne peuvent être privés, mais plutôt l’organisation concrète et une certaine autonomie des communautés naissantes. Certains de nos villages sont fragiles comme des légumes que l’on aurait dopés aux fertilisants, la croissance est peut être plus rapide mais demeure très fragile si l’on ne les laisse pas se fortifier eux-mêmes face aux contraintes.
Une foi à soutenir
Il me semble que si nous continuons à tout faire pour ces villageois, la foi restera très fragile. Cet investissement très actif (prières dans les familles, aide à la construction de routes, prise en charge des études de beaucoup de jeunes, etc.) a l’avantage de ne laisser personne au bord du chemin : un certain nombre de familles reprennent la route à la suite du Christ, d’autres demandent le baptême, dans un contexte pourtant difficile (drogue, matérialisme, arrivée massive de moines bouddhistes, Églises protestantes dynamiques, exode rural, etc.). Mais, sans l’émergence de meneurs chrétiens locaux, nous risquons d’engendrer des communautés sous perfusion et, à notre départ, qui surviendra un jour ou l’autre, que tout ne s’effondre. Face à l’exigence de formation, plusieurs difficultés se posent : beaucoup ne sont jamais allés à l’école parmi les adultes et, pour certains, l’idée d’apprendre semble les rebuter. D’autres se demandent sans doute pourquoi se former alors que des personnes compétentes viennent régulièrement leur rendre visite et enseignent mieux, à leurs yeux, qu’ils ne le feront jamais. Une autre raison tient à l’instabilité de beaucoup de jeunes adultes qui partent régulièrement en ville pour gagner un peu d’argent. Et, enfin, dans certains villages, il n’est pas évident de trouver des chrétiens exemplaires (vie de famille stable, ni alcoolique ni drogué et ayant une foi solide), motivés et prêts à prendre la parole devant les autres avec assurance. Comme le père Henri Bonald, saint François-Xavier ou saint Paul, j’aimerais fonder et confier dès que possible la barre du vaisseau à un Karen qui saura prendre soin de ce troupeau. Le détachement nous rappelle que les notions sacerdotales de père et pasteur sont indissociables de la figure de l’intendant (Lc 16, 4), qui n’est pas le maître de maison, ni le propriétaire du troupeau, et qui aura des comptes à rendre sur sa façon de conduire au Père et non à soi.
La formation des jeunes
En ce qui concerne le deuxième objectif que nous nous étions fixé, la formation des jeunes dans le secteur de Maetan, il reste aussi beaucoup à faire. Le centre Joseph-Quintard a pour projet de former ces futurs cadres de la mission : arrivant au collège et lycée, les jeunes du secteur passent plusieurs années aux côtés des sœurs et du prêtre ; en plus des études, ils apprennent à prier et servir, à se construire dans une atmosphère saine et joyeuse. L’adolescence étant ce qu’elle est, même ici, les résultats semblent maigres, après cinq ans d’efforts, de formations, de patience. Pour beaucoup de jeunes, la tentation est forte de fuir l’exigence et de goûter à la liberté absolue dans les pensionnats bouddhistes et gouvernementaux du secteur. Le dernier camp de vacances pour les ados a révélé les forces et les faiblesses de la pastorale de l’Église de demain : soixante-cinq adolescents réunis au village de Tohoki pour trois jours de formation, prière, jeux, rencontres, etc. Un beau succès pour le secteur ; pourtant, certains villages n’ont envoyé personne. Un catéchiste me disait qu’il y a une dizaine d’années, la moindre activité suscitait un engouement certain de la part des jeunes, chrétiens comme bouddhistes. Les temps ont changé et certains ne se déplacent même plus pour la kermesse de Noël dans le village d’à côté. L’addiction au téléphone y est pour beaucoup, mais, plus largement, un climat de quête permanente de kwam sanook (amusement, distraction) qui pousse certains d’entre eux à ne plus se rassembler que pour le foot ou la fête ; et à ce phénomène s’ajoute la drogue, omniprésente dans le secteur, sans que les autorités ne fassent rien (litote). Difficile de former des jeunes responsables et motivés dans ces conditions, mais il nous est demandé de semer, pas de nous inquiéter ou de nous vanter sur la qualité de la récolte. En tout cas, les jeunes présents à ce camp en redemandent et j’ai pu admirer la qualité des différents formateurs et animateurs, ce qui est positif pour l’avenir.
P. Antoine Meaudre, MEP
CRÉDITS
A. Meaudre
P.-L. Hostein