C’est une petite dame de pas grand chose, mais elle est là tous les dimanches. Sa paroisse n’est pas grand chose non plus : une petite église de village à moins de quinze kilomètres de la somptueuse cathédrale de Chantaburi. Trop loin pour profiter de son aura, trop proche pour conserver ses fidèles. Alors il ne reste plus qu’une vingtaine de personnes le dimanche, plutôt âgées comme elle ; mais le prêtre vient quand même, il dit que c’est important.
C’est elle qui vient fleurir l’église la veille. Oh pas des merveilles, mais c’est déjà ça. Elle garde son plus beau bouquet pour la statue de la Vierge parce que « de toute façon, elle donne tout à Jésus, alors autant lui donner à elle ». C’est elle aussi qui ouvre les portes un peu branlantes le matin. Puis elle prépare les vases sacrés, déplie la chasuble du prêtre et branche la sono — elle crépite un peu au début, il faut l’allumer à l’avance. Enfin, quand tout est prêt, le micro dans une main, le chapelet dans l’autre, elle commence à égrener son bataillon de Je vous salue Marie. Les fidèles arrivent petit à petit, toujours les mêmes. Elle prie pour les prêtres et pour les vocations, comme pour compenser : de ses sept enfants aucun n’a suivi de vocation religieuse, et même s’ils viennent la visiter souvent, elle est un peu seule depuis le décès de son mari.
Ce dimanche-là, elle en était déjà à la troisième dizaine (une dizaine pour l’évêque, une pour les prêtres, une pour les vocations dans son diocèse de Chanthaburi, une pour ses enfants, et une pour tous les malheurs du monde, ça fait bonne mesure). Quelque chose d’inattendu se passa alors. Elle aurait pu dire tout de suite qu’une voix étrangère s’était rajoutée aux marmonnements habituels. Une voix posée, sûre d’elle-même, qui finissait sans vaciller la prière. D’abord une seule, mais bientôt deux, puis trois, puis dix, trente et soixante s’ajoutèrent. Et la chapelle fut remplie de Je vous salue Marie claquants et triomphants, de voix de jeunes hommes. Lorsque les rangs finirent de se remplir à la cinquième dizaine, et elle ne comprit pas tout de suite. Puis, elle se rendit à l’évidence : tout le petit séminaire du diocèse était là, à coté d’elle, éclatants de jeunesse et de ferveur, depuis le supérieur jusqu’au plus jeune séminariste.
Sa voix à elle n’a pas tenu plus longtemps, elle ne put que sangloter le Je vous salue Marie suivant. Personne ne l’avait prévenue. Peut-être même le prêtre avait-il fait exprès de ne pas la prévenir. Quel coquin de lui coller des émotions pareilles ! Elle laissa bien volontiers échapper le micro aux deux jeunes séminaristes qui sur un signe du supérieur se précipitèrent pour la soutenir et prendre le relais, à genoux autour d’elle. Elle avait beau s’essuyer le visage, son chapelet s’est terminé dans les larmes. Le Seigneur par l’intercession de la Vierge Marie avait exaucé ses prières d’une façon si bouleversante. Elle savait bien qu’il y avait un petit séminaire à Siracha, à l’autre bout du diocèse, mais jamais elle n’aurait imaginé qu’ils puissent venir jusqu’à elle, mettre autant de vie dans sa petite église, elle qui priait pour eux depuis si longtemps.
Le prêtre dans son homélie fut direct, il s’adressa aux séminaristes, eux dont certains seraient un jour appelés « mon père », de ne jamais oublier qu’ils resteraient toujours les enfants de toutes les églises de leur diocèse, aussi petite soit-elle, et de tous les paroissiens qui priaient pour eux avec tant de cœur et d’espérance. La petite dame pleurait de plus belle, sa maigre réserve de mouchoirs n’y suffit pas. Elle ne voulut pas être sur la photo avec les séminaristes, malgré toutes les insistances et prévenances qu’ils eurent à son égard. Cela faisait trop pour elle, et avec tout ce qu’elle avait pleuré, elle n’était plus présentable.
Cette petite dame ne connaît sans doute pas cette prière, que le chœur uni de tous les consacrés chante à sa place à la nuit tombée, prenant le relais ininterrompu de ses prières : « Nunc dimittis servum tuum Domine… »
P. Brice Testu, MEP
CRÉDITS
B. Testu