Pour réaliser ma thèse, j’ai interviewé cinquante jeunes catholiques chinois dans quatorze lieux différents en Chinecontinentale. La caractéristique de ces jeunes est d’avoir moins de 30 ans et d’être engagés activement dans lavie de l’Église locale. Je leur ai demandé de me raconter leur chemin de foi, ce qu’ils ont fait avec beaucoup de profondeur et de franchise. Leurs récits ont constitué le corpus de ma thèse, dont je propose un résumé selon lessix points ci-dessous.
L’importance d’une communauté fraternelle
Une enquête qualitative à l’échelle de la Chine ne peut pas prétendre à une quelconque représentativité statistique. Mais la méthodologie mise en place a permis de présenter les différents récits retenus comme emblématiques de la situation des jeunes catholiques en Chine. Si chaque histoire est unique et qu’aucune généralisation n’est possible, certains points communs apparaissent néanmoins.
Les récits présentent un avant et un après, caractéristique qui met en valeur un processus de transformation intérieure. Avant, la foi transmise par la famille et par l’apprentissage par cœur du catéchisme « questions-réponses » se réduit à une religion d’obligations, constituée de vérités à croire, de commandements à respecter, de sacrements à recevoir et de prières à réciter. Jean-Baptiste, un des jeunes, rapporte que lorsqu’il était enfant, la vie chrétienne se limitait pour lui à des prières et à des interdits, qui lui restaient extérieurs. Cet enseignement est inopérant pour instituer une relation personnelle avec Dieu : la foi reste à l’état « congelé », au stade de la semence. Cette foi est perçue par les enfants comme un fardeau et un carcan, dont ils ne sont pas capables de rendre compte face à un système éducatif qui prône un athéisme scientifique. L’analyse des témoignages des jeunes aboutit au diagnostic d’un double déficit de la parole de Dieu et de l’Esprit dans l’enseignement religieux reçu dans leur enfance. Ce qui déclenche le processus de « décongélation » de la foi de ces jeunes est une expérience ecclésiale fraternelle. La participation à un camp de jeunes, à un groupe de partage biblique, à une communauté étudiante ou à une session de formation donne de réaliser que le « Aimez-vous les uns les autres », inculqué par le catéchisme, est possible et attirant, qu’il transforme la vie en profondeur et ouvre sur une relation proche avec un Dieu d’amour. Ce processus est vécu comme une expérience heureuse de liberté et d’expression de soi, par la reconnaissance des frères et sœurs, qui permet un chemin d’unification personnelle et d’appropriation de la foi. Il est parfois même vécu comme un processus de recréation, comme l’exprime Madeleine, encore catéchumène : « Originellement, j’étais comme une flaque de boue, je ne savais pas vers où m’écouler et comment faire pour avancer et, d’un seul coup, j’ai été moulée comme une personne intégrale et ainsi totalement construite ensemble avec celle que j’étais originellement ; ensuite il y a eu ce lien avec Dieu : ma vie originellement limitée est associée à la vie de Dieu et, ainsi, je trouve cela très merveilleux. »
Ce processus de transformation met en valeur le soin de Dieu, le rôle de la communauté et la générosité des réponses de ces jeunes.
L’idéal de la communauté
Au sein de ces expériences ecclésiales fraternelles, ce qui touche ces jeunes résonne avec l’idéal des communautés ecclésiales primitives décrit par les Actes des Apôtres, grand récit biblique de l’essor de la parole de Dieu par le travail de l’Esprit saint. L’idéal de communion fraternelle – exprimé en particulier en Ac 2, 42-47 et 4, 32-35 –, qui se manifeste par « un seul cœur et une seule âme » et un « tout en commun » où personne n’est laissé pour compte dans la communauté, se retrouve dans les descriptions que donnent les jeunes de leur communauté : l’amour entre frères et sœurs comme d’une même famille, tous égaux, dans des relations marquées par la gratuité et le soin mutuel, où chacun s’engage avec générosité. Cet idéal qui détone avec les relations habituelles dans la société, attire les jeunes au point de les rendre « amoureux » de leur communauté, tout en étant réalistes sur ses limites, les écarts avec l’idéal évangélique et les souffrances que ces écarts peuvent engendrer.
Un processus de synodalité
Si les récits des jeunes ne font jamais mention de synodalité comme telle, ils y renvoient indirectement. Ils insistent sur la participation de chacun, la coresponsabilité au sein du groupe, le travail en équipe, l’importance de valoriser les différents charismes, le rôle spécifique du prêtre, etc. Les jeunes sont aussi bien conscients que ce fonctionnement idéal de la communauté suppose un processus où chacun apprend et se forme, qu’il y a un risque de laisser facilement des personnes de côté, en particulier les nouveaux venus, et que certains responsables peuvent être tentés de décider seuls. Ils notent l’importance de l’accompagnement et du soutien des permanents d’Église, en particulier un prêtre, mais aussi une religieuse ou un permanent laïc. Leur recherche de correspondre à la volonté de Dieu entraîne une ouverture à l’Esprit saint, avec lequel rien n’est impossible, comme l’exprime François à propos de ses projets au service des autres jeunes : « Lorsque j’avais ce désir, je ne voyais pas la direction à prendre, mais je sentais que Dieu me donne- rait forcément de l’accomplir. En fait, à cette époque, à chaque étape, je pensais ainsi. Je me disais : quand mon aspiration correspond à celle de Dieu, Dieu me donnera forcément de l’accomplir. Si Dieu veut cela, je le veux et Dieu le veut, pourquoi cela ne s’accomplirait pas ? » Cette participation active des jeunes à la vie de la communauté ecclésiale, jusque parfois dans une mission à plein temps, renouvelle l’ensemble de la communauté. Des laïcs plus âgés découvrent que la mission n’est pas le propre des prêtres et des religieuses, qu’ils ont aussi leur place pour une participation active dans la vie de la communauté. D’autres possibilités s’ouvrent à eux. Avec les jeunes, ils font aussi l’expérience de nouvelles manières de prier, ils cherchent à approfondir leur foi et à donner plus de place à la Bible. Les prêtres eux-mêmes sont transformés à l’école des jeunes. Ayant pour la plupart été habitués à décider tout seul et finalement à faire tout seul, ils découvrent avec les jeunes la richesse et la beauté du travail en équipe, l’importance d’impliquer les laïcs dans la vie de la communauté, y compris dans le processus décisionnel, ce qui enrichit fortement la vie de l’Église et renouvelle les prêtres dans leur propre vocation, comme en témoigne Thierry, jeune prêtre au service des jeunes : « Avant je faisais toujours tout par moi-même et j’étais très fatigué. Maintenant, je suis capable de partager les tâches avec d’autres et ensuite moi-même de m’en remettre à Dieu. Dans ce processus, d’abord, il ne s’agit pas de savoir ce qu’ils ont reçu, mais que moi j’ai beaucoup reçu : depuis mon entrée au séminaire, j’ai beaucoup évolué, le Seigneur m’a donné de nombreux cours. Et sur le plan de l’accompagnement, ce n’est pas moi qui les accompagne, ce sont eux qui m’accompagnent. Parfois, quand je les supervise, leurs changements m’invitent aussi à changer. Ce genre de changement vient de l’intérieur et non pas un changement extérieur ou autre. Pour mon chemin de vocation, c’est un très bon… chaque groupe de formation est pour moi un lieu de ressourcement. »
Une transformation du rapport à Dieu
L’élément essentiel du processus de « décongélation » de la foi des jeunes est la transformation de la relation à Dieu. Ils découvrent progressivement, ou parfois soudainement, que le Dieu lointain et qui fait peur de leur enfance, est en fait un Dieu proche, un ami, un frère qui nous aime infiniment, auquel on peut parler à la deuxième personne et se confier. À la fin de son récit, Pierre exprime ainsi son amour en lien avec Jésus: « Jésus est amour, mon désir, c’est l’amour, je ne désire que l’amour. » Il ne trouve pas de mots pour décrire l’intimité de sa relation à Dieu : « Sa manière de répondre à mon amour… je ne peux pas utiliser de mots pour décrire ce sentiment. Il n’y a que moi qui puisse l’expérimenter. » Catherine décrit cette relation en termes d’une union avec Dieu : « Je crois vraiment que Dieu est en moi et que je suis en Dieu », tout en fixant son regard sur Jésus, « la personne la plus parfaite », avec lequel elle partage une « relation intime ». La même Louise qui, enfant, avait honte de sa foi qu’elle ressentait comme un carcan, découvre une grande intimité avec Jésus, « comme dans un pot de miel », dont elle témoigne joyeusement autour d’elle. François-Xavier, enfant unique, aime à voir Dieu comme un « grand frère […] quelqu’un qui s’occupe de moi ». Les jeunes appellent facilement le Seigneur « grand Frère Jésus 稣哥 » comme le confirme Cécilia : « Très souvent, je ne dis pas Dieu, Jésus tout ça… nous lui disons : “grand Frère Jésus” […] Il est comme mon grand frère, tu sais qu’il ne t’abandonnera jamais, qu’il sera à tes côtés. »
La théologie du Christ-Frère
La fraternité vécue au sein de la communauté qui attire fortement les jeunes ainsi que l’intimité avec le Seigneur comme un « grand frère » renvoie aux origines de l’Église. Comme l’a montré Michel Dujarier dans ses nombreux ouvrages sur le sujet, dans les premiers siècles, l’appellation courante pour désigner l’Église est la Fraternité adelphotès, néologisme du Nouveau Testament (1 P 2, 17 ; 5, 9). Cette vision de l’Église s’accompagne d’une théologie du Christ- Frère, répandue chez les Pères de l’Église, fondée sur les écrits de saint Paul qui présentent le Christ comme « Premier-né d’une multitude de frères » (Rm 8, 29), « cohéritiers avec lui » (Rm 8, 17) et qu’il n’a « pas honte d’appeler ses frères » (He 2, 11/Jn 20, 17). Cette approche théologique montre que, d’une part, le Christ s’est fait frère en humanité avec nous par son incarnation et que, d’autre part, par sa mort et sa résurrection, il nous ouvre à la vie divine, en nous adoptant en fraternité divine, faisant de nous, par le baptême dans l’Esprit, ses « petits frères » et ses « petites sœurs ». Avec lui, notre frère aîné, nous devenons enfants de Dieu le Père.
Une révolution au sein de l’Église-fraternité
Repartir de la figure du Christ-Frère oblige à sortir du dualisme clergé/laïcs pour entendre à nouveau frais la mise en garde du Maître : « Vous n’avez qu’un seul maître et vous êtes tous frères » (Mt 23, 8). Or, il semble plus facile de nommer Jésus-Christ et Seigneur, que de l’appeler grand frère et ami. La première appellation peut justifier une certaine « hiérarchiologie », avec un Dieu lointain et tout-puissant, un clergé paternaliste et des fidèles tenus à la passivité. La seconde fait exploser les schémas humains et fonde une égalité radicale entre tous : puisque le Maître, Dieu lui-même, a choisi de se manifester comme Frère parmi ses frères et sœurs, le disciple du Maître ne peut être autre que frère comme le Frère, aimant comme il nous a aimés (Jn 13, 34). Par ailleurs, repartir du Christ-Ami (Jn 15, 15) invite aussi à développer une amitié spirituelle aussi bien avec le Christ, comme l’a fait « le disciple que Jésus aimait », qu’avec les frères et sœurs de la communauté ecclésiale.
La théologie du Christ-Frère rappelle l’égalité fondamentale entre frères et sœurs au sein de la fraternité, non pas sur un plan moral (il faut aimer les autres) mais sur un plan théologal : puisque Dieu nous adopte en fraternité divine, la seule identité qui compte est celle de frères et sœurs dans le Frère. Cette approche révolutionne les relations au sein de l’Église-Fraternité et fonde théologiquement la synodalité, ce « marcher avec » entre frères et sœurs. Puisque le Maître et Seigneur, qui s’est fait Serviteur, Frère et Ami, met en garde ses disciples de ne se faire appeler ni maître, ni père (Mt 23, 8-9), il s’agit d’en tirer les conséquences pratiques et de ne pas être comme les scribes qui disent mais ne font pas (Mt 23, 3). En ce qui concerne les prêtres, frères parmi leurs frères et sœurs, comme le dit le concile Vatican II (PO 9, 1), ils sont appelés à exercer le service pastoral configuré au Christ-Frère et à aimer leurs frères et sœurs, comme le Christ les aime, c’est-à-dire comme un grand frère et non comme un père. Une confusion se produit couramment lorsque le prêtre dit « frères et sœurs » aux fidèles et que ceux-ci lui répondent « mon Père ». Or, pour le prêtre, agir in persona Christi, renvoie à la figure du grand frère et non à celle du père. Une vraie réforme de l’Église suppose d’accepter de se laisser déprogrammer ; pour cela, un changement de vocabulaire s’impose pour ne plus appeler les prêtres « père ». Les mêmes jeunes qui appellent le Christ « grand Frère Jésus », appellent aussi leur prêtre « grand frère Untel ». En chinois, l’appellation shenfu ( 神父 ) forgée par les catholiques, littéralement
« père-sacré », pourrait être avantageusement remplacée par une nouvelle expression muxiong ( 牧兄 ), littéralement « frère-pasteur », qui valorise à la fois l’identité commune de frères dans le Frère et la fonction spécifique de pasteur au nom du Bon Pasteur, pour le service de la communauté. Une telle évolution incite aussi à passer du concept d’accompagnement (guide) à celui de compagnonnage. Plutôt que d’insister sur la figure du guide, qui peut renvoyer à la dialectique enseignant/ enseigné, le concept de « compagnons de route » insiste sur le « marcher avec », au même niveau, en étant prêts à se laisser déplacer mutuellement par ce compagnonnage.
Telle est la figure fraternelle et synodale de l’Église que les jeunes en Chine aident à faire émerger progressivement et qui renvoie à la théologie du Christ-Frère des premiers siècles de l’Église.
P. Bruno Lepeu, MEP
CRÉDITS
MEP / N. de Francqueville