Aventures missionaire

Pêcheurs vietnamiens, migrants du Mékong

Publié le 19/03/2024




Le père Guillaume Pingat est missionnaire MEP au Cambodge depuis six ans, au service de cinq communautés catholiques. Témoignage de son expérience au sein de la communauté vietnamienne dans le village de pêcheurs de Prekpor.

P. Guillaume Pingat, avec la communauté vietnamienne au Cambodge

Vous partagez votre foi auprès de plusieurs communautés catholiques et, notamment, auprès de celle de migrants vietnamiens. Qui sont-ils ?

Depuis six ans, je suis envoyé au Cambodge et partage, aujourd’hui, mon ministère entre cinq communautés catholiques, dont la communauté française catholique de Phnom Penh et une vietnamienne dans le village de pêcheurs de Prekpor, situé sur la rive droite du Mékong, au nord-est de Phnom Penh, à une heure environ de la capitale. J’y vais par bateau deux dimanches par mois et chaque vendredi. Le reste du temps, je visite mes autres paroisses à moto. Cette communauté est très particulière car organisée autour d’une seule ruelle avec, principalement, des maisons en bois et quelques infrastructures en dur. Ses membres vivent au bord du fleuve qui semble, à première vue, leur seul horizon. Ce village abrite aujourd’hui une cinquantaine de familles. Tous les habitants vivent dans cette même ruelle. Tous sont vietnamiens. Se côtoient trente-cinq familles catholiques, douze bouddhistes, les autres n’affichant pas de confession. Tous les hommes sont pêcheurs à partir de 14 ans. Ils vont à la pêche, de 10 heures à 14 heures ou la nuit, durant huit mois de l’année entre juin-juillet et janvier-février. Les femmes décortiquent et préparent les poissons qu’elles vendent ensuite sur le marché. La vie est très simple et bien rythmée, notamment par la messe à 6 heures, au lever du jour, et pour profiter de la fraîcheur de l’aube. Il y a quelques années, nous célébrions la messe sur un bateau pour échapper à la police. La chapelle-bateau a, depuis, été remplacée par une nouvelle bâtisse. Nous avons installé, sur le toit de l’école, une grotte de Lourdes où les enfants, les adultes et les visiteurs, croyants et non croyants, vont prier Marie. L’an passé, nous avons célébré une vingtaine de premières communions et une dizaine de confirmations. Tous sont très impliqués dans la vie de foi.

 

Comment explique-t-on cette présence catholique au milieu de nulle part ?

Effectivement, c’est assez étonnant. Bien que l’évangélisation chrétienne ait débuté au Cambodge au XVIIe siècle, le pays reste majoritairement bouddhiste. Ici, la présence catholique a été marquée par l’histoire d’un homme qui a véritablement fondé ce village devenu majoritairement chrétien au fil du temps et de sa descendance. Cette communauté a été voulue par son actuel chef, Lauk ta den. Une histoire incroyable à l’origine de l’évangélisation de cette petite parcelle des bords du Mékong. En effet, alors que ce tout jeune homme, désireux de devenir prêtre, ne peut se former dans son pays sous l’emprise des communistes, il fuit le Vietnam pour se réfugier au Cambodge. Peu de temps après son arrivée, l’Église du Cambodge est elle-même mise à plat par le régime de Pol Pot. Il attendra plus de dix ans, faute de séminaire et de retour de l’Église au Cambodge, avant de se marier. Aujourd’hui, c’est un grand-père et arrière-grand-père comblé à la tête d’une grande fratrie qui compte, pour plus de la moitié, des catholiques de la communauté, quelque deux cent cinquante catholiques issus d’une même famille.

 

Quelle est leur situation ? Leur espérance ?

Actuellement, cette communauté, très ghettoïsée, mal vue au Cambodge, est en grande souffrance. Les enfants ne peuvent, pour la plupart, pas aller à l’école, car ils n’ont pas de papiers. Les petits ont seulement accès au primaire, les adolescents ne peuvent prétendre intégrer un collège ou un lycée, réservés à ceux qui ont des papiers. Ils ne survivent que par la pêche. Plus exactement, le gouvernement tolère leur activité piscicole rendue de plus en plus difficile par les nouvelles taxes imposées depuis cinq ans et l’absence d’autorisation d’élevage de poissons dans le fleuve qui leur assurait des revenus stables. Or, c’est leur seule source de revenus. Ceux-ci ont terriblement chuté. Jadis, les pêcheurs du Cambodge, installés sur le Mékong et le lac Ton le Sap, considéré comme l’un des plus poissonneux du monde, vivaient correctement. Aujourd’hui, la pêche n’est plus du tout rentable, notamment à cause de la pollution des usines du Laos et une volonté de chasser les pêcheurs vietnamiens. Les relations Vietnam-Cambodge restent difficiles. Les Vietnamiens ont fui les persécutions dans les années 1950, puis dans les années 1970 ; certains ont fui aussi pour vivre leur foi chrétienne, puis ils ont dû se cacher sous le régime de Pol Pot. À la libération du Cambodge, ils n’ont eu aucun droit, aucun papier. Personne ne voulait les aider. Ils n’ont donc pas été régularisés. Ils sont comme des sans-papiers. Sans droit à l’école, l’éducation, reste la pêche… Le taux d’analphabétisme est, par conséquent, très important. En outre, ils ne parlent pas khmer, ce qui les bloque dans leur développement personnel et l’ouverture sur les autres. Par ailleurs, l’espoir d’un retour au pays est de plus en plus difficile depuis la crise sanitaire avec des contrôles sans cesse accrus des frontières.

 

Quelles sont les difficultés et joies de votre mission ?

Chaque jour, nous rendons visite à des chrétiens ou non. Il existe de nombreux foyers de jeunes sur les paroisses. Bon nombre d’entre eux sont bouddhistes, mais ils viennent dans nos petites écoles car très peu ont accès à l’enseignement scolaire. L’éducation a une très forte influence au Cambodge et, contrairement à d’autres pays, les Français ont laissé une bonne image dans les mentalités. Certains n’oublient pas que les Français avaient été appelés en 1863 par le roi du Cambodge pour freiner les velléités et attaques possibles des voisins vietnamiens et thaïs. Donc, nos petites structures d’enseignement les attirent. Récemment, nous avons construit une école, bénie pour le Nouvel An chinois et vietnamien. Les enfants y apprennent le khmer, le vietnamien scolaire et l’anglais. L’apprentissage des langues, de la lecture, de l’écriture et du calcul leur donnera une ouverture sur les autres, mais aussi des possibilités d’avenir avec des perspectives d’emploi dans différents secteurs économiques, notamment le tourisme. Il faut absolument leur donner des bases pour sortir de leur ghetto.

 

Votre isolement favorise-t-il votre insertion au sein de la population ?

Nous venons seul, ou parfois accompagnés d’une religieuse ou d’un ou deux visiteurs. L’insertion, pas toujours évidente, est finalement simple car, dans un village, on vit au rythme des locaux, ce qui n’est pas le cas dans les villes, notamment à Phnom Penh. De plus, nous communiquons plus aisément avec les locaux puisque nous parlons leur langue et avons apprivoisé leur culture, ce qui est rare venant des étrangers de passage ou en résidence. En outre, les religieux, quelles que soient leurs obédiences, sont très respectés au Cambodge. Nous marchons sur les traces de saint Paul, être « Khmer parmi les Khmers » est notre leitmotiv. Essayer d’apporter les valeurs chrétiennes que sont le respect et les droits de l’individu, en tant qu’enfant, femme ou homme guide notre mission. Le droit et le respect de l’individu ne sont pas toujours compris ni respectés dans de nombreuses régions d’Asie. Notre enseignement et notre manière de vivre, imprégnés par la philosophie grecque et la connaissance du droit romain qui ont façonné l’Europe, apportent un nouveau regard à la culture, aux croyances des sociétés asiatiques. Nous ne venons pas nous substituer aux valeurs vietnamiennes ou khmères, mais apporter notre part d’aide spirituelle, matérielle, caritative ou humanitaire à notre mesure dans notre mission. Pour ce faire, il faut être audible. C’est-à-dire être entendu. Cela passe par nos habitudes et notre attitude, notre manière de vivre, notre comportement et avant tout notre façon d’écouter l’autre.

 

Quelle leçon de vie en tirez-vous ?

Ce qui me frappe dans cette population, c’est sa capacité à se tourner vers l’avenir, à regarder vers l’avant. J’ai vécu longtemps à Madagascar où l’approche de la vie, mais aussi du quotidien, est radicalement différente. Les Malgaches vivent dans le culte des ancêtres et des morts. Ici, au Cambodge, et dans la majorité des pays d’Asie, la résilience passe par les études et l’appropriation des nouvelles technologies. Et puis, il faut bien prendre en compte cette forme de pudeur des sentiments. Ici, on ne se plaint jamais. Pourtant, quelles infinies souffrances se cachent derrière cet éternel sourire propre à certaines régions de l’Asie du Sud-Est ! Ils ont oublié l’histoire, ils vont vers l’avant, ne cultivent pas les lieux de mémoire, ou si peu, se concentrent sur le temps présent. Ils oublient le passé et les blessures, ils recherchent le vivre-ensemble. Ils avancent dans la paix des coeurs et en harmonie avec leurs voisins. Ils ont conscience d’avoir besoin de vivre les uns avec les autres et, pour cela, il faut vivre en harmonie en veillant à ne pas blesser l’autre.

 

 

Propos recueillis par Anne-Marie de Rubiana, Revue MEP

 

 


CRÉDITS

G. Pingat / MEP