Aventures missionaire

Vivre dans une petite ville au Japon

Publié le 14/11/2019




On parle beaucoup en France des grandes métropoles du Japon, Tokyo, Osaka, Nagoya, etc., mais que sait-on des petites villes de province ?

Il y a trois ans, après avoir été missionné quarante ans à Tokyo, l’évêque m’a confié la charge de quatre lieux de culte sur un vaste territoire dont deux paroisses l’une à Shibukawa, l’autre à Numata, petites villes situées au fin fond de la grande plaine du Kantô, sises à l’ombre des hauts volcans qui s’élèvent dans la partie centrale du Honshu. J’habite à l’église de Shibukawa, une ville en plein déclin démographique mais qui à force de fusionner avec les villes alentour arrive encore à maintenir une population d’environ 78 000 habitants.

Une ville comme tant d’autres

Jusqu’au XIX siècle, Shibukawa était une petite agglomération-relais à l’intersection de deux routes importantes, où s’arrêtaient les convois de guerriers et de marchands venus de la capitale avant de se diriger vers le nord. Une légende du IXe siècle raconte qu’un guerrier qui passait par là trouva une roche ressemblant à un nombril, ce qui lui fit penser que l’endroit devait être le centre du Japon. Il instaura un culte dédié à cette roche, qui existe tou- jours, et depuis la ville s’enorgueillit d’être le centre du Japon (bien que dix autres villes revendiquent le même privilège). Au XIX siècle, lors de l’essor industriel de l’ère Meiji, et comme dans beau- coup d’autres villes, des usines sont venues s’installer et le hameau a grandi brusquement un peu n’im- porte comment. Aujourd’hui encore de larges champs de riz occupent l’espace urbain qu’il est parfois difficile de distinguer des zones rurales.

Depuis deux dizaines d’années, la population du centre- ville, où se trouve l’église, se vide vers les banlieues. Le petit commerce est en voie d’extinction au profit de grandes sur- faces qui envahissent et défigurent les alentours. Les rues commerçantes aux rideaux fermés sont devenues comme souvent ailleurs des quartiers fantômes. Les seuls immeubles importants sont les hôpitaux et les gigantesques salles de flippers appelés au Japon « pachinko » que l’on trouve du Nord au Sud, lieux d’amusement hyperbruyants bondés les soirs et durant les week- ends. Ce sont les seuls espaces de loisirs où vont les travailleurs pour s’abrutir un peu plus après une dure journée de labeur. Ici les marqueurs culturels sont inexistants. Pourtant, comme ailleurs au Japon, la population surtout âgée trouve à s’occuper grâce à une multitude d’activités plus ou moins culturelles proposées par un grand nombre de « clubs » eux-mêmes encouragés et aidés financièrement par les municipalités. Il y en a pour tous les goûts, peinture, calligraphie, musique, ikebana, cérémonie du thé, atelier de couture, histoire, pétanque et croquet, etc. Moyennant une cotisation annuelle modérée chacun peut s’inscrire là où il veut. Chaque club est enregistré à la mairie et géré par une hiérarchie de volontaires. La discipline et les règles d’étiquettes sont strictes, les agendas comprenant expositions, concerts, assemblées générales, sont minutieusement respectés. Il y a aussi des associations de quartier plus altruistes dont le but est d’encadrer les enfants qui vont à l’école, visiter les personnes âgées, embellir et nettoyer les rues. etc. Ces clubs ou associations sont un peu comme nos paroisses où chacun est censé faire acte de présence et accomplir les rituels demandés. Ils sont précieux en ce sens qu’ils permettent aux personnes seules d’être reliées à d’autres autres, créant du lien social. Pour la majorité des gens, l’église est probablement perçue comme un club comme les autres auquel s’adonnent quelques excentriques.

Les évêques ont par ailleurs essayé jadis de casser la mentalité-club des chrétiens eux-mêmes sans y arriver. Comment faire comprendre que l’église est la maison de tous et que tous y sont les bienvenus ? Et comment faire pour que le pasteur lui-même ne soit pas accaparé par le club et reste disponible pour sortir vers l’extérieur ! Dans mon cas, le seul moyen serait peut-être de m’inscrire à un des clubs de la ville, mais ce serait peut-être m’y enfermer. Pour le moment j’essaye au moins de me promener tous les matins dans un parc voisin et de saluer les personnes âgées et les jeunes mamans avec leur bébé qui tentent de trouver là un peu de chaleur communicative. Un bonjour, un sourire en retour sont pour moi, l’étranger du coin, qui se sent aussi parfois bien seul, comme un rayon de soleil qui éclaire toute une journée.

Nostalgie du retour au village d’antan

Malgré la foison d’associations, de plus en plus de gens se sentent seuls et délaissés. À Shibukawa, beaucoup de personnes âgées vivent et meurent dans la plus grande solitude. C’est le cas de la résidente de la maison voisine de l’église. Plusieurs jours ont passé avant que l’on s’aperçoive qu’elle était morte seule dans sa mai- son. La perte des liens et des repères, due à la dislocation des structures d’entre-aide de la communauté rurale, laisse un grand vide dans les cœurs. Face à cette situation, les municipalités tentent de réenchanter les vies. À Shibukawa comme ailleurs, grâce à un réseau de haut-parleurs dans toute la ville, la mairie fait des annonces continuelles portant sur le temps qu’il fait, les nouvelles locales, un accident, une grand-mère qui s’est échappée, des recommandations sur un orage qui vient, l’annonce des manifestations, tentant ainsi de renforcer en chacun un sentiment d’appartenance à une communauté qui cependant n’existe plus guère. De plus, tous les soirs à 18 heures, heure de la fin du travail et du retour au foyer, tous les haut-parleurs de la ville diffusent la mélodie d’un chant connu et aimé de tous les Japonais, yûyake- koyake, higakurete  : « Le ciel s’est embrasé, le jour tombe, le gong du temple résonne, tenons- nous la main et revenons à la maison… ». Composée en 1923 pour les enfants, mais aimée de tous les âges, cette mélodie réveille en chacun la nostalgie d’un vivre ensemble tout en exprimant la mélancolie d’un monde qui s’en va. En l’écoutant chaque soir je me sens bercé par ce refrain, partageant avec les gens autour de moi une commune nostalgie, sans trop savoir cependant laquelle, et sans trop savoir non plus où je devrais revenir.

Fièvre des festivals

En été, toutes les petites villes s’animent pour le mat- suri, le festival annuel de trois jours durant lesquels les dieux locaux sont promenés dans des chars au milieu de la liesse populaire et dans un climat de défoulement général. À cette occasion, les jeunes reviennent à la maison pour aider et participer. Les matsuri existent aussi dans chaque quartier de Tokyo, mais réduits le plus souvent à de petits défilés insignifiants dans l’indifférence générale et faute de participants les animateurs doivent faire appel à des professionnels venus d’ail- leurs. Dans les petites villes reculées au contraire comme Shibukawa et Numata, ils sont encore célébrés avec beau- coup de débordements et d’enthousiasme. Chacun a un nom. Sans surprise le festival de Shibukawa s’appelle le festival du nombril ! Durant trois jours les habitants défilent par quartier ou par corps de métiers et tournent dans la ville en faisant la danse du nombril, exhibant sans complexe leur ventre, et en se contorsionnant dans tous les sens.

Divinité des montagnes

Au dernier festival, il m’est arrivé d’apercevoir le directeur de la banque voisine, un homme très sérieux qui d’habitude est toujours en veste et cravate, mais qui, ce jour-là, était comme les autres à demi nus montrant son ventre au tout-venant tandis que ses employées se dandinaient en minijupes en battant des mains. À 30 km de là, le festival de la vieille ville de Numata (45 000 habitants), dont j’ai aussi la charge pastorale, est beaucoup plus impressionnant et riche en couleur. La divinité centrale en est le Tengu, divinité des montagnes et forêts, personnage au nez anormalement long, inspiré, dit-on, du souvenir des missionnaires jésuites européens aux longs nez, venus dans la région au XVIe siècle. Durant trois jours la ville s’embrase littéralement. La nuit, des chars (dashi) venant de tous les quartiers convergent vers le centre dans une fée- rie de lumière et un vacarme assourdissant de tambours et de flûtes, joués uniquement par de très jeunes filles, censés convier les âmes des morts qui, selon la croyance populaire, habitent les montagnes avoisinantes. Les hommes sont perchés en haut des chars avec de grands bâtons pour soule- ver les fils téléphoniques qui au Japon s’entremêlent pêle-mêle au-dessus de toutes les têtes. Tout en haut de chaque char s’élève la divinité tutélaire du quartier de provenance, au visage grinçant et terri- fiant pour éloigner les mauvais esprits qui rôdent. C’est la grande rencontre des dieux, des vivants et des morts, un grand moment de convivialité. La population se rassemble de partout, hommes en pagne guidant les chars et femmes en kimonos chatoyants ou costume d’époque. Tout est rêve et magie, impossible de ne pas partager l’ivresse collective, même sans avoir bu une seule goutte de saké qui, par ailleurs coule à flots quand tout est fini.

Durant ma dernière participation, j’ai entendu dans mon dos les voix excitées de deux jeunes filles qui m’appelaient en riant « Hello shinpusama » (Hello Père). C’était deux jeunes paroissiennes travaillant dans la ville et venues des Philippines, déguisées et se tortillant comme les autres : intégration réussie ! Je me suis senti heureux d’être là, me sentant totalement accueilli et partie de la fête. Et je me suis dit après les quelques derniers mois de vache maigre, la mission ne devrait- elle pas commencer par ce type d’immersion ?