Conférence de Françoise Buzelin à l’occasion de la journée de la mission

Publié le 10/10/2019




Des Instructions aux vicaires apostoliques (1659) à l’encyclique Maximum Illud (1919): permanence et inflexions de la stratégie missionnaire du Saint-Siège

Le 22 octobre 2017 le Pape François écrivait au Cardinal Fernando Filoni, Préfet de la Congrégation pour l’Evangélisation des Peuples :
Le 30 novembre 2019 aura lieu le centenaire de la promulgation de la Lettre Apostolique Maximum illud, par laquelle Benoît XV a voulu donner un nouvel élan à la responsabilité missionnaire d’annoncer l’Evangile.
(Cette) lettre apostolique avait exhorté, avec un sens prophétique et une assurance évangélique, à sortir des frontières des nations, pour témoigner de la volonté salvifique de Dieu à travers la mission universelle de l’Eglise. (…) Que l’approche de son centenaire soit un stimulant pour dépasser la tentation récurrente qui se cache derrière toute introversion ecclésiale, toute fermeture autoréférentielle dans ses propres limites sécuritaires, toute forme de pessimisme pastoral, toute nostalgie stérile du passé, pour s’ouvrir plutôt à la nouveauté joyeuse de l’Evangile.
C’est avec ces sentiments que, ayant accueilli la proposition de la Congrégation pour l’Evangélisation des Peuples, je décrète un Mois missionnaire extraordinaire en octobre 2019, afin de susciter une plus grande prise de conscience de la missio ad gentes et de reprendre avec un nouvel élan la transformation missionnaire de la vie et de la pastorale.

Et nous voici, deux ans plus tard, à l’orée du Mois missionnaire extraordinaire décrété par le Saint Père et célébré, au sein des MEP, par cette Journée de la Mission du 5 octobre. Ce n’est donc pas sans raison que les supérieurs m’ont demandé de vous parler aujourd’hui de cette fameuse lettre apostolique Maximum illud. Au risque peut-être de surprendre ou de choquer certains d’entre vous je commencerai par une confidence tout à fait sincère : cette lettre, qui semble revêtir tant d’importance aux yeux du pape au point d’en fêter solennellement le centenaire, cette grande charte des missions modernes comme la qualifie André Rétif, ne m’a pas particulièrement impressionnée. Je dirai même, en allant au bout de ma pensée, qu’elle ne m’a rien appris de vraiment nouveau. Non que je prétende tout savoir, bien loin s’en faut, mais parce ce texte de 1919 ne fait que répéter des choses qui avait déjà été très explicitement formulées deux cents soixante ans plus tôt, en 1659, dans un texte édicté par la Congrégation de la Propagande (l’Evangélisation des Peuples de l’époque) sous le titre d’Instructions aux vicaires apostoliques du Tonkin et de la Cochinchine. Ces Instructions constituaient alors la feuille de route destinée à François Pallu et Pierre Lambert de la Motte, les fondateurs des Missions étrangères. De là à conclure que le contenu de ces Instructions n’a peut-être pas été parfaitement suivi, ou a été mal interprété, ou négligé, voire même oublié, il n’y a qu’un pas que je m’aventure aujourd’hui à franchir avec vous pour essayer de comprendre pourquoi Benoît XV s’est senti obligé d’injecter, à deux siècles et demi de distance, cette piqûre de rappel à la politique missionnaire de l’Eglise romaine.
Cependant, pour ne pas faire d’amalgame infondé, il importe d’abord de remettre chacun de ces textes dans le contexte historique et culturel de leur apparition. Car l’un comme l’autre ont été promulgués à deux moments très particuliers de l’histoire européenne qui conditionnent largement leur contenu.
Pour Maximum illud, comme le souligne lui-même le pape François dans sa lettre de 2017, c’était en 1919, à la fin d’un terrible conflit mondial qu’il a défini lui-même « massacre inutile »[1], que le Pape avait senti la nécessité de requalifier de manière évangélique la mission dans le monde, afin qu’elle soit purifiée de toute collusion avec la colonisation et se tienne loin des visées nationalistes et expansionnistes qui avaient causé tant de désastres.
En 1919 en effet Benoît XV, comme beaucoup d’intellectuels de l’époque, constate que l’illusion de suprématie que la civilisation européenne nourrissait sur elle-même s’est effondrée dans la grande boucherie de la première guerre mondiale. Tout le monde connait le fameux cri de Paul Valéry : Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. (La Crise de l’esprit, 1919). Alors qu’au terme de trois siècles de conquête militaire et commerciale, les principales puissances européennes ont établi sur les anciens empires orientaux une domination politique et culturelle qui nourrit leur sentiment de supériorité, les fondements de cette suprématie commencent à vaciller. Tandis que la Chine en pleine effervescence cherche à se moderniser et à se débarrasser de la tutelle occidentale qui pèse sur elle depuis plus d’un demi-siècle, en Inde et dans une grande partie des pays de l’Asie du Sud-Est encore intégrés aux domaines coloniaux européens, principalement britannique, français et néerlandais, couvent des velléités nationalistes qui ne vont pas tarder à se manifester ouvertement. Or en ce qui concerne l’Eglise, force est de constater que l’esprit de domination occidental a également conditionné l’activité missionnaire pendant la plus grande partie du 19e siècle, au risque de la détourner de la dimension purement évangélique et universaliste qui est l’essence même du message chrétien. C’est particulièrement sensible chez les missionnaires français puisqu’ils ont obtenu de leur gouvernement un droit de protection théorique sur leurs missions qu’ils n’hésiteront pas à faire appliquer manu militari non sans conséquences parfois dramatiques sur les chrétientés locales (nous verrons cela plus en détail tout à l’heure).

En 1659 c’est aussi le problème colonial qui préoccupe les rédacteurs des Instructions aux Vicaires apostoliques, mais ce problème concerne alors les deux puissances ibériques d’Espagne et du Portugal qui se sont partagé le Nouveau Monde découvert par leurs navigateurs (partage officialisé en 1594 par le traité de Tordesillas qui institue le système des patronages). Et c’est précisément pour lutter contre les abus coloniaux que la Congrégation de Propaganda Fide va envoyer dans les territoires d’Asie contrôlés par le Padroado portugais des vicaires apostoliques directement soumis à son autorité. Or ces vicaires apostoliques sont français, par défaut, car si à Rome on se méfie de ces transalpins jugés trop inconstants, la France est le dernier grand pays catholique non colonial et l’élan missionnaire y est suffisamment puissant pour fournir des volontaires nombreux et motivés. C’est ainsi que naît la Société des Missions étrangères.

Les Instructions de 1659 furent envoyées à Mgr Pallu par Mgr Alberici, le Secrétaire de la Congrégation de Propaganda Fide puisque c’est de cette Congrégation que dépendaient directement les Vicaires apostoliques. La lettre apostolique Maximum Illud, même si elle est signée par le pape, doit beaucoup pour sa part au préfet de la même Congrégation, le cardinal hollandais Van Rossum (1854-1932). Dès sa nomination à ce poste, en mars 1918, il commande une enquête discrète sur les besoins de l’Eglise de Chine auprès de quelques vicaires apostoliques. La réponse de Mgr Budes de Guebriant, MEP, vicaire apostolique de Canton, fera partie des sources d’inspiration de Maximum illud de même que les mémoires des deux lazaristes belges, Antoine Cotta et Vincent Lebbe, qui militent pour une désoccidentalisation de l’Eglise chinoise. A la fin de 1919, après la parution de Maximum illud, Mgr de Guébriant sera nommé visiteur apostolique de la Chine. En 1921 il sera élu premier supérieur général des Missions étrangères à la suite d’une modification des constitutions de la Société.

Le cardinal Van Rossum, bon connaisseur des Instructions de 1659, est un adversaire résolu de toute compromission entre colonisation et mission. Il est très écouté par Benoît XV comme il le sera par son successeur Pie XI. Toute correspondance entre le contenu de Maximum illud et celui des Instructions de 1659 ne saurait donc être considérée comme fortuite. Et de même que les Instructions avaient provoqué une opposition acharnée de la part des missionnaires sous obédience portugaise, Maximum illud à son tour rencontrera une certaine résistance, en particulier chez les missionnaires français. Nous allons maintenant recenser les correspondances entre les deux textes tout en mesurant les écarts entre eux puis nous essaierons de comprendre comment et pourquoi certaines recommandations, en particulier concernant l’engagement politique des missionnaires ont nécessité des rappels aussi insistants.

Le titre intégral de Maximum illud est : Lettre Apostolique Maximum illud, aux Patriarches, Primats, Archevêques, Évêques de L’univers Catholique Sur la Propagation de la Foi à travers le monde.
Selon la définition officielle une lettre apostolique est un document solennel émanant du Saint Siège par lequel le pape s’adresse soit à un responsable de l’Eglise, soit à une catégorie de fidèles. Il souhaite ainsi leur faire connaître une orientation ou un enseignement qui concerne l’un ou l’autre des destinataires. Elle n’a pas de portée universelle, mais elle se veut être aussi «une lettre ouverte».

Cette lettre est composée de trois parties, correspondant à trois catégories de destinataires, précédée comme il se doit d’une introduction et terminée par une conclusion. Nous n’en analyserons pas en détail tout le contenu mais nous insisterons sur les points qui sont en correspondance avec les Instructions.

Introduction

Les grands apôtres de l’Evangile
Expansion des missions
Histoire récente
But de cette lettre apostolique

A ceux qui ont en charge les missions

Le rôle du supérieur de mission
Le supérieur et le sucès de la mission
Travaller au développement complet de leur mission
Bannir tout exclusivisme national et tout esprit de corps religieux
Se retremper dans de fraternelles réunions
Donner une formation complète au clergé local
L’Eglise ne se pose pas en étrangère
Demande de formation du clergé local

Aux missionnaires

Ne pas travailler pour son propre profit
La formation préalable nécessaire au missionnaire
Connaissance approfondie des langues des pays évangélisés
Sainteté de vie
Le modèle du missionnaire
L’apostolat des religieuses
A tous les catholiques

Trois manières d’aider
Rôle de l’apostolat de la prière
Favoriser les vocations missionnaires pour remédier à la pénurie
Le soutien financier
L’œuvre de la Propagation de la Foi
L’association du Clergé pour les Missions

Conclusion

Au XVII siècle, les Instructions inauguraient une nouvelle phase de la Mission universelle. En 1919, avec Maximum illud, il s’agit de mobiliser toutes les forces catholiques pour restaurer une entreprise missionnaire au passé florissant mais ruinée par la guerre fratricide menée entre elles par les principales nations chrétiennes. Maintenant si tous accomplissent leur devoir comme ils le doivent, les missionnaires dans les pays étrangers, et les fidèles dans leur patrie, Nous avons la ferme espérance de voir les missions se relever sans tarder des blessures et des ruines immenses accumulées par la guerre.

1) Spécificités récentes induites par l’extension missionnaire du XIXe siècle
L’apostolat des religieuses
En 1659 Il n’était pas dans les visées de Rome d’envoyer des femmes en Asie puisque la tâche essentielle attribuée aux Vicaires apostoliques était la formation d’un clergé local. En outre les problèmes de juridiction et les rivalités internes entre congrégations étaient suffisamment importants pour ne pas compliquer la situation avec la présence de congrégations féminines (comme les Ursulines au Canada par exemple). Pourtant dès la fin des années 1680 il fut question d’envoyer auprès des vicaires apostoliques quelques religieuses du Saint Enfant Jésus (Les Dames de Saint-Maur liées de près aux Missions étrangères). Mais le projet fut jugé irréalisable et abandonné. Entretemps, Mgr Lambert de la Motte avait résolu de problème en créant au Vietnam la congrégation féminine des Amantes de la Croix destinées aux soins et à l’apostolat auprès des femmes. Dans les faits, c’est principalement au XIXe siècle que se multiplieront les congrégations féminines apostoliques, essentiellement orientées vers les tâches éducatives et hospitalières, dont le rôle sera essentiel dans les œuvres missionnaires.

A tous les catholiques

Trois manières d’aider
Rôle de l’apostolat de la prière
Favoriser les vocations missionnaires pour remédier à la pénurie
Le soutien financier
L’œuvre de la Propagation de la Foi
L’association du Clergé pour les Missions

Il a fallu attendre le XIXe siècle pour que, dans la foulée de L’Œuvre de la Propagation de la Foi, l’implication des laïcs dans l’œuvre missionnaire par la prière et par l’aumône se démocratise. Au XVIIe siècle seules les classes aristocratiques et fortunées se sentaient concernées en particulier par l’intermédiaire de la Compagnie du Saint-Sacrement qui organisait des Assemblées des Missions. Les missions des vicaires apostoliques n’auraient pas pu subsister sans les donations parfois considérables que leurs allouaient leurs bienfaiteurs comme la Duchesse d’Aiguillon. Le Roi lui-même accordait des pensions ce qui n’était pas sans poser quelques problèmes d’obligation de reconnaissance. Quant à la question du recrutement, elle était à la charge des procureurs de Paris qui organisaient des conférences d’information. Mais les querelles avec les jésuites firent rapidement diminuer le nombre des vocations dont la majorité était issue précisément des collèges jésuites.
Quant à l’engagement du clergé, elle se manifesta fermement au XVIIe siècle par le biais de l’Assemblée du Clergé de France qui s’impliqua avec beaucoup de constance dans l’envoi des premiers vicaires apostoliques.
Maximum illud cherche à remobiliser l’ensemble des catholiques, clercs et laïcs, pour une motivation missionnaire commune (ce qui est aussi l’objectif de ce mois missionnaire 2019), dans une terminologie qui fut celle de l’Eglise durant des siècles mais qui paraît aujourd’hui extrêmement datée. Il importe que les fidèles se rendent compte du devoir sacré qui leur incombe d’aider les missions chez les païens, car Dieu a fait une loi à chacun de s’intéresser à son semblable ; et ce devoir se fait d’autant plus impérieux que le prochain se trouve placé dans une plus grande détresse. Or, est-il des hommes méritant davantage la charité de leurs frères que les infidèles, que l’ignorance de Dieu voue au déchaînement aveugle des passions et tient enchaînés dans le plus odieux des esclavages, celui du démon ? Tous les fidèles qui auront contribué, dans la mesure de leurs ressources, à éclairer ces infortunés, notamment en soutenant l’œuvre des missionnaires, auront par là même rempli une de leurs plus importantes obligations et donné à Dieu le plus agréable témoignage de leur gratitude pour le don de la foi.

2) Consignes concernant le comportement et les qualités personnelles des missionnaires.
Le rôle des supérieurs de mission
Le supérieur et le succès de la mission
Travailler au développement complet de leur mission
La formation préalable nécessaire au missionnaire

Ce sont des consignes de caractère intemporel, et donc valables pour toutes les époques et pour tous les pays. Depuis toujours en effet c’est de la qualité et de la capacité des chefs de mission que dépendent le succès et la bonne marche de leur mission toute entière. La lettre apostolique leur rappelle leur responsabilité en les exhortant à exemplarité et au zèle apostolique
De même Maximum Illud recommande une bonne formation pour les missionnaires. C’est un problème récurrent. L’extension territoriale demandant un personnel de plus en plus nombreux, les congrégations missionnaires ont toujours eu la tentation de privilégier dans leur recrutement la quantité par rapport à la qualité. Parfois même, dans les ordres religieux polyvalents, on envoyait dans les missions les éléments perturbateurs qui créaient des problèmes en Europe. Dès le XVIe siècle St François-Xavier s’en plaignait et suppliait St Ignace de lui envoyer plutôt un petit nombre de bons missionnaires que de nombreux médiocres. Voici ce que préconise Maximum illud : Nous ne saurions suivre sur ce point ceux qui prétendent que pour prêcher le Christ aux peuples les moins civilisés, il n’est point besoin d’un tel bagage de connaissances. (…) Faute d’une culture intellectuelle suffisante, le missionnaire se trouvera souvent dépourvu d’un secours précieux pour la fécondité de son saint ministère.(…) Nous voulons que cette préparation soit donnée notamment, comme il est tout naturel, au Collège Pontifical Urbain de la Propagande ; et Nous y ordonnons l’érection d’une chaire spéciale consacrée à l’enseignement des matières qui concernent les missions. Ce collège, spécifiquement consacré à la formation des missionnaires ad gentes et placé sous la protection des Saints Apôtres Pierre et Paul avait été fondé en 1627, par le Pape Urbain VIII, dans le Palais Ferratini (actuellement Place d’Espagne) où siégeait la Congrégation de la Propagande.

Sainteté de vie
Le modèle du missionnaire
Ces consignes ont également un caractère intemporel. C’est en effet de la qualité de son témoignage de vie plus encore que de ses paroles que dépend la fécondité apostolique du missionnaire. Il doit prêcher avant tout par l’exemple pour toucher les cœurs et seule une vie de prière peut soutenir l’ascèse et la constance nécessaires à la fidélité de son engagement.
Le missionnaire qui veut être complètement armé pour l’apostolat doit cependant et avant tout mettre dans sa vie ce facteur indispensable, le plus important, qu’est la sainteté. (…) Particulièrement chez les infidèles, plus sensibles aux impressions qu’aux raisonnements, l’exemple est pour la foi un bien plus sûr véhicule que la parole.(…
Le missionnaire donnera donc l’exemple de l’humilité, de l’obéissance, de la pureté, et surtout de la piété; il sera fidèle à l’oraison et gardera constamment l’union à Dieu, auprès de qui il intercédera pour les âmes avec ferveur. (…) Dieu seul, en effet, peut forcer la porte des âmes pour faire rayonner la vérité dans les intelligences, enflammer les cœurs par l’étincelle de la vertu et donner à l’homme les forces nécessaires pour suivre et faire régner en lui ce qu’il sait être la vérité et la vertu. C’est pourquoi l’ouvrier verra ses efforts demeurer stériles si le Maître ne vient les féconder

Les Instructions ne donnent pas de consignes spirituelles spécifiques, elles insistent simplement sur la qualité personnelle des missionnaires : Il vous faut donc, tout d’abord, rechercher avec grand soin et discerner parmi un grand nombre des hommes capables, par leur âge et leur santé, de supporter les travaux et aussi, ce qui est beaucoup demander, qui soient des gens doués d’une charité supérieure et de prudence ; (…) des gens capables de garder le secret et de le conserver avec ténacité, qui soient doués de mœurs sérieuses, de courtoisie, de douceur, de patience, d’humilité et qui s’attachent à donner l’exemple de toutes les vertus de la foi chrétienne qu’ils professent, des gens qui soient formés selon les normes de la charité évangélique, s’adaptant aux mœurs et aux caractères d’autrui, qui ne soient pas pesants pour les compagnons avec lesquels ils auront à vivre, qui ne deviennent pas détestés des étrangers ou ingrats, mais qui avec l’apôtre se fassent tout à tous.
Pour ce qui concerne la vie spirituelle c’est dans les Monita ad Missionnarios, guide du missionnaire élaboré lors du premier synode réuni par Mgrs Lambert de la Motte et Pallu à leur arrivée au Siam en 1664, que nous trouvons des consignes plus précises avec une insistance particulière sur la prière qui doit être le pain quotidien du missionnaire.
Le missionnaire n’est réellement qu’un simple instrument de Dieu. Il ne peut donc rien produire qu’en recourant à l’oraison pour s’unir à Celui qui le met en mouvement et recevoir de Lui toutes ses impulsions. Et vraiment comment pourra-t-il réaliser la signification de son nom d’ « envoyé » s’il n’apprend à écouter la voix de Celui qui l’envoie ? (…) C’est pourquoi le missionnaire, pour se purifier de toute souillure, imitera Moïse enlevant ses chaussures dans la solitude, domptera sa chair par le jeûne, et soumettra le corps à l’esprit par la mortification, et l’esprit à Dieu par la prière. Il méritera ainsi d’être admis à converser avec Dieu et de recevoir de Lui la loi qu’il fera ensuite observer par les peuples. (Monita, p. 33).
On retrouve ici la même idée maîtresse que le missionnaire ne peut rien accomplir de sa propre force sans l’aide de Dieu ardemment demandée dans la prière, mais exprimée avec un accent plus passif et plus ascétique caractéristique de la spiritualité française du XVIIe siècle. Mais les fondamentaux sont les mêmes.

Ne pas travailler pour son propre profit
Pour être exemplaire le missionnaire doit être avant tout désintéressé. L’appât du gain et la recherche d’enrichissement et de confort personnel était une des grandes déviations dénoncées par les premières enquêtes menées par la Propagande dans les années 1620-1630, ce qui avait entraîné plus tard l’interdiction pour les missionnaires de se livrer au commerce, même dans l’intérêt de leur mission. Dans les Instructions, les mises en garde sur ce sujet sont très fermes.
Vous ne voudrez pas vous rendre odieux pour des questions matérielles. Souvenez-vous de la pauvreté des Apôtres qui gagnaient de leurs mains ce qui leur était nécessaire, à eux et à leurs compagnons. A plus forte raison, satisfaits de votre nourriture et de votre vêtement, devez-vous vous abstenir de tout bas profit, ne pas exiger d’aumônes, ne pas ramasser argent, dons, richesses. Si certains fidèles, malgré vos refus, vous imposent leurs offrandes, sous leurs yeux distribuez-les aux pauvres, sachant bien que rien n’étonne les peuples, rien n’attire leurs regards comme le mépris des choses temporelles, comme cette pauvreté évangélique qui, s’élevant au-dessus de toutes les réalités humaines et terrestres, se prépare un trésor dans le ciel. (Instructions, p. 61).
Maximum illud réitère ces consignes de gratuité évangélique car le désintéressement du missionnaire est son meilleur argument pour toucher le cœur de ceux dont il a la charge.
Il est un autre abus que le missionnaire s’interdira scrupuleusement et qui consiste à avoir en vue un autre avantage que celui des âmes. (…). Comment en effet, un missionnaire esclave des avantages matériels sera-t-il capable de se dévouer tout entier à la gloire de Dieu, comme c’est son devoir, et disposé à tout sacrifier, jusqu’à sa vie même, pour cette gloire en apportant à ses frères la santé de l’âme ? Sans compter que cette tactique enlèverait au missionnaire le meilleur de son influence sur les infidèles, surtout si, par une pente trop naturelle, la passion du gain dégénérait en avarice ; rien n’est plus méprisable aux yeux des hommes ni plus indigne du royaume de Dieu que la honte d’un tel vice

3) Consignes concernant le comportement du missionnaire dans l’exercice de ses fonctions

On peut les classer en quatre points essentiels formulés dans les Instructions et repris dans Maximum illud avec quelques nuances que nous allons analyser.

Donner une formation complète au clergé local
Demande de formation du clergé local

En 1659, la formation du clergé autochtone était la mission prioritaire des vicaires apostoliques auxquels les Instructions recommandaient de se soucier autant de la qualité que de la quantité des candidats au sacerdoce :

Voici la principale raison qui a déterminé la Sacrée Congrégation à vous envoyer revêtus de l’épiscopat dans ces régions. C’est que vous preniez en main, par tous les moyens et méthodes possibles, l’éducation des jeunes gens de façon à les rendre capables de recevoir le sacerdoce.(…) Ouvrez partout des écoles avec grand soin et sans retard. A la jeunesse, apprenez gratuitement le latin et, en langue vulgaire, la doctrine chrétienne. (…) Si dans ces écoles vous trouvez des jeunes gens pieux et de bon naturel, dévoués et généreux, aptes à faire leurs humanités et qui donnent quelque espoir d’embrasser un jour la vie ecclésiastique, alimentez leur zèle et aidez-les à poursuivre leurs études sans se laisser attirer ailleurs. Lorsqu’ils seront assez avancés en savoir et en piété, vous pourrez les recevoir au nombre des clercs et, le moment venu, les élever jusqu’aux ordres sacrés, après les avoir éprouvés en de nombreux exercices spirituels, après avoir examiné leurs intentions et leur vocation à la règle de vie d’un prêtre. Enfin vous les désignerez pour aller annoncer à leurs compatriotes l’Evangile du Christ.
Dès son arrivée au Siam, en 1663, Mgr Lambert de la Motte ouvre à Ayutthaya un collège-séminaire, dirigé par Louis Laneau, d’où sortiront quelques années plus tard les premiers prêtres vietnamiens. C’est l’amorce de ce qui deviendra ultérieurement le collège général de Pinang, principal centre de formation du clergé autochtone pour les MEP. Et au fur et à mesure que les circonstances et les moyens le permettront, les vicaires apostoliques fonderont des séminaires dans leurs missions, certains dans des conditions très précaires: séminaire flottant sur une jonque de François Deydier au Tonkin, séminaire ambulant de Mgr Imbert en Corée, séminaires cachés dans des montagnes reculées pour échapper aux persécutions comme Mopin dans l’Ouest chinois. En 1892, on comptait 39 séminaires tenus par les MEP et regroupant 1715 séminaristes.

Les Instructions envisageaient aussi, avec prudence mais détermination, la création assez rapide d’une hiérarchie indigène : Si parmi ceux que vous aurez su promouvoir il s’en trouve qui soient dignes de l’épiscopat, gardez-vous bien —il s’agit ici d’une défense absolue— de revêtir l’un quelconque d’entre eux du caractère d’une si haute dignité. Ecrivez d’abord à la Sacrée Congrégation leurs noms, âge et qualités et tout ce qu’il est utile de savoir à leur propos, par exemple à quel endroit vous pourriez les consacrer, à la tête de quels diocèses vous pourriez les placer, et beaucoup d’autres renseignements dont il sera bientôt question. (Instructions, p. 41-42)

Mgr Pallu et Lambert de la Motte présentèrent un premier candidat, le dominicain chinois Grégoire Lou Wen-Tsao, qui fut nommé en 1674 évêque de Basilée et vicaire apostolique de Chine. Il fut sacré en 1685 et mourut en 1691. Mais avec le temps, en dépit de la multiplication des séminaires facilitée par la liberté religieuse imposée par la colonisation, le clergé indigène fut auxiliarisé par les missionnaires européens. L’arrogance et le sentiment de supériorité issu de la mentalité coloniale avait contaminé les missions. C’est le constat sans appel que dresse Maximum illud :

Il est regrettable que, en dépit de cette volonté des Souverains Pontifes, des contrées nées depuis des siècles à la foi catholique se trouvent encore dépourvues d’un clergé local digne de ce nom. De même plusieurs peuples, éclairés de bonne heure du flambeau de la foi, se sont élevés du niveau de la barbarie à un tel degré de civilisation qu’ils comptent des personnalités éminentes dans toutes les branches des arts libéraux ; profitant depuis de longs siècles déjà de l’influence bienfaisante de l’Évangile et de l’Eglise, ces peuples n’ont pourtant encore réussi à produire ni évêques pour les gouverner, ni prêtres dont la vertu conquît le respect de leurs compatriotes. Il faut donc convenir qu’il y a un rouage absent ou faussé dans la méthode suivie partout jusqu’ici pour la formation du clergé qui se destine aux missions : c’est pour obvier à cette lacune que Nous demandons à la Sacrée Congrégation de la Propagande de prendre toutes mesures utiles eu égard à la diversité des pays, d’assurer la création, pour chaque contrée ou pour un ensemble de diocèses, de nouveaux Séminaires et de veiller à la bonne direction de ceux qui existent, de se préoccuper enfin et surtout de la formation du nouveau clergé dans les vicariats apostoliques et autres lieux de mission.

Connaissance approfondie des langues des pays évangélisés
Les Instructions n’abordaient pas ce genre de détail mais très vite les premiers missionnaires français comprirent la nécessité absolue d’une connaissance des langues suffisante pour s’adresser avec aisance à toutes les classes de la population. Les Monita insistent fermement sur ce point :
La mission de prêcher entraîne avec elle la nécessité d’étudier les langues, car Dieu, dans sa sagesse, a voulu que la foi se propageât par le moyen de la prédication. (…) Aussi quelque laborieuse que soi l’étude des langues, le missionnaire l’entreprendra néanmoins de bon cœur ; il ne s’engourdira pas dans l’inertie comme ceux qui, effrayés par la crainte des difficultés, restent oisifs et inutiles au milieu de la moisson, à cause de leur ignorance des langues. (…)Le missionnaire ne se lassera donc pas de s’appliquer à ce travail aussi longtemps que de nécessité. Et il n’oubliera pas qu’il ne peut viser l’étude de la langue cultivée et littéraire au point de négliger la langue vulgaire en usage parmi le peuple ; il doit se faire comprendre non seulement des savants mais aussi des illettrés. En tout ceci d’ailleurs il devra attendre plus de la prière que de son travail.(Monita, p. 37-38)
Compte-tenu des moyens de l’époque, cet apprentissage exigeait un énorme travail. Le premier grand linguiste des MEP fut Mgr Laneau, vicaire apostolique du Siam, qui maîtrisait, outre le latin et le portugais, le vietnamien, le siamois et le pali, la langue sacrée du bouddhisme. Il a accompli un énorme travail de traduction et écrit de nombreux ouvrages dans l’une ou l’autre langues. L’effort linguistique fut d’ailleurs constant parmi les missionnaires des MEP. Partout où ils le purent ils installèrent des imprimeries. Il en existait vingt en 1892 dont la principale, l’imprimerie Nazareth nouvellement créée à Hongkong imprimait des ouvrages non seulement dans les grandes langues d’Asie, mais dans quantité de dialectes locaux, ce qui impliquait la fabrication d’une multitude de caractères. La bibliographie publiée par les MEP en 2008 récence quarante-huit langues pratiquées en Asie. A l’inverse, après les persécutions et surtout pendant la période coloniale la multiplication des écoles créées par les missionnaires et tenues par des religieuses (2 165 en 1892 regroupant 59 386 élèves) sera le principal vecteur de la promotion du français, pour le plus grand intérêt des gouvernements qui se succédaient à la tête de la République. Même quand ils étaient anticléricaux, ils y voyaient le meilleur moyen de concurrencer l’influence anglo-saxonne.
Néanmoins les rédacteurs de Maximum illud éprouvent la nécessité de rappeler la consigne mais dans une perspective inversée par rapport aux Monita. Alors que ceux-ci insistaient sur la nécessité de ne pas se contenter de maîtriser le langage des élites mais d’apprendre la langue vulgaire pour s’adresser au peuple (peut-être par réaction envers les jésuites qui privilégiaient les contacts avec les classes dirigeantes) Maximum illud préconise la maîtrise de la langue savante et demande aux missionnaires de ne pas se contenter d’un apostolat auprès des classes populaires, plus faciles à convaincre, mais de se rendre capable de s’impliquer dans la vie intellectuelle de leurs pays de mission.

Au premier rang de ces connaissances que doit acquérir et posséder à fond le missionnaire, il faut placer évidemment la langue du pays qu’il se propose d’évangéliser. Qu’il ne se contente pas d’une connaissance superficielle de cette langue, mais qu’il la possède assez pour la parler couramment et correctement. Il se doit à tous, ignorants et lettrés, et il n’est pas sans savoir ce que peut le parfait maniement d’une langue pour attirer les sympathies de l’esprit public.(…). Il lui arrivera parfois, en sa qualité de héraut et d’interprète de la sainte religion, d’être reçu par les notabilités du pays ou à être invité par des Sociétés de savants. Or, comment garder son rang dans ces circonstances si l’ignorance de la langue ne lui permet pas d’exprimer sa pensée ?

L’Église ne se pose pas en étrangère

Le passage des Instructions le plus fréquemment cité est celui qui concerne le respect des cultures locales.

Ne mettez aucun zèle, n’avancez aucun argument pour convaincre ces peuples de changer leurs rites, leurs coutumes et leurs mœurs, à moins qu’elles ne soient évidemment contraires à la religion et à la morale. Quoi de plus absurde que de transporter chez les Chinois la France, l’Espagne, l’Italie ou quelque autre pays d’Europe ? N’introduisez pas chez eux nos pays, mais la foi, cette foi qui ne repousse ni ne blesse les rites ni les usages d’aucun peuple, pourvu qu’ils ne soient pas détestables, mais bien au contraire veut qu’on les garde et les protège. Il est pour ainsi dire inscrit dans la nature de tous les hommes d’estimer, d’aimer, de mettre au-dessus de tout au monde les traditions de leur pays, et ce pays lui-même. Aussi n’y a-t-il pas de plus puissante cause d’éloignement et de haine que d’apporter des changements aux coutumes propres à une nation, principalement à celles qui y ont été pratiquées aussi loin que remontent les souvenirs des anciens. Que sera-ce si, les ayant abrogées, vous cherchez à mettre à la place les mœurs de votre pays, introduites du dehors ? Ne mettez donc jamais en parallèle les usages de ces peuples avec ceux de l’Europe ; bien au contraire, empressez-vous de vous y habituer. Admirez et louez ce qui mérite la louange. Pour ce qui ne le mérite pas, s’il convient de ne pas le vanter à son de trompe comme le font les flatteurs, vous aurez la prudence de ne pas porter de jugements, ou en tous cas de ne rien condamner étourdiment ou avec excès. Quant aux usages qui sont franchement mauvais, il faut les ébranler plutôt par des hochements de tête et des silences que par des paroles, non sans saisir les occasions grâce auxquelles, les âmes une fois disposées à embrasser la vérité, ces usages se laisseront déraciner insensiblement. (Instructions, p. 54-55).
Au XVIIe siècle la méthode jésuite d’adaptation aux cultures locales inaugurée par St François-Xavier au Japon avait convaincu les autorités romaines de sa pertinence et les premiers vicaires apostoliques, en particulier Mgr Lambert de la Motte et Mgr Laneau au Siam, prirent de nombreuses initiatives en ce sens. Elles furent d’ailleurs parfois freinées par Rome dont les principes s’avérèrent souvent plus ouverts que les consignes d’application. Mais au fil du temps, cet esprit d’ouverture et de respect s’émoussa. Les missionnaires, soutenus par la puissance temporelle de leurs pays, eurent tendance à vouloir importer, avec la religion chrétienne, la culture occidentale qu’ils considéraient comme supérieure.
Maximum illud ne contient aucune consigne d’adaptation culturelle, se contentant de rappeler la nécessité d’installer un clergé autochtone certes, mais dûment formé à l’occidentale par des professeurs européens.
L’Eglise de Dieu est catholique ; nulle part, chez aucun peuple ou nation, elle ne se pose en étrangère ; il convient, de même, que tous les peuples puissent fournir des ministres sacrés pour faire connaître la loi divine à leurs compatriotes et les guider dans le chemin du salut. Partout où fonctionne, dans la mesure nécessaire, un clergé local dûment formé et digne de sa sainte vocation, on devra dire que le missionnaire a heureusement couronné son œuvre et que son église est désormais bien constituée.
On retrouve même l’esprit de condescendance occidental dans le ton de certains passages de la lettre apostolique :
Voyez le missionnaire que la charité consume à l’exemple de Jésus-Christ : rangeant parmi les enfants de Dieu les plus déshérités des infidèles, puisque le même sang divin les a rachetés, il ne s’offense ni de leur barbarie ni de leurs mœurs dégradées, et ne leur témoigne ni mépris ni dégoût ; il ne se montre ni sévère ni dur à leur égard, mais utilise toutes les ressources de la charité chrétienne pour les attirer et les jeter enfin dans les bras du Bon Pasteur qui est Jésus-Christ.
Manifestement, même à Rome, on sent en 1919 un net recul par rapport aux intentions du XVIIe siècle. Il faudra attendre le milieu du XXe siècle pour que le terme « inculturation » apparaisse, chez les jésuites de Louvain d’abord, avant d’être officiellement repris par Jean-Paul II dans l’exhortation apostolique Catechesi Tradendae (16 octobre 1979), puis dans l’encyclique Redemptoris Missio (1990) qui popularisera le terme.

Bannir tout exclusivisme national et tout esprit de corps religieux
Ambassadeur du Christ, et non agent de son pays

La ferme recommandation de non-ingérence politique, très affirmée dans Maximum illud, était aussi un des points les plus importants des Instructions bien que, à l’inverse de la précédente, elle soit beaucoup plus rarement citée, peut-être parce qu’elle a été la moins respectée. Les consignes de 1659 étaient pourtant on ne peut plus claires et interdisaient avec fermeté d’éviter à la fois de s’immiscer dans les affaires publiques du pays de mission et de servir les intérêts de son pays d’origine.
Aux peuples, prêchez l’obéissance à leurs princes, même difficiles, et tant en privé qu’en public priez Dieu de tout votre cœur pour leur prospérité et leur salut. Ne critiquez pas leurs actions, même celles des princes qui vous persécuteraient. N’accusez pas leur dureté, ne reprenez rien dans leur conduite, mais dans la patience et le silence attendez de Dieu le temps de la consolation. Refusez-vous absolument à semer dans leurs territoires les germes d’aucun parti, espagnol, français, turc, persan ou autre. Bien au contraire, extirpez à la racine autant qu’il est en votre pouvoir toutes les rivalités de ce genre. Et si l’un de vos missionnaires, dûment averti, continue à alimenter de telles dissensions, renvoyez-le immédiatement en Europe, de peur que son imprudence ne mette les affaires religieuses en grand péril (p.50-54).
Les recommandations reprises deux cent cinquante ans plus tard dans Maximum illud sont toutes aussi claires.

Convaincus que c’est à chacun de vous que s’adresse l’appel du Maître : Oublie ton pays et la maison de ton père , souvenez-vous que vous avez un royaume à étendre, non celui des hommes mais celui du Christ; une patrie à peupler, non celle de la terre mais celle du ciel.
Quelle pitié ce serait de voir des missionnaires méconnaître leur dignité au point de placer dans leurs préoccupations leur patrie d’ici-bas avant celle du ciel, et témoigner d’un zèle indiscret pour le développement de la puissance de leur pays, le rayonnement et l’extension de sa gloire au-dessus de tout ! Ces dispositions seraient pour l’apostolat comme une peste affreuse ; elles ne tarderaient pas à énerver toutes les énergies de l’ouvrier des âmes au cœur du héraut de l’Evangile et à ruiner son influence auprès des populations.

Sans doute pour ne pas froisser les susceptibilités missionnaires, les rédacteurs de Maximum illud emploient très diplomatiquement un conditionnel de politesse, préférant faire porter à la presse missionnaire le chapeau des dérives nationalistes. Nous éprouvons une peine profonde à constater que des périodiques consacrés aux missions, et qu’on s’est mis à répandre en ces dernières années, révèlent chez leurs rédacteurs un zèle ardent pour l’expansion de leur propre pays, plutôt que pour l’extension du règne de Dieu ; et, détail étrange, l’on ne se soucie nullement que cette politique discrédite la sainte religion aux yeux des infidèles. Ce n’est pas ainsi que se comporte le missionnaire catholique vraiment digne de ce nom ; il se rappelle toujours qu’il représente les intérêts du Christ et en aucune manière ceux de son pays, et sa conduite est telle que chacun reconnaît en lui, sans la moindre hésitation, l’apôtre désintéressé du christianisme, de cette religion qui unit dans une seule étreinte tous les hommes qui adorent Dieu en esprit et vérité, qui s’assimile à tous les peuples et dans laquelle il n’y a ni Gentil, ou Juif, ni circoncis ou incirconcis, ni Barbare ou Scythe, ni esclave ou affranchi, mais le Christ tout en tous.

Mais les faits sont là et les mauvaises habitudes sont si bien implantées que le cardinal Van Rossum, pour enfoncer le clou, fera paraître une instruction datée du 6 janvier 1920, Quo efficacius qui recommande aux missionnaires de résister à « toute propension immodérée pour les intérêts temporels de (leur) patrie terrestre » et de « bannir toute idée de préparer la voie parmi les populations qui leur sont confiées à une pénétration politique de leur nation. On ne saurait être plus clair. Et quand on considère en outre que, sur les trente-neuf missions chinoises, vingt d’entre elles sont dirigées par des Français dont la moitié par les MEP, on est en droit de penser qu’il y a eu un écart quelque part chez les descendants de Mgrs Lambert de la Motte et Pallu, auxquels les Instructions de 1659 étaient destinées. Nous allons maintenant essayer de voir brièvement comment on a pu en arriver là en décortiquant le délicat problème des rapports entre politique et mission.

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Pour comprendre l’enchaînement des évènements, il faut les resituer dans leur contexte historique global. A partir des grandes découvertes des XVe-XVIe siècles le nouvel élan missionnaire de l’Eglise s’est engagé dans le sillon tracé par la conquête des nouveaux territoires, ce qui a entraîné la création des patronages ibériques. A cette époque, l’Europe vit encore en régime de chrétienté, mais cette unité religieuse s’effondre soudainement avec la réforme protestante et, en 1555, la paix d’Augsbourg entérine la division religieuse de l’Europe entre états catholiques et états protestants selon le principe cujus regio, ejus religio qui consacre la notion de religion d’état. Au XVIIe siècle seules trois grandes puissances catholiques subsistent : la France, l’Espagne et le Portugal. Les deux premières sont en déclin alors que les entreprises coloniales de l’Angleterre et de la Hollande, pays « hérétiques », se développent en direction de l’Amérique du Nord et de l’Asie.

Pour tenter de reprendre le contrôle des missions en pleine décadence, la Propagande n’a pas le choix et doit donc faire appel à des vicaires apostoliques français. Mais il n’en reste pas moins que, si l’Eglise romaine a une vocation et une prétention supranationales, les missionnaires qu’elle envoie restent et se sentent toujours plus ou moins rattachés à leur nation d’origine, et sujets de leur souverain. Or, dans les années 1660, avec l’arrivée au pouvoir de Louis XIV qui impose à son royaume le régime de la monarchie absolue, la France va à son tour se lancer dans la course coloniale avec, à l’Ouest, la fondation de colonies de peuplement en Nouvelle France (l’envoi des filles du roi, 1663), et à l’Est la création de la Compagnie des Indes Orientales (1664). Très tôt donc le problème de la « double citoyenneté » ou de la « double loyauté » va se poser pour les missionnaires français envoyés par la Propagande.

C’est dans ce contexte, lourd de périls à venir que vont être rédigées les Instructions. En 1659, la Propagande ne voit encore que le problème très actuel du Padroado et tout le début des Instructions est consacré aux moyens de passer entre les mailles du filet portugais sans se faire repérer pour ne pas éveiller la méfiance de ses agents.

Pour préserver l’incognito des missionnaires qui sont tenus au plus grand secret, les “pieux” mensonges leur sont non seulement autorisés, mais recommandés :”Il faut veiller surtout à ce qu’au cours de votre voyage, personne ne puisse savoir le nom et la fin de votre mission. C’est pourquoi changez vos noms, votre patrie et votre façon de vous comporter et ne parlez pas de votre voyage, de votre itinéraire surtout de son but et ce qui est plus important que tout, de votre dignité épiscopale.
Pour ce qui est d’un si long voyage, alléguez soit le commerce, soit la curiosité innée des Européens qui les porte à visiter et à connaître les pays étrangers; que si enfin la nécessité ou une circonstance vous amènent à le confesser, vous pouvez avouer que vous êtes missionnaires mais destinés bien ailleurs qu’en Chine.
N’écrivez en Europe absolument rien qui, touchant la politique ou le commerce, risque d’offenser les princes et les dirigeants des Etats, mais réservez pour un moment plus opportun le récit complet et détaillé de ces sortes d’affaires.
Pour le cas où la nécessité exigerait que le contenu de vos lettres ne soit pas divulgué si les missives étaient interceptées, nous vous envoyons un procédé permettant d’écrire à la Sacrée Congrégation en langage convenu certains messages secrets qu’il faut tenir cachés (15). Mais il ne faut vous en servir que de loin en loin en cas d’urgente nécessité, et seulement lorsque vous êtes sûrs qu’en cas de saisie de votre correspondance et bien que son contenu leur soit indéchiffrable, des gens malveillants ne profiteront pas de l’occasion pour vous rendre suspects auprès des gouvernants, comme si vous ourdissiez quelque complot contre l’Etat.

A supposer que les vicaires apostoliques et leurs troupes réussissent à déjouer les pièges de leurs rivaux et arrivent dans leur pays de mission, ce qui est loin d’être acquis à l’avance, les Instructions définissent les règles de conduite à tenir dans leurs relations avec les pouvoirs locaux et qui se résument en deux termes : discrétion et loyalisme.

Soyez si éloignés de la politique et des affaires de l’Etat que vous n’acceptiez jamais de prendre en charge une administration civile, même si on vous le demande formellement et qu’on vous fatigue d’instantes prières. La Sacrée Congrégation l’a toujours strictement et expressivement interdit, et elle continuera à l’interdire. C’est pourquoi vous avez le devoir, vous et vos compagnons, de vous en garder très soigneusement. On vous a sans nul doute appris que la Sacrée Congrégation serait fort mécontente de celui qui se mêlerait de pareilles choses ou qui s’y laisserait mêler, non seulement dans le cas où cela tourne au préjudice de la religion et à détourner les missionnaires de leur tâche, mais tout autant lorsque brille l’espoir le plus certain de voir par ce moyen la religion accrue et la foi largement propagée.

Sur ce point, il ne vous servira à rien d’invoquer l’exemple d’autres missionnaires, seraient-ce des religieux, exemple que peut-être vous apporteriez comme excuse à votre conduite. Au contraire, montrez-vous hardiment comme un modèle pour eux, afin qu’ils apprennent de vous, et les populations avec eux, quel est le véritable état d’esprit du Saint-Siège. Ce n’est pas par des habiletés de ce genre que la parole de Dieu doit être répandue, mais par la charité, le mépris des choses humaines, une attitude modeste, une vie simple, la patience, l’oraison et les autres vertus apostoliques.

A Rome on a tiré la leçon des effets pervers induits par un autre aspect de la « méthode jésuite » complémentaire de l’adaptation culturelle : la séduction des élites par le biais des sciences profanes occidentales, stratégie qui a permis par exemple à certains missionnaires d’être engagés à la Cour de Pékin comme astronomes, architectes, musiciens, mathématiciens etc… Cette pratique s’est peu à peu étendue à des domaines moins respectables comme la fourniture d’armements. Mais surtout elle a provoqué la jalousie des hauts fonctionnaires évincés par ces étrangers et a entraîné à terme de violentes réactions de rejet qui se sont soldées par des persécutions. Sur ce point donc, la condamnation portée par les Instructions est particulièrement sévère.

Bien plus, mettez tous vos soins à faire comprendre à tous combien de telles pratiques sont éloignées de l’esprit de la Sacrée Congrégation, avec quelle rigueur et quelle sévérité elle les interdit à ses ministres, avec quelle indignation elle en recevrait la nouvelle si, par des relations de missionnaires, elle venait à apprendre des faits de ce genre. (…)
Si vous voyez l’un d’entre vous tomber dans une telle absurdité, renvoyez-le sans délai de la mission, allez jusqu’à le chasser du pays, car on ne peut rien imaginer de plus dangereux pour vous et de plus préjudiciable à la cause de Dieu, qui repose entre vos mains.”

Dans le même ordre d’idée, et en envisageant les affaires de la mission sous l’angle le plus optimiste, les Instructions recommandent la plus grande prudence et le plus grand respect des institutions et des hiérarchies locales. Si quelque roi, seigneur ou dignitaire, écoutant la voix de Dieu, se montre bienveillant envers vous ou manifeste de l’inclination pour la religion chrétienne, soyez-en reconnaissants. Mais de peur d’exciter l’envie, ne réclamez ni privilèges, ni exemptions ni tribunaux spéciaux ; ne cherchez en aucune façon à réduire l’étendue de leur juridiction. Si toutefois, sans attirer la haine de personne, vous avez obtenu quelque avantage propre à aider le développement de la foi, ne vous vantez pas de l’avoir acquis de plein droit, mais précisez qu’il vous est venu de lui par pure bienveillance. Et évitez absolument de lui inspirer la plus petite crainte pour sa personne ou ses droits : il faut fuir jusqu’à l’ombre de tout soupçon de cet ordre. L’avenir montrera la pertinence de cette recommandation et nous allons voir maintenant comment son oubli progressif entraînera des conséquences catastrophiques pour les missions.

Au début, les missionnaires français vont pécher par naïveté et se laisser piéger par une forme bienveillance asiatique qu’ils vont s’imaginer à tort favorable à l’instauration du christianisme. Nous en citerons deux exemples :

Au Siam les premiers missionnaires français vont bénéficier de la politique très accueillante aux étrangers du roi Phra Naraï qui leur accorde un terrain comme aux autres communautés immigrées et s’intéresse à leurs activités éducatives. Mgr Lambert de la Motte va alors commettre une énorme erreur d’appréciation : voyant que le roi reçoit avec bienveillance des ambassadeurs de royaumes musulmans voisins, il craint que ceux-ci ne cherchent à convertir le souverain à l’Islam et n’y réussissent avant qu’il ait pu lui-même l’attirer au christianisme. Il demande alors à Mgr Pallu qui se trouve en Europe de solliciter de Louis XIV l’envoi d’une ambassade au Siam afin d’inciter Phra Naraï à se convertir au christianisme. On est là en pleine illusion constantinienne (le mirage de la conversion par le sommet) et dans la plus totale méconnaissance des mécanismes de la religion d’état bouddhiste. A son retour au Siam Mgr Pallu est reçu avec tous les honneurs dus à un ambassadeur officiel et remet au roi une lettre de Louis XIV. On est déjà en contradiction avec les Instructions mais il faut souligner que Mgr Pallu étant également porteur d’une lettre du pape, les vicaires apostoliques n’agissent alors ni à l’insu ni à l’encontre de Rome, mais avec le plein accord du souverain pontife.

Une première ambassade française arrive à Ayutthaya dans le but de signer des accords commerciaux et de convertir (et même de baptiser) Phra Naraï. Evidemment cette tentative de conversion est un échec, mais avec les ambassadeurs ont voyagé plusieurs jésuites français destinés à la Chine et ont donc fait escale à Ayutthaya. L’un deux, le P. Guy Tachard, au caractère ambitieux et intrigant, se lie avec le favori et grand ministre du roi, Constance Phaulkon, un aventurier grec plus ou moins catholique qui cherche l’appui d’une puissance étrangère pour consolider sa position face aux jalousies de la famille royale et des hauts dignitaires Siamois. A force de manigances le P. Tachard réussit à discréditer le vicaire apostolique du Siam Louis Laneau qui, par divers services, en particulier médicaux, s’efforce d’entretenir la bienveillance du roi dans l’espoir que celui-ci accordera aux Siamois le droit de se convertir au christianisme. Persuadé que les Indes se feront chrétiennes quand elles seront devenues françaises, le P. Tachard repart pour la France chargé d’une mission secrète destinée à faire envoyer au Siam un contingent de Français suffisamment important pour noyauter l’administration siamoise au bénéfice de Phaulkon. Il revient avec un corps expéditionnaire de plusieurs centaines de soldats. Quelques mois plus tard une révolution éclate qui renverse Phaulkon. Les militaires français quittent le pays mais Mgr Laneau et ses missionnaires, retenus en otages, sont emprisonnés à la suite d’accords non respectés par les Français lors de leur repli. Ils resteront plusieurs années en captivité, les installations de la mission seront pillées, les chrétiens locaux poursuivis. A leur sortie, la première mission française, détruite dans ses bases, ne fera plus que végéter pour des siècles.

Au Vietnam, un siècle plus tard, une guerre civile déchire le pays. Le vicaire apostolique de Cochinchine, Mgr Pigneaux de Béhaine, rencontre en exil un prétendant légitime évincé du trône, le prince Nguyên Anh, et se lie d’amitié avec lui. Pensant que celui-ci, s’il reprenait le pouvoir, serait plus favorable au christianisme que ses adversaires, Mgr Pigneaux accepte de se rendre à Paris pour demander au roi Louis XVI de l’aider à reconquérir son trône. Un traité est signé à Versailles le 28 novembre 1787 mais ne sera jamais appliqué. Le vicaire apostolique cependant achète des armes sur sa fortune personnelle et réussit à enrôler un groupe de volontaires français qui vont servir d’instructeurs aux soldats de Nguyên Anh. IMgr Pigneaux devient le conseiller indispensable du prince. Il meurt en 1789, cinq ans avant la victoire définitive de Nguyën Anh qui se fait proclamer empereur du Vietnam sous le nom de Gia Long.

Sans prendre aucune mesure favorable au christianisme, celui-ci s’abstient d’inquiéter chrétiens et missionnaires. Mais après sa mort son fils et successeur, Minh Mang relance la persécution. De nombreux chrétiens vietnamiens et plusieurs missionnaires français et espagnols seront exécutés dans des conditions cruelles. C’est le début d’un cycle infernal qui se soldera par des dizaines de milliers de victimes.

Depuis le XVIe siècle jusqu’au début du XIXe, la pénétration des missionnaires en Asie s’était faite par le biais du commerce à partir des comptoirs européens. Désormais elle va être accompagnée par des militaires. L’ère de la conquête territoriale et de la colonisation commence, et la France y tiendra une place éminente. Le point de bascule intervient en 1840 avec le déclanchement de la guerre de l’opium. Les Chinois vaincus doivent concéder l’ouverture de ports aux Anglais en 1842 (traité de Nankin) puis en 1844 aux Américains et aux Français (traité de Whampoa). Le négociateur français, Théodore Lagrenée profite de l’occasion pour obtenir deux édits permettant aux missionnaires de précher la religion chrétienne et aux Chinois de la pratiquer. Mais en 1856 un prêtre MEP, Auguste Chapdelaine, est cruellement exécuté dans la province du Guangxi. Informé par les missionnaires et le consul de France à Canton qui considèrent cette exécution comme une violation du traité de Whampoa, Napoléon III profite de l’occasion pour envoyer des troupes qui s’allient aux Anglais déjà engagés dans la deuxième guerre de l’opium. Les Chinois sont de nouveau vaincus et en 1860 la convention de Pékin renforce le protectorat français sur les missions de Chine et accorde aux chrétiens des privilèges parmi lesquels le droit d’avoir recours aux tribunaux français et d’échapper ainsi à la justice chinoise, une mesure qui encourage évidemment les conversions opportunistes.
Ces défaites et humiliations répétées ont aggravé la xénophobie et l’hostilité de la population chinoise envers les chrétiens de plus en plus considérés comme alliés des étrangers. Les incidents violents se multiplient contre les missions, et à chaque fois les Français exigent de lourdes indemnités de réparations qui renforcent le ressentiment et la frustration chez les Chinois. Le point culminant de cet antagonisme sera atteint en 1900 avec la révolte des Boxers qui s’attaquent violemment aux missionnaires et aux chrétiens. Les deux tiers des 120 martyrs de Chine canonisés en 2008 ont été tués cette année-là.
Les effets de la deuxième guerre de l’opium ont débordé sur les pays voisins, en particulier sur le Vietnam toujours en état de persécution plus ou moins violente. En 1958 le vicaire apostolique de Cochinchine septentrionale, Mgr Pellerin, se rend à Paris pour demander une intervention militaire française afin de faire cesser les persécutions et plaide pour la colonisation du pays. L’amiral Rigault de Genouilly, commandant en chef du corps expéditionnaire de Chine, est envoyé sur les côtes annamites. Il prend Tourane puis Saïgon. C’est à la suite de cette expédition que l’amiral offrira au procureur des MEP à Hong-Kong, le P. Libois, « un fruit de la conquête », c’est-à-dire une cloche prélevée dans un temple bouddhiste de Canton qui sera installée en 1873 dans le jardin des MEP. Elle y est toujours, « témoin silencieux des abus coloniaux » selon l’expression du P. Charbonnier.
En 1862 l’empereur du Vietnam Tu-Duc est contraint de céder à la France trois provinces de Cochinchine, puis trois autres en 1867. Leur annexion ne sera reconnue par l’empereur Tu Duc qu’en 1874, alors que commence la conquête du Tonkin avec l’expédition de Francis Garnier, suivie en 1883 de celle du Commandant Rivière. Tous deux devaient assurer la libre circulation du commerce français le long du Fleuve Rouge, tous deux ont été tués lors d’affrontements armés. En 1884 le traité du Hué place le Tonkin sous protectorat français. A la fin du siècle, la France a obtenu le contrôle sur l’ensemble du Vietnam, le Laos et le Cambodge qui sont regroupés dans l’Union Indochinoise.
Les vicaires apostoliques français du Vietnam se sont fermement impliqués aux côtés des militaires, fournissant des renseignements et des interprètes, assurant les officiers de la collaboration des chrétiens et plaidant ardemment en faveur de la colonisation. Dans ce beau pays d’Annam, le drapeau français a une vertu merveilleuse, à sa vue les mandarins les plus farouches deviennent doux comme des agneaux. Puisse-t-il paraître plus souvent sur nos côtes ou plutôt s’y fixer pour toujours, écrit en Mgr Croc, coadjuteur du Tonkin méridional. Et c’est en toute bonne conscience que Mgr Puginier, vicaire apostolique du Tonkin occidental, a coutume de déclarer : Nous, missionnaires, nous travaillons pour Dieu, pour notre pays, et pour le pays auquel nous nous sommes dévoués. Pour ces évêques continuellement exposés à la violence, une intervention militaire suivie de la colonisation est le seul moyen d’assurer la sécurité de leurs ouailles. Si la France n’agit pas énergiquement nous y passerons tous, s’alarme Mgr Lefebvre, vicaire apostolique de Basse-Cochinchine.
Effectivement, la France a agi énergiquement et le bilan est éloquent : entre 1857 et 1862, lors de la conquête de la Cochinchine, plus de 30 000 chrétiens ont été exécutés ou massacrés. Le clergé vietnamien a perdu un tiers de ses effectifs, soit 115 prêtres. Tous les couvents ont été dispersés, soit plus de 2000 religieuses dont au moins cent d’entre elles ont été tuées. La quasi-totalité des notables chrétiens ont été emprisonnés, soit 10 000 personnes, dont la moitié a été condamnée à mort. Une centaine de villages ont été détruits et plus de 40 000 habitants dispersés ont péri de faim ou de misère. On peut estimer que l’Eglise du Vietnam, qui comptait alors environ 500 000 fidèles, a perdu le quart de ses effectifs. Parmi les missionnaires, cinq Espagnols et trois Français, dont Théophane Vénard, ont été exécutés. De 1862 à 1885 on recensera encore près de 35 000 Vietnamiens et 23 missionnaires français massacrés. Contrairement aux prévisions des vicaires apostoliques, loin d’être protégés par la force armée, chrétiens et missionnaires ont été les premières victimes des rébellions et des mouvements de résistance qui ont accompagné l’avancée des troupes d’occupation.
Si les missionnaires ont tenté d’utiliser le pouvoir politique de leur pays pour la protection de leurs missions, ils en ont souvent aussi été les dupes. En fournissant à leur gouvernement des prétextes à intervenir militairement ils ont bien souvent été sans le savoir instrumentalisés, même si quelques négociateurs catholiques ont agi en leur faveur par conviction. Ce n’est pas parce que vous êtes missionnaires qu’on s’intéresse à vous, c’est parce que vous êtes français ; si vous étiez marchands de savonnettes ce serait la même chose, déclare l’amiral Roze au P. Ridel, un des missionnaires rescapés de la grande persécution de Corée de 1866, qui s’aventure à accompagner une expédition punitive française en qualité de guide et d’interprète. L’entreprise est un fiasco qui se solde par le pillage des archives royales et entraîne l’exécution en représailles de près de 10 000 chrétiens coréens. En 1869 le P. Ridel est nommé vicaire apostolique de Corée.
En outre, dans les missions sous protectorat français, le développement des œuvres caritatives catholiques est vu par l’administration civile comme le meilleur moyen de renforcer l’emprise culturelle de la France. Pour le Baron d’Anthouard il faut que les missions entrent résolument dans les vues de la politique française en Chine et adjoignent à leur apostolat des œuvres d’enseignement modernes et offrent leur concours aux créations scolaires et médicales que projette le gouvernement pour aider la France à prendre de l’influence sur les générations qui constitueront un jour les classes dirigeantes de la Chine.
Instruments de propagande nationale, les missions doivent être aussi des remparts efficaces contre la concurrence des rivaux coloniaux. Pour le socialiste et anticlérical Aristide Briand, rapporteur de la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat en 1905, la question des Missions est avant tout une question nationale car si les missions dépérissent, les étrangers n’ont plus qu’à y pénétrer (…) pour y propager leur influence, leur prestige et leur langue. Dans cette communauté d’intérêts entre politiques et missionnaires, les différences et même les différends idéologiques ne pèsent pas bien lourd.
Il faut noter cependant une exception d’autant plus remarquable qu’elle concerne le premier champ d’expérimentation de la collaboration (catastrophique) entre le sabre et le goupillon, c’est la mission du Siam. Très hostiles à la pénétration française au Tonkin vers le Laos, les missionnaires de Bangkok craignent que cette entreprise ne les rende suspects aux yeux d’un gouvernement siamois qu’ils ont su amadouer par leur neutralisme évangélique. Ma qualité de missionnaire doit passer et passera toujours avant celle de Français, écrit le P. Prodhomme, fondateur de la mission du Laos, au P. Péan directeur à Paris.
Ce n’est donc pas à partir de considérations abstraites, mais sur le constat d’une situation bien précise, celle de missions d’Asie profondément engluées dans un système colonial majoritairement français, que va se construire en 1919 le propos de Maximum illud. Supposons que le missionnaire se laisse en partie guider par des vues humaines, et que, au lieu de se conduire en tous points en véritable apôtre, il montre qu’il se préoccupe également de servir les intérêts de sa patrie ; aussitôt toutes ses démarches seront discréditées aux yeux de la population ; elles en viendront facilement à s’imaginer que le christianisme n’est que la religion de telle nation étrangère, que se faire chrétien, c’est, semble-t-il, accepter la tutelle et la domination d’une puissance étrangère et renier sa propre patrie.

Cette supposition hélas était devenue depuis un certain temps une réalité, le mal était fait, et ses conséquences allaient encore coûter très cher aux missionnaires et aux pays où ils exerçaient. Trois décennies plus tard, après bien des fermentations internes et six ans de conflit mondial, les territoires sous influence française vont entrer dans le douloureux épisode de la décolonisation qui sera très coûteux pour les missions. Entre 1945 et 1975, alors que des régimes communistes, nationalistes et anti-chrétiens s’installent en Chine et en Indochine, les MEP perdront 61 missionnaires de mort violente, soit à peine 15 de moins que durant tout le XIXe siècle pourtant considéré comme le grand siècle des Martyrs. Les autres seront expulsés, les établissements catholiques seront confisqués, les communautés de religieuses dispersées, de nombreux prêtres indigènes tués ou envoyés en camp de rééducation. Les missionnaires français avaient pourtant été mis en garde trois siècles auparavant dans leur charte fondatrice: Refusez-vous absolument à semer dans leurs territoires les germes d’aucun parti, espagnol, français, turc, persan ou autre. Bien au contraire, extirpez à la racine autant qu’il est en votre pouvoir toutes les rivalités de ce genre (…), car on ne peut rien imaginer de plus dangereux pour vous et de plus préjudiciable à la cause de Dieu, qui repose entre vos mains.

Pour conclure, en reprenant le thème principal de cette intervention, Des Instructions aux vicaires apostoliques (1659) à l’encyclique Maximum Illud (1919): permanence et inflexions de la stratégie missionnaire du Saint-Siège, on peut constater sur de nombreux points plus de permanence que d’évolution : la sainteté de vie, l’importance de la prière, le désintéressement personnel, l’apprentissage des langues, la formation du clergé autochtone en vue de l’autonomie des Eglises locales, l’interdiction de la politique. Aujourd’hui, cent ans après la publication de Maximum illud, ces principes sont toujours actuels. Quant à ce qui concerne le respect des cultures locales, la Lettre apostolique de 1919 présente, nous l’avons vu, une vision moins large que celle des Instructions de 1659.

Reste un point, qui n’est abordé ni dans l’un ni dans l’autre texte, mais qui est aujourd’hui un enjeu majeur de la mission : le dialogue interreligieux. Sur ce thème, Maximum illud fait preuve d’une totale absence d’ouverture. On est douloureusement surpris de trouver encore des hommes innombrables assis dans les ténèbres et l’ombre de la mort; à s’en tenir aux dernières données, on compte un milliard de païens. Il faudra encore attendre près d’un demi-siècle, jusqu’au Concile Vatican II et la déclaration Nostrae Aetate de 1965, pour voir l’Eglise catholique reconnaître la valeur aux religions non chrétiennes. Dès 1675 cependant, dans son traité Salut des infidèles et baptême, Mgr Laneau soutenait des idées très proches de celles du Catéchisme de l’Eglise catholique (1992) qui affirme que nous devons tenir que l’Esprit Saint offre à tous, d’une façon que Dieu seul connaît, la possibilité d’être associés au mystère pascal et que tout homme qui, ignorant l’Evangile du Christ et son Eglise, cherche la vérité et fait la volonté de Dieu selon qu’il la connaît peut être sauvé (2-2-1-1-VI- paragraphe 1260). Décidément, après 360 ans d’oubli endémique, il y a encore beaucoup à apprendre et à redécouvrir de la missiologie fondatrice des Missions Etrangères. Mais ceci est une autre histoire…