Conférence : La grâce du martyre : que comprendre ?

Publié le 26/11/2018




30ème anniversaire de la canonisation des martyrs du Vietnam Permettez-moi de commencer par une histoire. Il y a quelques années, je prêchais la retraite des moniales dominicaines de Paray-Le-Monial. Pendant un temps libre, après avoir salué le Seigneur dans la basilique et au monastère de la Visitation, je suis entré dans une librairie. Là une dame me reconnaît. « Vous êtes le père Marcovits ! Qu’est-ce que vous faites là ? » Étonné par la question, je répondis quand même aimablement : « Je prêche une retraite aux Dominicaines. » « Sur quoi ? » Je lançai : « Sur le martyre. » L’effet, un peu voulu, fut terrible. « Oh ! Mon père ! Mais c’est épouvantable ! Le martyre… » Puis elle s’arrête devant une évidence qui s’impose à elle. « Le martyre ? Mais je vois. J’appelle mon amie qui est au fond du magasin. Le martyre, elle connaît, elle a été mariée ! »

C’est bien sûr avec humour que je vous livre ce récit. Accompagnant les Équipes Notre-Dame, parlant régulièrement de la spiritualité conjugale, rédigeant la cause de canonisation du père Caffarel, l’apôtre du mariage, je connais bien des couples heureux au-delà de toute épreuve. Mais, nous le savons aussi, certains passent par des moments bien durs. Et il n’y a pas que la vie de couple qui peut être marquée par la tourmente. Certains sont obligés de travailler avec des patrons au caractère épouvantable et l’on ne peut pas partir, il faut gagner sa vie. On connaît aussi des communautés religieuses où se vit un calvaire…

En vous parlant ainsi, je ne suis pas loin de notre sujet. Ou plutôt, je suis au cœur de notre propos. Au fond, comment ces martyrs du Vietnam dont nous célébrons aujourd’hui la fête, ont-ils tenu ? Comment ont-ils eu la force de rester fidèles ? Quelles ressources y avait-il en eux pour tenir tête au mal ? Y en a-t-il qui ont été trop faibles et qui n’ont pu résister à l’adversaire ? Ces questions sont importantes pour nous. Il ne s’agit pas « de nous prendre pour des martyrs », comme on dit, mais enfin, chacun au cours de son existence a déjà connu des épreuves, des années de violence intérieure peut-être. Comment avons-nous tenu ? C’est là que les martyrs du Vietnam peuvent éclairer notre vie, nous soutenir sur notre route.

Après avoir montré, je l’espère, l’actualité du martyre, il convient de donner les différentes acceptions du mot martyre.

1 Les martyrs dans l’Islam

A l’intérieur de l’Islam, le sens du mot ‘‘martyre’’ est discuté. Je n’ai pas la compétence pour être exhaustif. Ce n’est pas le lieu de donner écho aux nombreux et différents points de vue. Restons à son emploi – sûrement bien restreint – tel qu’il est employé communément en Europe, et de façon tragique. Nous entendons fréquemment le mot martyre désigner des suicides, suicides qui donnent la mort à autrui. Ces actes sont admirés par certains musulmans : ils sont considérés comme des actes de martyre parce qu’ils sont accomplis pour défendre l’Islam contre ses agresseurs. Mais tous les musulmans ne pensent pas ainsi. On connait la déclaration du Recteur de la prestigieuse université égyptienne al-Azhar : « Les opérations suicidaires sont un martyre si elles sont dirigées contre des soldats, non contre des enfants et des femmes[1] »

2 Les héros de la nation

Comment ne pas faire mémoire de tant d’hommes et de femmes qui ont donné leur vie pour une cause juste : nous les appelons, eux, des ‘‘héros’’. Je pense particulièrement à ceux qui sont morts pour leur patrie, qui ont engagé toute leur existence pour que la paix s’établisse enfin dans la dignité et la liberté. Permettez-moi de citer un dominicain, le père Jacques Savey, capitaine dans les Forces françaises libres, très respecté de ses hommes et aimé d’eux, d’un très grand courage, et aussi un homme très vivant, droit et simple, se souviennent ses frères dominicains. Je ne puis raconter sa vie ici. Il est mort le 11 juin 1942 à Bir-Hakeim. Un an après, il était fait Compagnon de la libération. Tant d’autres sont morts comme lui pour la France. Plus proche de nous, comment ne pas penser au colonel Arnaud Beltrame qui s’est volontairement substitué à un otage au cours de l’attaque terroriste du 23 mars 2018 à Trèbes. Beaucoup ont fait, d’une manière ou d’une autre, le sacrifice de leur vie. Ils n’ont pas le titre de martyr. Ils ont celui de ‘‘héros’’. Leur mémoire inspire toujours notre attachement à la grande cause de la paix, de la concorde, de la liberté. Ces héros et ces martyrs, au Paradis, intercèdent pour nous.

3 Les martyrs chrétiens

Dans le Christianisme, le Christ est le premier, le modèle des martyrs. Il n’y a aucune violence de sa part vis-à-vis d’autrui. Lorsque Jésus est arrêté, Pierre tranche l’oreille du serviteur du grand prêtre. Jésus le guérit aussitôt et dit : « Rentre ton épée, car tous ceux qui prennent l’épée périront par l’épée[2]. »Jésus accepte la violence à son égard mais ne l’utilise pas pour autrui. Et saint Pierre de commenter plus tard : « Insulté, il ne rendait pas l’insulte, dans la souffrance, il ne menaçait pas[3]. »De même, saint Paul affirme : « A partir des deux peuples, le Juif et le païen, Jésus a voulu créer en lui un seul Homme nouveau en faisant la paix, et réconcilier avec Dieu les uns et les autres en un seul corps, par le moyen de la croix ; en sa personne, il a tué la haine[4]. »Le premier martyr, Étienne pardonnera à ses bourreaux à la suite du Christ. Seul le non violent dont tous les actes sont animés par l’amour à la suite du Christ, peut être appelé ‘‘martyr’’.

Après avoir essayé de préciser le sens du mot martyre, de l’avoir situé dans le contexte de nos vies, regardons davantage le Christ Jésus. Il est le modèle des martyrs. Tout chrétien vit à sa suite et meurt pour lui : c’est là la réalité de toute vie chrétienne. Cela est vrai particulièrement de ceux et celles que nous appelons martyrs. Ensuite, nous verrons les caractéristiques des martyrs, ce qui les définit.

Première partie

Le Christ, roi des martyrs

1 Le Christ, martyr

Comme pour le Seigneur, ne vous attendez-pas à entendre des descriptions épouvantables des supplices subis par les martyrs. Ils furent toujours terribles. Et il ne serait pas juste de ne pas en dire un mot. Pourtant ces supplices n’ont pas fait d’eux des martyrs. Cela est vrai du Seigneur comme de ses disciples. Saint Augustin est très clair à ce sujet. Ses paroles sont célèbres. Écoutons-les.

« Ce qui fait le martyr, ce n’est précisément ni la souffrance ni la force d’âme, c’est la cause pour laquelle on souffre, vérité que rendent manifeste les trois croix du Calvaire.

C’est donc la cause qui fait le martyr, ce n’est point le supplice enduré. On est martyr pour le Christ, à cause du Christ, à la suite du Christ. Augustin est très éclairant : « Si la croix du Seigneur est devenue notre symbole, ce n’est point à cause de ce qu’a enduré le Seigneur, c’est à cause du motif pour lequel il a souffert. Si c’était à cause des souffrances elles-mêmes, les souffrances des larrons qui enduraient le même supplice, auraient mérité le même honneur. Il y avait au même lieu trois crucifiés : au centre était le Seigneur, ‘‘mis au rang des scélérats’’ et de chaque côté les deux larrons ; mais la cause de chacun des trois n’était pas la même. Tout près qu’ils fussent du Sauveur, les larrons étaient fort loin de lui. Leurs crimes les avaient attachés à la croix ; Jésus y était attaché pour les nôtres[5]. »

On sait qu’un des deux larrons s’attacha au Seigneur et crut en lui[6]. Comme dit Augustin, « il fit, en croyant, violence au royaume des cieux. »L’entrée de celui qui n’est plus un larron mais un larron pardonné et avant tout un croyant, cet homme illustre la cause pour laquelle Jésus a souffert sur la croix : le salut du monde, notre entrée à sa suite « dans le Paradis ». Nous allons voir combien cela éclaire le don de la vie des martyrs à la suite du Christ.

2 Les acteurs du martyre du Christ

L’essentiel : le Christ est « le roi des martyrs » selon l’expression liturgique, il est la référence fondamentale du martyre : celui en qui tout trouve sa source et son modèle. Un mot nous éclaire : « livré. »

Nous nous souvenons : « C’était vers la sixième heure. Pilate dit aux juifs : « Voici votre roi. » Eux vociférèrent : « A mort ! A mort ! Crucifie-le ! » Pilate leur dit : « Crucifierai-je votre roi ? » Les grands prêtres répondirent : « Nous n’avons de roi que César ! » Alors Pilate le leur livra pour être crucifié[7]. »

Jésus est livré par Pilate. Derrière Ponce Pilate, il y a bien plus que le préfet romain. Comme le dit saint Jean, il y a l’immense et progressive montée de l’opposition des hommes à Jésus mais aussi des ténèbres qui ne peuvent supporter la lumière, du Mal en toute sa profondeur. Jésus a chassé bien des démons. Mais maintenant, c’est l’heure, l’Heure annoncée par Jésus. Ceci a son importance. Les forces puissantes du Mal se déchaînent et veulent réduire Jésus à néant. C’est dans cette perspective que le martyr est tué en haine de la foi. S’il n’en était pas ainsi, les témoins généreux de l’amour, de la liberté seraient des héros, des personnes dignes d’admiration et de respect, mais ils ne seraient pas martyrs au sens chrétien du terme.

Vient alors la lumière. Jésus est livré par Pilate ? Jésus est le maître de sa vie. Jésus s’est lui-même livré. « Au moment être livré et d’entrer librement dans sa passion »dit la prière eucharistique 2. Ou encore : « Or, il advint, comme s’accomplissait le temps où il devait être enlevé, qu’il prit résolument le chemin de Jérusalem[8]. »Jésus s’avance librement vers sa passion. Il va donner sa vie par amour. « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime[9]. »Notre salut ne dépend pas des accusateurs mais du Christ qui offre sa vie pour nous. Nous verrons ainsi combien les martyrs à la suite du Christ offrent leur vie librement. Cette liberté les rend plus forts que le mal qui voudrait les écraser.

Jésus est livré par Pilate, Jésus s’est lui-même livré… Ce n’est pas tout. Jésus est livré par le Père. Saint Paul écrit : « Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? Lui qui n’a pas épargné son propre Fils mais l’a livré pour nous tous[10]. »Le Père se donne lui-même en donnant son Fils pour nous. Peut-il manifester un plus grand amour ? Le Père, Dieu d’amour, nous livre celui qui est né de lui et qui n’est qu’amour. « Ils respecteront mon fils[11], »est-il dit dans la parabole des ouvriers homicides. Il y a donc un dessein de Dieu pour notre salut qui englobe toute l’histoire de l’humanité. Un dessein qui est porté, rendu présent par le don du Saint-Esprit.

Les martyrs entrent dans ce dessein. « Quand on vous livrera, ne vous inquiétez pas de savoir ce que vous direz, ni comment vous le direz : ce que vous aurez à dire vous sera donné à cette heure-là. Car ce n’est pas vous qui parlerez mais l’Esprit de votre Père qui parlera en vous[12] »

On ne peut pas être plus clair : Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit, Dieu, dans tout son mystère d’amour, est présent dans le martyr. C’est ce que les martyrs de Carthage vont nous montrer avec précision.

3 Le Christ vit son martyre dans ses disciples

Il est très frappant de constater que les récits des martyrs ne sont pas des récits dramatiques. Certes les supplices y sont décrits mais de façon juste parce que ces récits veulent mettre en relief la foi des témoins du Christ. Ces récits montrent d’abord et avant tout comment les martyrs sont morts pour la foi au Christ.

Trois récits me semblent donner la clé de compréhension du martyre.

D’abord, le récit du martyre de sainte Félicité, en mars 203, à Carthage. Le récit est considéré comme authentique. Félicité attend un enfant, elle en est à son huitième mois. Elle est condamnée aux bêtes. Mais comme elle est enceinte, elle devra attendre l’accouchement. Elle ne pourra donc pas donner sa vie pour le Christ en même temps que tous ses compagnons ; elle devra attendre… mais, en prison, en compagnie de brigands qui, on l’imagine, ne veilleront pas sur elle de la même manière que ses compagnons dans la foi. Alors tous prient. Et voici le récit : « Après la prière, les douleurs la prirent. Le travail fut pénible. Elle gémissait. Un des geôliers lui dit alors : « Si tu te plains maintenant, que feras-tu devant les bêtes que tu as pourtant méprisées en refusant de sacrifier ? » Elle répondit : « Aujourd’hui, c’est moi qui souffre ce que je souffre ; là-bas, il y aura en moi quelqu’un qui souffrira pour moi parce que moi aussi je souffrirai pour lui[13]. » Elle mit au monde une fille qu’une sœur éleva comme sa propre fille. »

Ce récit est capital car il donne la clé de tout. En Félicité, Christ revit son martyre en même temps que Félicité souffre pour le Seigneur. Il y a là un grand amour, une alliance fondamentale entre le Seigneur et elle. Le Christ revit son martyre dans le martyre de ses disciples. En eux, se fait une incarnation de la passion et de la mort du Seigneur. Tous les récits des martyrs sont bâtis sur cette foi en l’union totale de la vie et de la mort et du Christ et de son disciple.

Félicité donne la clé du martyre. Un autre récit dit la même chose mais du point de vue de ceux qui ont assisté à la mort des martyrs et qui ont été mis à part par le Seigneur pour en témoigner aux autres chrétiens : Vienne, année 177. Dans une lettre à leurs frères d’Asie,voici ce qu’écrivent les chrétiens qui ont assisté au martyre du diacre Sanctus qui a été terriblement torturé. « Sanctus restait inflexible et inébranlable. (…) Son pauvre corps témoignait de ce qui s’était passé : il n’était tout entier que meurtrissure et plaie ; recroquevillé sur lui-même, il n’avait plus une apparence humaine. Mais en lui le Christ souffrait et accomplissait une œuvre grande et glorieuse : il rendait impuissant l’Adversaire et montrait aux autres, comme en exemple, que rien n’est redoutable là où est l’amour du Père, rien n’est douloureux là où est la gloire du Christ[14]. »

 

A des siècles et des milliers de kilomètres de distances, saint Paul Le-Boa-Tinh, martyrisé au Vietnam en 1857, écrit aux séminaristes de Ke-Vinh dans le même sens : « Par la grâce de Dieu, au milieu de ces supplices qui ont coutume d’attrister les autres, je suis rempli de gaieté et de joie, parce que je ne suis pas seul, mais le Christ est avec moi. C’est lui, notre Maître, qui supporte tout le poids de cette croix ; pour moi, mes amis, je n’en ai à soutenir que la plus légère extrémité. Car non seulement il est spectateur du combat, mais encore il est combattant et vainqueur, et c’est lui qui consomme la lutte. C’est pourquoi la couronne de gloire est posée sur son chef, mais le membre peut aussi se réjouir de la gloire de la tête[15] ».

Ces récits nous disent que l’on ne peut comprendre le martyre chrétien que dans la foi, dans la foi en l’incarnation. Jésus revit en ses martyrs sa passion, sa mort… et sa résurrection. En dehors de cette vue, il n’y a pas de martyre chrétien.

Ajoutons enfin, c’est fort important : les martyrs le sont parce que les fidèles les reconnaissent comme tels. Le sensus fideliumqui est requis pour tant d’aspects importants est aussi décisif dans le regard que nous portons sur eux. L’Église s’exprime ainsi.

 

Deuxième partie

Les caractéristiques du martyre

1.D’abord, être martyr est une réponse à un appel de Dieu

On ne choisit pas soi-même de subir le martyre. C’est une grâce que Dieu donne, celle de suivre Jésus, concrètement, jusque sur la croix. Le martyre n’est donc ni à provoquer ni à craindre : Dieu donnera sa grâce au moment voulu. L’important pour aujourd’hui est d’accomplir son service.

Il faudrait réaliser ce que furent pour des missionnaires pendant les temps de persécutions en Asie, les journées entières où ils devaient se cacher dans des endroits humides ou entre deux cloisons… La nuit, ils sortaient de leur cache et recevaient les chrétiens : ils célébraient la messe, confessaient, enseignaient… A l’aube, ils retournaient dans leur réduit. Le moment où ils étaient arrêtés, ils étaient prêts : le Seigneur les habitait… Mgr Laurent Imbert, évêque en Corée, écrit : « Vous pensez bien qu’avec une vie si pénible nous ne craignons guère le coup de sabre final qui doit la terminer. »Il est martyrisé, le 21 septembre 1839. Le martyre est une réponse à l’appel de Dieu tout au long de la vie. Dieu prépare leur cœur à entendre l’appel. Jésus en a donné l’exemple : combien de fois il passa et continua son chemin car son heure n’était pas venue[16].

Réponse à un appel. Pourquoi Dieu appelle-t-il son disciple à se conformer ainsi à son don d’amour ? A-t-il un dessein, un plan ? Oui. Dieu ne regarde pas seulement la vie d’une personne mais aussi le bien que cette personne peut faire. Toute vocation est pour la mission. On connaît la parole de Tertullien : « Le sang des martyrs est semence de chrétiens[17]. »De même que le martyre du Christ est le fondement de toute notre vie, de même, dans le sillage du Seigneur, les martyrs sont les fondements de la vie chrétienne dans nos pays. Quand je pense à l’Église du Vietnam, je pense que c’est l’Église des martyrs. Quelle fécondité ! Pardonnez cette parenthèse. Au Vème siècle, à Paris, sainte Geneviève voyait la montée en puissance de Clovis, un Franc, elle pensa qu’il fallait pour l’Église qui se développait, pour l’évangélisation des peuples divers qui habitaient toute cette terre, elle pensa qu’il fallait une fondation : ce fut le culte de saint Denis. Au Cambodge, la promesse de la reconnaissance du martyre de Mgr Salas et de ses compagnons, donnera ses lettres de noblesse à cette Église. Après la béatification des martyrs de Mgr Claverie, des moines de Tibhirine et de leurs compagnons martyrs, le 8 décembre prochain, on pourra dire – c’est le mot d’un prêtre de ce pays – que l’Église n’est plus « en Algérie » mais qu’elle est une Église Algérienne. Elle est bien de cette terre, au service de ce pays.

 

2.Les martyrs, en donnant leur vie, se savent responsables des autres

Arrêté, Jésus demande à ce qu’on laisse aller ses disciples (cf. Jean 18, 8). Il est le bon pasteur qui veut épargner l’arrestation à ses disciples, signe encore qu’il veut sauver tous les hommes. Le berger est responsable de ceux qui lui sont confiés. Écoutons saint Augustin.

« Celui qui fuit de manière à ce que par sa fuite l’Eglise ne soit pas privée du ministère nécessaire, fait ce que le Seigneur a prescrit ou permis. Mais celui qui fuit de manière telle qu’il prive le troupeau du Christ des aliments spirituels dont il vit, ressemble à un mercenaire qui voit venir le loup et s’enfuit car il ne se préoccupe pas des brebis. Face au danger, ce que nous pouvons faire de mieux, c’est de prier le Seigneur notre Dieu d’avoir pitié de nous. C’est ainsi que des hommes prudents et saints ont mérité, par un don de Dieu, de vouloir et de faire ceci : ne pas abandonner les églises de Dieu. Ils sont restés fermes dans leur détermination malgré les discours de calomniateurs[18]. »

  1. Les Vandales arrivent. Après l’Italie, ils dévastent les terres du Maghreb. Ils détruisent, violent, tuent. Beaucoup fuient… Augustin, évêque d’Hippone, écrit à son coévêque Honoré une lettre dont nous venons de lire la conclusion. C’est la dernière lettre que nous avons de lui : il meurt le 28 août 430. L’avis que donne Augustin a toujours servi de règle dans l’Église : au moment des grands dangers, convient-il de partir ou de rester ? Le critère du choix est donc clair. Il est possible de partir si le peuple n’est pas privé des biens spirituels qui le font vivre, sinon, il n’est pas possible d’abandonner le peuple de Dieu. Le berger ne quitte pas son troupeau.

« Au moment du décret de persécution générale contre les chrétiens (6 janvier 1833), Mgr Tabert transfert au Cambodge et au Siam des séminaristes et deux missionnaires[19]. »Décision de sagesse car il faut préserver l’avenir de l’Église comme le suggère saint Augustin. L’un des missionnaires, par contre, reçoit à Phnom-Penh, un mot du père Joseph Marchand qui, lui, se cache dans la forêt afin de n’être point arrêté :

« Je suis décidé à garder les positions du troupeau que Mgr Tabert m’a confié, dût-on me brûler les moustaches. Quoi ! fuirais-je donc encore lorsqu’il n’y a plus que moi d’Européen au milieu de la bergerie du Seigneur en proie à toutes sortes de loup ? Ah ! plutôt ne puis-je courir de tout côté pour relever le courage des chrétiens et ranimer la foi[20]. »Accusé d’avoir participé à une révolte contre Minh-Mang, Joseph Marchand a refusé d’abjurer et de marcher sur la croix. Il a été condamné au supplice des cent plaies. Il le subit avec un héroïque courage le 30 novembre 1885, à Tho-Duc, près de Huê. Il avait trente-deux ans.

Il y a une tradition dans cette compréhension de la responsabilité vis-à-vis du peuple. Saint Cyprien, évêque de Carthage au IIIème siècle, est connu pour s’être déguisé pour pouvoir courir partout et encourager son peuple à rester fidèle à la foi. Plus récemment, ce fut la grande douleur de Mgr Joseph Salas, le tout nouvel évêque de Phnom Penh, ordonné par Mgr Yves Ramousse afin que le petit peuple chrétien khmer ne manque pas de pasteur. Mais le pays fut totalement fermé par les Khmers Rouges… Il lui était impossible de circuler pour aider les chrétiens et de leur parler. Une chape de plomb était tombée sur le pays. Plus récemment encore, c’est la grande question qui fut débattue par les moines de Tibhirine. Leur argument qui les a fait rester a été leur vœu de stabilité monastique dans leur monastère et dans cette terre d’Algérie qu’ils avaient comme épousée. Mgr Claverie, l’évêque dominicain d’Oran, aura ce même argument : « On ne quitte pas un ami malade[21] »,désignant ainsi non seulement le peuple qui lui est confié, à lui comme évêque, mais aussi tous les Algériens auprès desquels il était envoyé pour manifester la présence de Dieu. Chaque prêtre des Missions Étrangères est envoyé dans un pays particulier ; il part dans cette même perspective.

Revenons en Asie. On sait que bien des prêtres, après s’être cachés, se livrèrent à la police pour que leurs fidèles ne soient pas arrêtés et mis à mort. En Corée, Jacques-Honoré Chastan et Pierre-Philippe Maubant ont reçu l’ordre de leur évêque, Mgr Laurent Imbert, alors en prison, de se livrer pour sauver le peuple, comme lui-même venait de le faire. L’évêque pensait arrêter ainsi la persécution ou du moins la diminuer car les fidèles étaient arrêtés, torturés mis à mort pour savoir où l’évêque et les deux prêtres étaient cachés. Les pères Jacques Chastan et Pierre Maubant obéirent aussitôt. Quelques mois auparavant, une disposition contraire avait été prise : « On craignait d’aigrir le mal au lieu de le guérir, en se présentant[22]. »Le critère de leur décision n’est pas d’échapper ou non à la mort mais de faire ce qui est le mieux pour le peuple, au moment voulu. Évêque, prêtres, sont responsables de leur peuple. Mgr Laurent Imbert, Jacques Chastan et Pierre Maubant moururent martyrs le même jour, le 21 septembre 1839. L’évêque avait 43 ans et les deux prêtres, 35 ans. La fécondité de l’Église en Corée trouve sa source dans de tels martyrs.

 

3.Les martyrs parlent de leur mort avec joie.

Rien de morbide ou de malsain. La joie est celle du don. Depuis les débuts de l’Église, ceux qui rapportent la passion des martyrs n’emploient jamais un langage dramatique et encore moins désespéré. On parle de joie et de victoire ! La lettre écrite en 177 au sujet des martyrs de Lyon est réaliste mais elle respire la fierté devant la fidélité des martyrs.  Les martyrs eux-mêmes donnent le ton.

Ils donnent le ton. Le père Jean-Louis Bonnard, homme agréable, enjoué, aimé de tout le monde, fut martyrisé au Vietnam en 1852 ; il avait 28 ans. Il adresse sa dernière lettre à son évêque, Mgr Retord et à ses confrères : « Demain samedi 1ermai, fête des apôtres Philippe et Jacques et anniversaire de la naissance de M. Schoeffler au ciel, voilà, je crois, le jour fixé pour mon sacrifice. Je meurs content. Que le Seigneur soit béni ! » Il n’y a rien d’étonnant à cette manière de parler. Si vraiment le Seigneur vit en son martyr, ce martyr se réjouit de communier au don du Christ pour le salut de tous.

Citons encore la lettre d’un autre missionnaire, François Gagelin. Son confrère, François Jaccard, en résidence forcée auprès de l’empereur Minh-Mang, qui sera lui aussi martyr, lui annonce que le moment arrive de donner sa vie pour le Christ[23]. François Gagelin répond :« La nouvelle que vous m’annoncez, que je suis irrévocablement condamné à mort, me pénètre de joie jusqu’au fond de mon cœur. Non, je ne crains pas de le dire, jamais nouvelle ne me fit tant de plaisir, les mandarins n’en éprouveront jamais de pareil. « Quelle joie quand on m’a dit : nous irons à la maison du Seigneur[24] ». La grâce dont je suis bien indigne, a été, dès ma plus tendre enfance, l’objet de mes vœux les plus ardents ; je l’ai spécialement demandée, toutes les fois que j’élevai le précieux sang au saint sacrifice de la Messe[25]. »François Gagelin fut martyrisé le 17 octobre 1833. Il avait 34 ans. Le 21 septembre 1838, François Jaccard, 35 ans, est martyrisé avec le jeune chrétien Thomas Thien.

Tout cela peut paraître étrange. Nous pouvons être désorientés par cette joie et cette aspiration au martyre. Cela demande des explications.

Bien sûr, on dira que ce langage est lié à l’époque du XIXème siècle. Une piété enthousiaste, un certain romantisme. Pourtant, comment ne pas oublier tous ces jeunes partant en Afrique pour porter l’Évangile et mourant rapidement non à cause d’une persécution mais à cause du climat. Porter l’Évangile aux nations est enraciné dans les gênes des chrétiens. Quoi qu’il arrive, certains partent, ils ont été appelés. Cette ténacité est une explication pour cette ardeur, cette joie de donner.

Une autre explication vient des récits du martyre des premiers chrétiens. Je vous ai cité le langage de la lettre de 177, sur les martyrs de Lyon et de Vienne ou bien sur ceux de Carthage. Qu’y a-t-il derrière ce langage : la foi en la résurrection. On parle alors de victoire et de palme. On parle de victoire sur la mort, sur le mal, sur les forces de la haine, des ténèbres à la suite du Christ. Souvenons-nous, dans la Bible, du martyre des Maccabées et de leur foi en la résurrection.

Mais ce n’est pas suffisant. La joie, c’est l’amour porté au Seigneur. Combien de fois ai-je entendu ici : « On entre aux Missions Étrangères pour le Christ. Sinon, jamais on ne tiendra. » C’est clair : si le martyre est le moment où le Christ renouvelle tout son mystère en son disciple, alors c’est le salut pour le monde qui s’opère encore.

Ajoutons. Cette joie, ce langage de victoire, ne peuvent pas s’inventer, encore moins s’imiter. Ce n’est pas une pièce de théâtre à jouer. La grâce du martyre est un don de Dieu donnée à des êtres fragiles.

Tout de suite s’impose alors une évidence. Dès le baptême, le Christ vient vivre en nous, vient prier en nous, prêche par nos lèvres, vient s’offrir au Père en nous, pour sa Gloire et le salut du monde. Pour nous vivre, c’est le Christ. Ce que vivent les martyrs, rejoint notre propre vie : l’amour du Christ s’incarne en nous pour la gloire de Dieu et le salut du monde.

 

4 Le désir du martyre

Ce désir du martyre, Jésus l’a exprimé clairement : « Je suis venu apporter un feu sur la terre, et comme il m’en coûte d’attendre qu’il soit déjà allumé ! Je dois recevoir un baptême, et comme il m’en coûte d’attendre qu’il soit accompli ![26] »Et encore : « J’ai ardemment désiré manger cette Pâque avec vous avant de souffrir ![27] »Il annonce aussi sa mort prochaine et il commente après sa résurrection : « Ne fallait-il pas que le Messie souffrît tout cela pour entrer dans sa gloire ?[28] »Sur la croix Jésus révèle tout de lui, de son Père et de nous. Jésus a un grand désir de se donner.

Le désir du martyre est éclairé ainsi. Non point désir des souffrances mais désir du don parce que ce don est fécond. Quand on part, il faut être prêt à ne plus revenir, quand on donne, il faut tout donner et ne rien reprendre… C’est la logique de la fécondité, quelle qu’elle soit.

Comment ne pas penser d’abord à saint Ignace d’Antioche, disciple de Pierre et de Jean, martyrisé au tout début de IIème siècle à Rome. Il craint que, par vénération à son égard, on intervienne en sa faveur pour lui épargner la mort. Il écrit aux Romains : « Je vous en conjure, épargnez-moi une bienveillance intempestive. Laissez-moi devenir la pâture des bêtes : c’est par elles qu’il me sera donné d’arriver à Dieu. Je suis le froment de Dieu et je suis moulu par la dent des bêtes, pour devenir le pain immaculé du Christ[29]. »

C’est à cette lumière du Christ et de cet immense témoin, Ignace d’Antioche et de bien d’autres, que nous pouvons recevoir ces paroles – apparemment bien audacieuses – ces paroles de missionnaires qui désiraient le martyre.

Le plus célèbre missionnaire qui désirait le martyre et qui reçut ce don du Seigneur est saint Théophane Vénard qui fut martyrisé au Vietnam, à Hanoï, le 2 février 1861 à 31 ans. Nous le connaissons bien par ses lettres. Elles firent une grande impression sur sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus : « Ce sont mes pensées ; mon âme ressemble à la sienne…[30] » Juste avant de mourir, Théophane Vénard -c’est sa dernière lettre – écrit à son frère Eusèbe ces lignes inoubliables : Quand tu recevras cette lettre, « ton frère aura versé tout son sang pour la plus noble des causes, pour Dieu. Il sera mort martyr ! Cela a été le rêve de mes jeunes années. Quand tout petit bonhomme de neuf ans, j’allais paître ma chèvre sur les côteaux de Bel-Air, je dévorais des yeux la brochure où sont racontées la vie et la mort du vénérable Jean-Charles Cornay, et je me disais : ‘‘Et moi aussi, je veux aller au Tonkin, et moi aussi je veux être martyr !’’ O admirable fil de la Providence, qui m’avez conduit, parmi le labyrinthe de cette vie jusqu’au Tonkin, jusqu’au martyre. »

Admirable ! Mais écoutons ce que dit Théophane immédiatement après : « Cher Eusèbe, j’ai aimé et aime encore ce peuple annamite d’un amour ardent. Si Dieu m’eût donné de longues années, il me semble que je me serais consacré tout entier, corps et âme à l’édification de l’Église tonkinoise[31]. »Voilà beaucoup d’équilibre. Le désir du martyre n’est point une fuite de la réalité et de la mission.

Le désir du martyre est peut-être déroutant pour nous. Une certaine manière d’envisager la souffrance ne nous semble pas juste, peut-être. Les mentalités ont changé. Mais il est un invariant : donner sa vie, sans réserve, voilà ce qui fait le disciple du Christ. Le père Hammel est mort pour le Christ ? Certes. Mais tous les témoins disent la correspondance de sa vie à ce qui est arrivé à la fin. Il avait donné sa vie pour Dieu et pour les hommes. Il en est de même pour Mgr Claverie : sa vie était donnée à Dieu. Il y avait une logique du don. Il ne s’agit pas de tortures mais de don. Si elles viennent, le Seigneur donnera sa grâce. Les martyrs sont nos frères.

Ajoutons ce que dit saint Cyprien de Carthage : « Chacun doit être prêt à confesser sa foi, mais personne ne doit courir au-devant du martyre. »Ce que dira plus tard saint Thomas : « Il n’est pas permis de provoquer le persécuteur. »Au XIXème siècle, quels que soient les récits des martyrs partis pour cueillir la première palme du martyre, ils ne se sont pas précipités ! Ils se sont cachés. Ils ont exercé leur apostolat. Les missionnaires doivent vivre pour évangéliser. Comme le disait l’abbé général des cisterciens au père Christian de Chergé : « On n’a pas besoin de martyrs en Algérie, on a besoin de moines ! »Le père de Chergé aurait levé les bras en signe de confiance en un avenir qui ne dépendait pas de lui. Un de vos confrères m’a dit un jour, fort placidement : « Oh ! Le martyre, cela fait partie des possibilités. On part pour la mission ! »

Encore une fois pour comprendre et accepter le désir du martyre, il faut avoir en soi, le désir de se donner. La vie se charge du reste. Le martyre ordinaire, « le martyre du quotidien » selon l’expression du pape Benoît XVI, nous le connaissons tous. Les épreuves, les années noires, les passages à vide, personne n’y échappe. Et ce qui donnera sens à notre vie, ce sera l’amour, ce sera l’offrande de nous-mêmes pour le bien des autres, par fidélité au Christ qui a donné sa vie pour nous. Simplement, certains sont appelés par Dieu, à cet extrême du don, au martyre. C’est Dieu qui décide. Mais tous les disciples du Christ passent d’une manière ou d’une autre par la croix.

 

5 Ils sont fragiles

Qu’ils sont admirables tous ces martyrs, qu’ils sont beaux tous ceux qui ont donné leur vie pour le Christ !

Pourtant, je me souviens d’une remarque d’une historienne me parlant d’un martyr récemment béatifié : « Oh, s’il n’était pas mort en prison, il ne serait sûrement pas béatifié. »Je suis resté muet devant cette déclaration presque impolie ! Depuis son martyre, tout le monde disait qu’il méritait la reconnaissance de l’Église. Puis, en y réfléchissant, connaissant un peu ses limites, j’ai essayé de me rallier à son avis. Je n’y suis pas arrivé. S’arrêter à quelques défauts serait injuste. La préface liturgique des martyrs dit : « Tu as donné à des êtres fragiles… »Qui n’est pas fragile ? Qui n’a pas besoin de de la grâce de Dieu pour être fidèle jusqu’au bout ? Même le grand évêque Ignace d’Antioche l’avoue. Il supplie les Romains de ne pas intervenir en sa faveur. « Si, quand je serai parmi vous, il m’arrive de vous supplier, ne m’écoutez pas ! »

Mais il y a aussi ceux qui, fragiles de caractère, ont été pour les autres assez fatigants. Il est très instructif de lire la vie de saint Etienne Cuenot, appelé, le « Héros tragique », un homme apparemment dur. La présentation que fait de lui le père Gilles Reithinger est éloquente.

« Dans certaines circonstances exceptionnellement terribles : dramatiques épisodes des guerres, des révolutions, découvertes maritimes, explorations des terrœ incognitœ, il s’est trouvé des chefs qui furent amenés, pour faire face à des situations désespérées, à aller au-delà de l’habileté, du courage et de l’héroïsme, et contraints à la dureté. Ils devinrent inhumains, car rien autour d’eux n’était plus à la mesure de la volonté ni de la résistance de l’homme. Maudits sur le moment par leurs subordonnés – leurs victimes – la postérité a fini par reconnaître leurs mérites, et leur a rendu hommage. S’il fallait désigner un saint patron pour de tels hommes, on pourrait assu­rément nommer Etienne Cuenot[32]. »Tout est dit. Sacré évêque en 1835, Étienne a vécu caché pendant plus de vingt ans. En 1861 Mgr Cuenot fut condamné et martyrisé au Vietnam

On pourrait parler aussi de François Néron… auquel le même auteur donne pour qualificatif « la plus triste des créatures ».Un puits de silence, de sérieux. Ce qui lui a servi au moment de son martyre. Son silence a impressionné tous les témoins.

Pourquoi le rappel de ces martyrs ? C’est qu’il ne faut pas penser pour les martyrs, qu’ils soient des prêtres de Missions Étrangères ou d’ailleurs, à une sainteté sans combat, sans heurt dans la vie, sans conversion à faire. Et c’est là encore qu’ils nous rejoignent et c’est aussi pourquoi nous les aimons : parce qu’ils sont des être fragiles, comme nous qui peinons aussi sur le chemin de l’Évangile.

Citons enfin sur ce sujet le fragile Jean-Charles Cornay, martyr au Vietnam à l’âge de 28 ans. Il connut de dures épreuves de santé.

L’acclimatation du jeune missionnaire, arrivé au Vietnam en 1831, n’avait pas été facile, il eut beaucoup d’ennuis de santé. Ainsi, Jean-Charles Cornay adressa ces mots à ses parents : « Tous les jours mes yeux refusent de plus en plus à faire leur service. Je n’ai que trop à craindre d’être tout à fait aveugle dans moins de deux ou trois ans. S’il plaît à Dieu de me laisser au Tonkin, je souffrirai avec résignation jusqu’à ce qu’il me délivre des maux de cette vie, car le retour dans ma patrie est bien le dernier remède que je le prie d’employer. »

Puis, en janvier 1837 : « J’ai reçu hier vos lettres de 1835. Pour vous répondre, il va falloir mettre ma tête et mes pauvres yeux à la torture. Il faut leur arracher jour par jour ces lignes ; encore suis-je obligé de leur donner relâche presque à chaque ligne pour les presser avec mes mains et comprimer par un bain d’eau froide l’ardeur qui les brûle. Il m’est impossible depuis longtemps d’ouvrir un livre et de soutenir une conversation… Me voilà donc devenu ermite et contemplatif au lieu de missionnaire. » Cette première série d’épreuves fut considérée comme le « premier martyre » de Jean-Charles Cornay. La deuxième série d’épreuves sera celle de son martyre où son sang a été versé, le 20 septembre 1837.

 

Conclusion

Au moment de conclure, je me trouve comme devant un immense palais, habité par une variété infinie de richesses. Nous n’avons visité que quelques pièces !

Il y aurait tant à dire. Je n’ai pas parlé de la place du pardon – assez faible d’ailleurs car – comme pour les premiers siècles de l’Église – ce qui était important était le témoignage de la foi, c’était le temps des fondations. Alors qu’aujourd’hui nous sommes sensibles aux vertus qui viennent de la foi : la charité, le pardon. Il aurait fallu également montrer le lien du martyre et de l’eucharistie… Il aurait fallu parler du contexte politique… Il aurait fallu décrire le martyre des innombrables fidèles vietnamiens qui furent martyrisés et qui sont les racines vivantes de l’Église du Vietnam… Mais, ici, rue du Bac, j’ai regardé les missionnaires français pour montrer, à partir de leurs témoignages, ce qui fait la structure de tout martyr dans l’Église, de tout martyr à la suite du Christ.

Pour finir, permettez-moi de vous lire une lettre très belle du « Héros tragique », Mgr Cuenot. Elle date de 1840 donc du début des vingt années d’enfermement dans des caches que cet évêque connut avant d’être enfin martyrisé en 1861.

Le 19 juin 1840, le pape avait signé un décret pour l’introduction de la Cause de béatification et de canonisation des missionnaires Pierre Dumoulin-Borie, François Jaccard, François Gagelin, Joseph Marchand, Charles Cornay et de plusieurs prêtres indigènes, de catéchistes et de simples fidèles des missions du Vietnam. Comme il convient, Étienne Cuenot, vicaire apostolique, adressa à Grégoire XVI une lettre de remerciement où il montre les conséquences heureuses de la décision du Saint Père. Tertullien dirait encore :« Le sang des martyrs est semence de chrétiens. »

« Depuis que la nouvelle de l’introduction de cette Cause s’est répandue dans ce pays, elle a relevé et accru le courage des fidèles, et consolé leur foi. Plusieurs même en ont été si excités, qu’ils brûlent du désir de répandre, eux aussi, leur sang pour la foi catholique. Mais si tel a été l’effet de cette première faveur de Votre Sainteté, celui de la Canonisation sera bien plus grand encore. Ceux qui seront tombés feront pénitence, ceux qui sont découragés reprendront cœur, les faibles seront affermis, tous se sentiront plus forts pour affronter de nouvelles tempêtes.

« D’où il arrivera, grâce à la bienveillance de Votre Sainteté, que le temps prédit à la ruine entière des Églises de Cochinchine sera, au contraire, celui de leur triomphe, celui de leur gloire[33]. »

De fait, l’Église au Vietnam est très vivante ! Rendons grâce à Dieu.

Et que la Vierge Marie, Reine des martyrs, veille sur nous tous.

 

Conférence donnée aux Missions Etrangères de Paris dans le cadre du cycle des conférences du 360è anniversaire, le 24 novembre 2018, par Père Paul-Dominique Marcovits, o.p.

A la suite de la conférence à eu lieu la messe pour les Martyrs du Vietnam.