Conférence : La Société des Missions étrangères à travers les siècles

Publié le 20/11/2018




Je commencerai par une remarque un peu paradoxale : La Société des Missions Étrangères a connu sa plus grande heure de gloire dans les deux derniers tiers du XIXesiècle, à l’époque des grandes persécutions asiatiques. On appelait alors la maison mère de la rue du Bac, à Paris, le Séminaire des Martyrs, et même l’École polytechnique du martyre. Mais un autre fait est moins connu : contrairement à ce que pourraient laisser croire ces appellations quelque peu pompeuses, la Société des Missions Étrangères n’a pas été créée au XIXesiècle pour fabriquer des martyrs, mais au XVIIesiècle dans le but inverse, pour former un clergé autochtone afin d’éviter ou du moins limiter les effets des persécutions. Cette société n’est pas non plus due à l’inspiration d’un fondateur doué d’un charisme particulier comme la plupart des congrégations religieuses mais constitue la réponse élaborée par les autorités romaines à un besoin urgent de réforme de la politique missionnaire catholique. Nous allons donc d’abord voir sur quoi portait ce besoin de réforme puis suivre l’évolution de la Société des Missions étrangères au cours des siècles jusqu’à aujourd’hui. Au long des trois cent soixante ans de son histoire elle a en effet traversé de multiples crises provoquées par les bouleversements politiques et sociaux qui ont secoués tant l’Europe que l’Asie, et a connu de profondes mutations qui lui ont permis de s’adapter pour poursuivre sa mission

 

Les raisons d’une réforme

À l’origine de la création des missions Étrangères en 1658, il y a un véritable projet de réforme, on pourrait presque dire de révolution, dans la politique missionnaire catholique. Pour comprendre l’importance de l’enjeu qui se joue alors, il faut remonter un siècle et demi plus haut, à la fin du XV° siècle. Depuis 1494 en effet, les missions d’outre-mer sont régies par le système des patronages. En vertu du traité de Tordesillas, signé sous l’arbitrage du pape, les rois d’Espagne et du Portugal se partagent le monde selon une ligne imaginaire qui attribue en fait à l’Espagne toute l’Amérique du Sud sauf le Brésil et au Portugal toute l’Asie sauf les Philippines.

Les souverains assurent le transport et l’entretien matériel des missionnaires. En échange, ils bénéficient des mêmes droits de contrôle sur l’Église que dans les pays métropolitains, en particulier celui de nommer les évêques qui dépendent étroitement d’eux. Ces systèmes d’administration sont connus sous le nom de Patroatoespagnol et Padroadoportugais.

Le personnel missionnaire est majoritairement composé de religieux, augustins, franciscains, carmes, jésuites et dominicains avec de grandes figures comme celle de Barthélémy de las Casas (1474-1566). Mais, dans sa majorité il est assez médiocre, très dépendant des intérêts temporels, et utilise des méthodes expéditives ou coercitives souvent peu évangéliques. Depuis le XVI° siècle les missions d’Asie sont donc placées sous le patronage portugais (Padroado) dont le personnel missionnaire est très majoritairement composé de jésuites  en raison des relations très étroites qui lient la Compagnie de Jésus à la couronne portugaise.

Envoyé en Inde en 1542 par roi Jean III du Portugal avec le titre de nonce pour l’Asie, François-Xavier, proche compagnon d’Ignace de Loyola, aborde au Japon en 1549. Profitant de l’accueil empressé que les Japonais réservent alors aux négociants européens, il  se concilie la bienveillance des seigneurs locaux en faisant miroiter à leurs yeux les prestiges de la science occidentale et obtient l’autorisation de prêcher. La “méthode jésuite” est née.  À son départ, en 1551, François-Xavier laisse un embryon de chrétienté  qui se développe rapidement sous l’impulsion de ses successeurs.

 

Mais en 1614 le christianisme est interdit, les missionnaires expulsés et une persécution générale est déclenchée qui entraîne une fermeture totale de l’archipel aux Occidentaux. Ce désastre missionnaire, aggravé par l’apostasie en 1633 du provincial jésuite Ferreira (Silence) provoque un énorme traumatisme moral en Europe et met fin à la grande illusion, entretenue depuis plus d’un demi-siècle par les premiers succès de François-Xavier, d’une conversion rapide et pacifique de l’Asie. Il provoque également dans les hautes sphères de l’Église catholique, déjà ébranlées par le schisme européen de la Réforme, une prise de conscience brutale de ses responsabilités et de ses défaillances.

On prend alors conscience d’un déficit majeur de la stratégie missionnaire en Asie : l’insuffisance d’un clergé indigène qui seul peut assurer la pérénité d’une Église locale dans un contexte ou les conflits politiques rendent inévitable la persécution en  assimilant les chrétiens au parti de l’étranger.

À partir de 1615, des réfugiés japonais restés fidèles au christianisme s’installent en Cochinchine, accompagnés de leurs pasteurs jésuites. Ce petit noyau  fervent rayonne bientôt  dans la population locale environnante. La réceptivité des Annamites au message évangélique incite les jésuites à ouvrir une mission dans le royaume frère du Tonkin. Mais très vite, comme au Japon, un climat de méfiance et de persécution endémique s’installe, mettant en péril la survie des communautés.

La Congrégation de la Propagande, est créée en 1622 par le pape Grégoire XV Chargée de la reconquête sur le protestantisme en Europe mais aussi de l’évangélisation de toutes les terres connues à la surface du globe elle a pour but de restaurer l’autorité morale et spirituelle du Saint-Siège sur le clergé missionnaire. Dès 1624, les enquêtes commandées par le Cardinal Ingoli, premier secrétaire de la Propagande, dressent un bilan assez accablant de l’état des missions lointaines confiées par Rome depuis 1494 aux bons soins des rois d’Espagne et du Portugal par le système des patronages. Les conclusions de ces enquêtes, présentées aux cardinaux dans trois mémoires successifs datés de 1625, 1628 et 1644, sont assez affligeantes: les missions sont minées par les querelles et rivalités entre séculiers et réguliers, religieux et jésuites, portugais et castillans. Les dirigeants politiques s’immiscent abusivement dans les affaires ecclésiastiques, et réciproquement. De nombreux missionnaires songent davantage à s’enrichir ou à se divertir qu’à remplir leurs fonctions spirituelles. Beaucoup négligent d’apprendre les langues locales, méprisent ou maltraitent les populations indigènes et leur refusent l’accès à l’instruction et aux ordres sacrés. Partout l’autorité du Saint-Siège est mise sous tutelle ou bafouée au nom des intérêts séculiers. En Asie particulièrement, dans la sphère du Padroado portugais, les religieux se livrent au commerce de façon abusive et scandaleuse.

Pour remédier à ce climat de décadence et de corruption, racheté çà et là par des vies exemplaires la nouvelle congrégation va fixer de nouvelles orientations qui interdisent toute immixtion dans les affaires temporelleset préconisent des méthodes de respect et de douceur à l’égard des peuples indigènes. La Propagande marque ainsi ses distances tant vis à vis de la stratégie de “conquête religieuse” que de celle de “séduction culturelle” par un retour aux valeurs purement évangéliques de mansuétude et d’abandon à la Providence.

Sur le plan pratique, quelques objectifs prioritaires s’imposent d’urgence :

–          Mieux sélectionner les partants, car les ordres religieux ont tendance à se débarrasser sur les missions des éléments qui leur posent problème en Europe.

–          Limiter les privilèges généreusement accordés aux religieux au cours du siècle précédents.

–          Lutter contre les abus et les scandales en interdisant en particulier le commerce des clercs ; envoyer des missionnaires indépendants des pouvoir civils qui puissent, sinon réformer, du moins dans un premier temps informer objectivement le Saint-Siège sur les mesures à prendre.

–          Se donner les moyens de former un clergé autochtone afin de diminuer les occasions de persécution en limitant la présence européenne dans les nouvelles chrétientés, et de permettre à ces Eglises d’outre-mer d’accéder à terme à l’autonomie.

C’est précisément cette dernière mesure qui a fait défaut au Japon. En dépit de multiples demandes de Rome, les différents évêques jésuites portugais nommés pour ce pays à partir de 1588 ont ordonné très peu de prêtres locaux et surtout ont privilégié l’expansion de leur propre ordre au détriment de la formation d’un clergé séculier capable d’assurer les responsabilités pastorales en l’absence de missionnaires étrangers. Et la situation risque de se reproduire au Vietnam.Car si les catéchistes, dévoués et bien formés par les Pères, font un travail remarquable, ils ne sont pas en mesure de remplacer les prêtres européens lorsque ceux-ci sont expulsés, comme cela  arrive de plus en plus régulièrement. Si la persécution continue, si les missionnaires sont définitivement bannis ou exterminés comme au Japon, alors les florissantes communautés du Tonkin et de Cochinchine, si chèrement acquises, vont connaître la même extinction inexorable. Le remède est celui-là même qui a fait défaut au Japon : un clergé autochtone et, pour le former l’envoi, de toute urgence, de quelques évêques.

La Propagande est bien consciente de ce problème, mais elle se heurte à l’opposition conjointe des Portugais, jalousement attachés à leur droit de patronage, et des jésuites qui sont largement majoritaires en Asie et ne tiennent pas à renoncer aux immenses privilèges qu’ils ont acquis en pays de mission au profit d’une juridiction ordinaire. Les cardinaux ont déjà tenté de contourner cet obstacle en 1638 en envoyant secrètement au Japon deux vicaires apostoliques, évêques in partibus, afin d’ordonner dans l’urgence quelques prêtres japonais. Mais les deux évêques ont été interceptés en Inde par les autorités portugaises et renvoyés en Europe.

Les vicaires apostoliques 

Paradoxalement la solution va venir d’un jésuite, Alexandre de Rhodes,  qui a été expulsé à cinq reprises du Tonkin  et de Cochinchine. Envoyé à Rome en 1649, il va demander des évêques missionnaires chargés d’ordonner des prêtres vietnamiens. Mais, soumis aux pressions politiques contradictoires des rois d’Espagne et du Portugal, le pape Innocent X hésite. Alexandre de Rhodes se rend alors à Paris où il reçoit un accueil enthousiaste de la part de jeunes prêtres qui aspirent à partir en mission. A Rome, on se méfie naturellement du tempérament français, jugé trop inconstant (la furia francese). Mais on n’a guère le choix. La France est en effet la seule nation catholique non concernée par le système du patronage puisqu’elle n’a (pour l’instant) pas d’intérêt colonial en Asie. Des années de tractations compliquées aboutissent en 1658 à la nomination de trois vicaires apostoliques français pour l’Asie : François Pallu pour le Tonkin, Pierre Lambert de la Motte pour la Cochinchine et Ignace Cotolendi pour la Chine.

 

Les Instructions

Avant leur départ, les  trois évêques reçoivent des instructions très précises de Rome, Les Instructions aux vicaires apostoliques de la Sacrée Congrégation de la Propagande de 1658. Véritable feuille de route qui inspirera les Missions étrangères tout au long de leur histoire,   ces instructions fixent une priorité : l’établissement de l’Eglise locale par la formation de prêtres issus du pays de mission. Elles établissent également deux règles de conduites impératives : le respect des cultures indigènes et l’abstention de toute intervention politique.

La nomination des vicaires apostoliques français pour l’Asie constitue donc de la part du Saint Siège une véritable réforme missionnaire qui intègre les premiers essais d’inculturation lancés par les pionniers jésuites tout en s’efforçant de faire sortir les missions de la tutelle   des Etats européens. Il s’agit donc bien de séparer les mission du pouvoir politique et de les  libérer des pressions et reflexes nationalistes.

 

Départs

Conscients des oppositions que les agents du Padroadovont dresser contre des missionnaires indépendants du contrôle de Lisbonne, les rédacteurs desInstructionsromaines demandent aux vicaires apostolique de partir en Asie incognito. Ils ne devront pas dévoiler leur identité,  ni leur qualité, et voyager par voie de terre afin d’éviter d’être interceptés par les Portugais qui dominent les mers.

Mgr Lambert de la Motte part le premier, en 1660, suivi en 1661 par Mgr Cotolendi. Mgr Pallu ne quitte la France qu’en 1662 après avoir tenté de créer une compagnie maritime la Compagnie de Chine dont l’unique  navire, Le Saint Louis, sombre au large de la Hollande en même temps que les espoirs de la Compagnie. Chaque évêque est accompagné d’une petite équipe de prêtres et de quelques laïcs spécialisés dans la navigation, la médecine ou toute  autre activité profane utile pour la mission.

Les missionnaires s’embarquent à Marseille et traversent la méditerranée  jusqu’à Alexandrette. Ils doivent ensuite passer par la Syrie, l’Irak et la Perse sous domination musulmane en se joignant aux caravanes qui arpentent le désert. Ils  gagnent alors  l’Inde en bateau par le Golfe persique, la  parcourent d’Ouest en Est en char à boeufs, et enfin reprennent la mer jusqu’au Siam en franchissant le Golfe du Bengale.

 

En Asie, la base siamoise

Mgr Lambert de la Motte arrive à Ayutthaya, en Thaïlande (alors royaume du Siam) en août 1662, après dix-huit mois de voyage. En raison des persécutions qui sévissent en Chine et au Vietnam, la capitale siamoise, où règne une grande tolérance, deviendra la base des missions françaises. Il est rejoint en 1664 par Mgr Pallu, accompagné de trois prêtres. Mgr Cotolendi est mort en route ainsi que huit missionnaires, soit plus de la moitié des partants.

En 1665, Mgr Pallu retourne en Europe pour faire un rapport précis sur la situation des missions et les agissements des missionnaires duPadroado, et en partculier des jésuites qui s’opposent farouchement à leur installation. Il passera sa vie à faire des aller-retour entre l’Europe et l’Asie. Mgr Lambert de la Motte se retrouve seul sur le terrain pour organiser la mission française. Il se fait accepter par le roi du Siam, Phra Naraï, qui lui accorde un terrain, le camp Saint-Joseph, où il installe la base des missions : chapelle, séminaire et petit hôpital pour les pauvres. Il ordonne les premiers prêtres vietnamiens, anciens catéchistes des jésuites qui ont achevé leur formation au séminaire d’Ayutthaya,  et effectue deux voyages clandestins au Tonkin et en Cochinchine.

En 1673François  Pallu est de retour à Ayutthaya. Il porte pour le roi du Siam des lettres du Pape et de Louis XIV. Les deux vicaires apostoliques deviennent les pivots des relations diplomatiques qui se nouent entre le Siam et le Vatican, mais surtout la France. L’année suivante,  Louis Laneau, est nommé vicaire apostolique de la mission du Siam.  Il deviendra le promoteur de la première méthode d’inculturation du christianisme en milieu bouddhiste.

François Pallu part alors pour rejoindre sa mission du Tonkin, mais il est arrêté par les Espagnols à Manille et renvoyé en Europe via le Mexique. C’est le premier missionnaire à avoir fait le tour du monde « à l’envers ». Il ne reviendra à Ayutthaya qu’en 1682, trois ans après la mort de Mgr Lambert de la Motte Au début de 1684, il part pour la Chine où il meurt en octobre de la même année.

 En 1688 après l’échange  de  plusieurs ambassades  entre le Siam et la France, aboutit à  la tentative de mise en place d’une sorte de patronage à la française sur le Siam, piloté en sous main par le P. de la Chaise confesseur de Louis XIV. Ces manœuvres politiques aboutissent à une révolution largement antifrançaise qui suit la mort du roi  Phra Naraï et ruine la mission du Siam. Les missionnaires seront emprisonnés jusqu’en 1891. Mgr Laneau mourra en 1696. Il faudra attendre plus de deux siècles pour que la mission retrouve son état originel.

 

A Paris, la création du séminaire

Après le départ des vicaires apostoliques une priorité s’impose : recruter des ecclésiastiques pour assurer la pérennité de l’oeuvre. Ce sera la tâche des procureurs, prêtres nommés par les vicaires apostoliques pour gérer leurs affaires à Paris.

Les  premiers missionnaires recrutés sont hébergés à une cinquantaine de kilomètres de  la capitale, au Château de la Couarde mis à leur disposition par une parente de Mgr Pallu, Mme de Miramion. En 1663, les vicaires apostoliques reçoivent l’autorisation d’ouvrir un séminaire qu’ils installent dans des bâtiments rachetés à Mgr de Sainte Thérèse, évêque de Babylone  et situés à l’angle de la rue du bac et du chemin de la Fresnaye (aujourd’hui rue de Babylone).

Modeste à ses débuts, le Séminaire de la rue du bac,  à la fois siège administratif et maison de formation des Missions étrangères, va s’agrandir au fur et à mesure des besoins. La chapelle actuelle, de style classique est édifiée entre 1683 et 1691. En 1732, on bâtit à l’arrière des premières constructions le bâtiment principal qui donne sur le jardin. En 1869, une aile perpendiculaire, longeant le rue de Babylone, sera ajoutée pour accueillir les aspirants missionnaires. L’oratoire du jardin sera construit vers 1844, à peu près à l’époque sera installée la première salle des Martyrs.

A la fin du XIXesiècle, l’afflux des candidats missionnaires conduit à  transférer les plus jeunes séminaristes dans la maison de campagne des Missions étrangères, à Meudon, qui sert aussi de lieu de détente pendant les jours de congés et les vacances. En 1890, le séminaire de l’Immaculée conception sera construit pour eux à Bièvres.

 

Discordances

Depuis leur fondation, les Missions étrangères fonctionnaient sur une double direction. A Paris, les directeurs du Séminaire étaient chargés de rassembler des fonds et de recruter les futurs missionnaires. En Asie, les vicaires apostoliques assuraient le gouvernement des missions. Les unes et les autres devaient se consulter sur les questions importantes. La construction en 1732 du nouveau bâtiment du Séminaire, alors que les fonds affectés aux missions sont en baisse en raison d’une crise financière, déclenche un grave conflit. Les missionnaires de terrain, représentés par Mgr de Martillat, puis par Mgr Davoust, accusent les directeurs de détournement de fonds et leur intentent plusieurs procès. Il faudra attendre 1773 pour qu’aboutisse une conciliation qui rétablisse l’unité des évêques, des missionnaires et des directeurs en un corps unique.

Dans le même temps, la querelle des rites, qui oppose en Chine le vicaire apostolique du Fujian, Mgr Maigrot, aux jésuites de Pékin, crée d’importantes perturbations dans les missions. Après tentatives de conciliation, Benoît XIV rétablit l’ordre en interdisant formellement les rites en 1744. Ceux-ci  seront de nouveau autorisés, à partir de 1935 en Mandchourie, à la demande de Mgr Gaspais des Missions Étrangères.

 

Problèmes de recrutement

Les querelles avec les jésuites, les désaccords internes et les rebondissements de la crise janséniste ont des effets très néfastes sur le recrutement des Missions Étrangères. De 1693 à 1742, seulement 12 missionnaires partiront pour l’Asie. La moitié d’entre eux reviendront en France, dégoûtés par le climat de discorde qui règne dans les missions. En 1773 la suppression de la Compagnie de Jésus, globalement remplacés par les lazaristes, met fin aux disputes. Les Missions Étrangères reçoivent la mission malabare de l’Inde. Treize anciens jésuites présents sur place se rallient aux missionnaires de Paris. Les effectifs des partants augmentent alors progressivement. Mais en 1780 il n’y a encore que 35 missionnaires, dont  cinq évêques, pour cinq missions.

 

 La Révolution à Paris

En 1789, à la veille de la Révolution, la Société des Missions étrangères compte soixante-et- onze membres dont soixante en mission et onze à Paris. Les premiers évènements révolutionnaires, émeutes populaires en juillet puis  abolition des privilèges lors de la nuit du 4 août, suscitent une vive inquiétude chez les directeurs du Séminaire qui voient les revenus de la Société baisser brusquement avec la suppression de la dîme et du casuel.

Le 12 juillet 1790, le vote par l’Assemblée constituante de la Constitution civile du clergé met de fait le clergé catholique sous la dépendance économique et spirituelle de l’Etat. Alors qu’un peu plus de 50% des ecclésiastiques Français acceptent de prononcer le serment sur la cette constitution, les directeurs des Missions étrangères le refusent unanimement, par fidélité envers l’autorité romaine dont dépend la Société depuis sa fondation. En représailles l’Assemblée interdit à partir de 1792 le départ de tout nouveau missionnaire pour l’Asie.

Deux directeurs, MM. Boiret et Descourvières, répondant à l’invitation du Préfet de la Propagande, partent en mars 1792 pour Rome qui devient alors un lieu de refuge pour de nombreux ecclésiastiques réfractaires. Dans les mois qui suivent, les évènements se précipitent avec l’entrée en guerre de la France : suppression des congrégations religieuses, interdiction du port du costume ecclésiastique, déportation des prêtres réfractaires et enfin renversement de la monarchie le 10 août. Alors que violences et assassinats se multiplient dans tout le pays, le séminaire est attaqué à plusieurs reprises, les portes enfoncées, la cloche brisée. Le 2 septembre un ancien missionnaire de Chine, Urbain Lefebvre, est massacré à la prison des Carmes. Il sera béatifié à ce titre en 1926.

Les six directeurs restants décident alors de se séparer, trois se cachant à Amiens et les trois autres se réfugiant à Londres d’où ils réussissent à faire partir quelques rares missionnaires à bord de bateaux anglais. A Paris le Séminaire est confisqué et transformé en caserne de gardes nationaux.

 

Le séminaire en sommeil 1792-1815

À partir de 1796, de curieuses lettres venues d’Angleterre parviennent  à la maison des  Sœurs hospitalières de Saint-Thomas de Villeneuve, rue de Sèvres, à Paris. Elles sont adressées à une mystérieuse pensionnaire, la citoyenne Lucie. Sous ce  pseudonyme républicain se cache en réalité Thomas Bilhère, l’économe des Missions étrangères, dernier survivant des directeurs réfugiés à Amiens. Bravant la répression qui touche encore le clergé français, il a entrepris de procéder au rachat du Séminaire par l’intermédiaire d’un prête-nom, le citoyen marchand Antoine Salmon. En 1798, après de multiples difficultés,  Thomas Bilhère parvient à faire rétrocéder la propriété à une ancienne religieuse, Melle Peyrusse d’Escars qui en devient la propriétaire légale. Il intervient ensuite auprès du cardinal Consalvi, chargé de négocier le Concordat avec Napoléon. Après le rétablissement du Séminaire par un décret impérial du 23 mars 1805, MM. Bilhère et Alary, reprennent possession du bâtiment le 19 mai 1806. La chapelle, devenue annexe de la paroisse Saint-Thomas-d’Aquin, le restera jusqu’à  la construction de l’église Saint-François-Xavier en 1874.

Mais les relations se tendent avec l’Empereur qui veut utiliser les missions pour favoriser son expansionnisme politique. Les directeurs refusent l’inféodation au gouvernement français et exigent de ne dépendre que  du pape. En représailles,  Napoléon  ordonne en 1808 la fermeture du séminaire qui ne sera  réouvert qu’après la chute de l’Empire, en 1815.

 

Des effectifs en chute libre

Parmi les quatorze nouveaux prêtres envoyés clandestinement durant ces vingt-trois années de sommeil, quatre, capturés par des pirates, ont été emprisonnés à Bordeaux et six sont morts prématurément dans leurs missions où l’âge et les fatigues de l’apostolat ont taillé des coupes sombres parmi les missionnaires d’ancien régime. Il ne reste en poste que 23 missionnaires, dont plusieurs, en particulier parmi les vicaires apostoliques, ont dépassé les soixante-dix ans. Pourtant, c’est à partir de ce petit reste que naîtra le formidable renouveau qui fera de la petite Société de la rue du bac le prestigieux « Séminaire des Martyrs ».

 

Un nouveau départ

La renaissance des Missions Étrangères va trouver son dynamisme dans l’esprit de résistance que les prêtres réfractaires ont entretenu, durant tout le temps de la Révolution, dans la population rurale française dont seront issus la grande majorité des nouveaux missionnaires. Sur le plan matériel, elle va être considérablement favorisée par la création en 1822, d’une association d’assistance aux missions, l’Oeuvre de la Propagation de la Foiqui, par une organisation méthodique de collectes fondées sur le principe “d’un sou par semaine” popularisée en France par une jeune lyonnaise, Pauline Jaricot, permet aux personnes même les plus modestes de participer à l’effort missionnaire et recueille des fonds considérables.

Cette œuvre doit en grande partie son succès à sa politique de communication. Reprenant l’idée des Lettres édifiantes et curieuses et desRelations diffusées par les jésuites aux siècles précédents, la Propagation de la Foi entreprend de publier  dans les Nouvelles des Missions  des lettres communiquées par les Missions Étrangères. Baptisés en 1925 Annales de la Propagation de la Foi, ces recueils vont devenir vers le milieu du siècle un véritable feuilleton, diffusé dans toutes les classes de la société et vont susciter de nombreuses vocations.

 

Le siècle des persécutions 

Aux cours des XVIIeet XVIIIesiècles, les prêtres des Missions étrangères ont appris à vivre avec les persécutions. Certains d’entre eux seront inquiétés, emprisonnés, expulsés mais aucun ne sera exécuté officiellement. Il n’y a donc pas de martyrs français à cette époque. La situation va changer au début du  XIXesiècle durant lequel seules les missions indiennes connaissent une situation à peu près paisible. Dans les autres pays, les persécutions vont s’amplifier avec la pression croissante des puissances européennes sur les pays asiatiques. Et les missionnaires de Paris vont se trouver au premier rang des affrontements.

Le 14 septembre 1815 Mgr Gabriel Taurin-Dufresse, vicaire apostolique du Sichuan, est décapité à Chengdu. C’est le premier martyr des Missions Etrangères. Quelques années plus tard, au Vietnam, l’empereur Minh-Mang, adopte une politique conservatrice, anti-occidentale et donc anti-chrétienne et déclenche une vague de persécutions qui fera cinq morts dans les rangs français entre 1833 et 1838

Le même rejet violent de l’Occident et donc du christianisme se manifeste en Corée avec l’exécution solennelle en 1839 des trois premiers missionnaires français.

En 1840 la guerre de l’opium, qui voit la défaite des Chinois face aux Anglais et l’ouverture forcée de l’Empire du Milieu à la convoitise économique des occidentaux, marque un tournant capital dans le rejet par les pays asiatiques des “Barbares d’Occident.” À partir de 1842, la signature des traités inégaux, qui conclut la guerre de l’opium, ouvre aux Occidentaux l’accès à cinq ports chinois et accorde une protection diplomatique aux étrangers, donc aux missionnaires. Mais elle change aussi la situation des chrétiens. Le négociateur français du traité de Wampoa, Théodore Lagrenée, obtient un édit de tolérance envers les chrétiens qui ne sera ni publié, ni réellement appliqué, mais qui justifiera l’ingérence de la France dans les affaires religieuses chinoises.

Au Guanxi,un missionnaire français, Auguste Chapdelaine est arrêté et condamné à mort avec quatre chrétiens chinois. Il mourra enfermé dans une cage de fer suspendue au portail du prétoire de Yaoshan, le 26 février 1856. Le préfet apostolique du Guangxi, Mgr Guillemin, décide d’intervenir sur le plan politique afin de mieux protéger sa mission et dénonce le meurtre de son confrère comme une violation du traité de Wampoa. Le gouvernement de Napoléon III profite de ce prétexte pour s’allier aux Anglais qui déclenchent la deuxième guerre de l’opium. En 1858, le traité de Tianjin condamne la Chine à verser une indemnité de 12 millions de taëls et exige la dégradation du magistrat responsable de l’exécution. L’affaire Chapdelaine s’inscrit dans l’histoire chinoise comme un exemple de l’implication des missions dans les intérêts politiques et commerciaux des pays occidentaux, au détriment de sa dimension religieuse.

En août 1860, en effet, des troupes franco-anglaises envahissent Pékin et incendient le Palais d’été. Le 24 octobre, la convention de Pékin accorde des avantages commerciaux aux Anglais, et aux Français un droit de protection sur les missions de Chine. Ces mesures humilient le gouvernement chinois et augmentent les sentiments anti-occidentaux de la population. Les persécutions continuent dans les provinces éloignées de la capitale. Au Guizhou le missionnaire français Jean-Pierre Néel est décapité en février 1862 avec plusieurs chrétiens.

Cette exécution suscite de vives réactions de la part des occidentaux qui exigent des réparations, suivies de troubles puis de représailles. Ce cycle infernal favorise la montée en puissance d’une secte créée en 1898 au Shandong, les Boxers, qui draine les mécontentements et les frustrations accumulés par les Chinois contre les “barbares d’Occident”.

Violemment xénophobes, les Boxers se soulèvent en juin 1900 et sèment la terreur dans toutes les provinces du Nord. À Pékin, ils assiègent les légations étrangères et assassinent le ministre allemand Von Ketteler. Il faudra attendre deux mois avant qu’une armée formée par huit nations vienne rétablir l’ordre avec une violence égale à celle des rebelles.

Considérés comme des alliés des occidentaux et des traîtres à leur pays, les chrétiens comptent parmi les cibles privilégiées des révoltés. Plus de trente mille catholiques chinois seront massacrés au cours des troubles ainsi que de nombreux occidentaux.

 

Au Vietnam, toute la fin du siècle est marquée par de violents mouvements de résistance à l’occupation française qui progresse. Les chrétiens et les missionnaires en sont les premières victimes : plus de vingt prêtres MEP et près de 100 000 vietnamiens seront massacrés entre 1872 et 1895, date de la prise de contrôle officielle de la France sur l’ensemble de l’Union Indochinoise.

En Corée,  la décapitation de neuf missionnaires en 1866 donnera lieu à une intervention navale française sur l’île de Kangwa. Après le départ des troupes, 10 000 chrétiens coréens seront exécutés en signe de représailles.

 

Le séminaire des Martyrs

L’exemple des Martyrs, dont l’héroïsme est exalté par les Annales de la Propagation de la Foilues dans tous les séminaires de France,  suscite de nombreuses vocations pour les Missions étrangères.   La mort de chacun  d’entre eux est généralement à l’origine de plusieurs départs en mission. Ainsi certains diocèses deviennent de véritables pépinières de missionnaires et de martyrs comme Besançon (Saints Isidore Gagelin, Joseph Marchand, François Néron et Etienne Cuenot) ou Poitiers (Saints Jean-Charles Cornay et Théophane Vénard).

Le milieu du XIXesiècle correspond donc à une augmentation très sensible du nombre des partants. De 1660 à 1789, on compte 243 départs, soit 2 à 3 par an. Puis, de 1790 à 1815, années de fermeture du Séminaire durant la Révolution et l’Empire, 23 départs en 25 ans. Six départs en 1820, cinq ans après la réouverture, 12 en 1830, 31 en 1860, 62 en 1889 et 73 en 1898, année record.

 

Les voyous de la rue du bac

Au fur et à mesure que s’étend la renommée des Martyrs, les aspirants aux Missions étrangères se font de plus en plus nombreux, mais aussi de plus en plus jeunes. Pour les former et les héberger au cours de leurs années d’étude, il faut agrandir le séminaire de la rue du Bac et acquérir celui de Bièvres. L’enseignement et la spiritualité y sont globalement les mêmes que dans la plupart des séminaires diocésains de l’époque.

À partir des années 1840, la tension et l’enthousiasme provoqués par la multiplication des Martyrs vont imprégner le Séminaire de la rue du Bac d’une atmosphère spécifique. Un esprit “Missions étrangères” se crée, fait de solidarité et d’autonomie, de sens du devoir et de sens de l’humour, d’exigence et de liberté. La foi ardente des jeunes aspirants, leur soif de dépassement, leurs rêves de conquête et leur discipline de séminaristes s’agrémentent d’un folklore de potaches qui les aide à combattre les moments de peur ou d’hésitation, et la tristesse d’avoir quitté leur famille pour toujours.

Ils font du théâtre, se livrent à diverses facéties, organisent des compétitions sportives dans le parc de Meudon et des concours de boule dans le jardin du séminaire, avant d’apprendre à fumer la pipe et de se laisser pousser la barbe. Plus tard, on les surnommera “les voyous de la rue du Bac”, parce qu’ils ne nouent pas leurs ceintures comme des clercs bien élevés et parce que, par-dessous leur soutane trop courte, on voit dépasser le bas de leur pantalon.

Ces provocations de façade sont  surtout des voiles de pudeur qui masquent chez la plupart d’entre eux une intense piété, attisée par la vénération croissante pour les Martyrs. Les risques bien réels qu’implique la vocation missionnaire en Asie à cette époque contribuent à développer la dévotion à la Vierge « Reine des Martyrs », figure maternelle et protectrice, souveraine bienveillante et tendre, ultime recours pour ces jeunes hommes qui, s’étant arrachés pour toujours à leur famille, se préparent à une existence hasardeuse et parfois dramatique. L’oratoire de la Vierge, dans le jardin, est, avec la salle des Martyrs, le haut lieu de cette double dévotion.

 

La Salle des martyrs

Le 3 août 1843 arrivent au Séminaire de la rue du Bac un coffre hermétique.  A l’intérieur,  les restes de Pierre Borie, décapité au Vietnam le 24 novembre 1838, ainsi que d’autres souvenirs du martyr dont son immense cangue. Ces reliques sont exposées dans une chambre du premier étage. Les aspirants missionnaires (séminaristes) vont prendre l’habitude d’aller y prier quelques instants chaque jour, et c’est ainsi que va naître la Salle des Martyrs. Par la suite, les reliques et souvenirs de plusieurs martyrs seront envoyés des autres missions. Puis arrivent les tableaux des Martyrs du Tonkin. Au bout de quelques années, la chambre du premier étage est devenue trop petite, et incommode à cause du nombre croissant de visiteurs venus de l’extérieur, qui demandent à “monter à la chambre des Martyrs”. Aussi le contenu de cette chambre est-il descendu dans une pièce plus grande du rez-de-chaussée, et la plupart des châsses contenant les restes des martyrs déposées sous les autels de la crypte de la chapelle.

 

Apogée

La vénération des Martyrs des Missions étrangères  reçoit une consécration officielle grâce à  une série de béatifications qui commence  au début du XXe siècle avec celles des premiers martyrs de Chine et du Vietnam. En 1925,  c’est  le tour des trois premiers Martyrs de Corée  auxquels sont ajoutés en 1968 sept de leurs successeurs. En 1984, Jean-Paul II célébre à Séoul la canonisation des 103 Martyrs de Corée. Puis en 1986  a lieu à Rome la canonisation des 117 Martyrs du Vietnam et en 2000 celle des 120 Martyrs de Chine. En quatorze ans, la Société des Missions étrangères a donc gagné 23 saints. La salle des Martyrs qui n’a fait que s’enrichir de nouveaux souvenirs au cours des décennies, attir désormais un nouveau public : les pèlerins asiatiques, et surtout coréens, désireux de vénérer la mémoire de leurs pères dans la foi. C’est alors qu’un autre lieu va être aménagé, plus vaste et plus accessible de l’extérieur, sous la cour intérieure en 2002.

 

De nouveaux pays

Quelques années après le redémarrage de la Société au XIXe siècle, les directeurs du Séminaire sont sollicités par Rome en faveur de la toute jeune communauté chrétienne de Corée, fondée par des laïcs, qui réclament des prêtres. Trois missionnaires, tous volontaires, réussissent à pénétrer dans le Royaume Ermite entre 1835 et 1838. Ils seront martyrisés à Séoul en 1839 mais la mission ne sera jamais abandonnée.

Pour faciliter l’entrée de ses missionnaires en Corée, La Société des Missions étrangères demande et obtient en 1838 la juridiction sur la Mandchourie. A partir des années 1840, au fur et à mesure que ses effectifs augmentent, elle se voit confier de nouvelles missions : la Malaisie, le Tibet, les provinces du Guizhou, du Guangxi et de l’île d’Haïnan, puis la Birmanie en 1856 et le Laos en 1899.

Le Japon avait été confié aux Missions étrangères en 1831 en même temps que la Corée à une époque où le pays était inaccessible aux Occidentaux depuis la grande persécution du début du XVIIesiècle. En 1865, dix-neuf ans après l’érection d’un vicariat apostolique indépendant pour le Japon, un petit groupe de chrétiens clandestins se présente au P. Petitjean dans la concession française de Nagasaki. Cette rencontre sera à l’origine de la renaissance du christianisme japonais.

 

Dans le sillage de la colonisation 

Tout au long du XIXesiècle, le rayonnement de la Société des Missions étrangères s’étend en Asie, tandis que la présence politique française se renforce.  La mentalité des missionnaires français évolue au rythme de cette progression coloniale. Les « évangélisateurs » des débuts de la Société se doublent de « civilisateurs ». Partageant souvent le complexe de supériorité occidentale des colonisateurs, ils tendent parfois à s’écarter des consignes de respect et de non-ingérence données à leur fondateurs. Néanmoins, par leurs multiples travaux  scientifiques et par la quantité des oeuvres qu’ils ont fondées, les missionnaires ont largement contribué au  développement de leurs pays  de mission.

 

Les œuvres caritatives

Dès leur installation au Siam, Mgrs Lambert de la Motte et Laneau ont posé les bases d’une action charitable selon les critères du XVIIesiècle : dispensaire, visites aux prisonniers et école destinée prioritairement à la formation de petits séminaristes. Au Vietnam, Mgr Lambert crée la première congrégation féminine autochtone, les Amantes de la Croix, consacrée à l’instruction et au soin des femmes.  Au siècle suivant, les Vierges chinoises rempliront les mêmes tâches dans le mission du Sichuan.

Les œuvres caritatives se développent considérablement au XIXesiècle sous l’impulsion du pape Grégoire XVI, très attaché à l’instruction des enfants et des jeunes filles. Sur le terrain, les missionnaires fondent de nouvelles congrégations, adaptées aux besoins locaux. Ils font également appel aux congrégations européennes, (Sœurs franciscaines missionnaires de Marie, Dames de Saint Maur, Sœurs de Saint Paul de Chartres, Sœurs de Saint Joseph de Cluny, Frères franciscains, Chanoines du Grand-Saint Bernard) pour gérer les nombreux hôpitaux, dispensaires, léproseries, hospices ou écoles qu’ils ont ouverts avec l’aide financière de leur famille, de leurs amis ou des oeuvres pontificales comme la Sainte Enfance, créée en 1843 par Mgr Forbin-Janson.

Cependant, dans les endroits isolés, les prêtres MEP assurent eux-mêmes les soins aux malades et l’instruction des enfants. Pour les besoins de leur mission, ils doivent également se faire, selon les besoins et les circonstances, cartographes, défricheurs, cultivateurs, agronomes, architectes, constructeurs d’églises, de routes ou de ponts, etc.

 

Les langues et les cultures

Une des priorités qui s’impose aux missionnaires arrivant à leur poste est l’apprentissage des langues locales, tant pour communiquer avec la population que pour les nécessités plus spécifiques de l’apostolat. Tout en maintenant l’usage du latin pour la liturgie, les Instructions de 1659 préconisaient les traductions des prières et du catéchisme. Au fur et à mesure de leur installation, les missionnaires doivent donc se faire traducteurs, puis imprimeurs et certains d’entre eux  vont apporter une importante contribution aux études linguistiques par la rédaction de grammaires et de dictionnaires.

 

Au XIXesiècle les travaux de traductions se multiplient avec la création  de nombreuses imprimeries dans chaque mission. Les missionnaires, confrontés à des langues d’autant plus variées qu’ils se trouvent souvent au contact de minorités parlant des dialectes particuliers, accomplissent un travail considérable.  Grâce à eux beaucoup de ces langues furent sauvées de l’oubli. De la grande imprimerie Nazareth, ouverte à Hong-kong en 1885, sortent en moyenne 29 livres par an (soit plus de 62000 exemplaires) dans des langues aussi variées que le chinois, le vietnamien, le latin, le français, mais aussi l’anglais, le tibétain, le laotien, le malais, le japonais, le coréen, le tamoul, le lolo, le javanais etc.

 

Les sciences

Alors qu’au XVIIe les jésuites avaient utilisé leur prestige de scientifiques pour séduire les milieux cultivés du Japon et de Chine, les premiers vicaires apostoliques se méfiaient de l’utilisation des moyens humains qui selon eux constituaient « une charge et une entrave plutôt qu’un réel secours », détournaient les missionnaires de leurs devoirs apostoliques et provoquaient en définitive davantage de persécutions que de conversions.

Dans la deuxième moitié du XXèsiècle, la poussée coloniale française en Extrême-Orient et la fièvre des explorations entraîne un changement de mentalité. Sous la IIIèRépublique, une alliance objective et paradoxale se noue entre les républicains laïcs du gouvernement français, les milieux d’affaires, les sociétés savantes et les congrégations missionnaires catholiques afin de promouvoir une politique d’affirmation de la grandeur nationale. Dans le même temps, Rome  incite les missionnaires à  « recueillir tout ce qui leur semblerait contribuer à faire connaître l’histoire naturelle de chaque pays, surtout la botanique, la minéralogie et la zoologie ». Ces nouvelles dispositions donnent naissance à plusieurs vocations scientifiques parmi les missionnaires. De nombreuses collectes botaniques sont envoyées au Museum d’histoire naturelle qui attribue souvent  à ces plantes le nom de leurs inventeurs : Les PP. Delavay, Bodinier pour la Chine, Faurie pour le Japon et la Corée, Soulié pour les Marches Tibétaines et beaucoup de leurs confrères. D’autres missionnaires s’intéressent davantage aux animaux et aux insectes comme le P. Dubernard qui envoie à un collectionneur privé, M. Oberthur, des milliers de papillons qu’il fait attraper par les élèves de son école. D’autres encore se spécialisent en géologie, en ethnologie etc.

En se consacrant à ces activités profanes, les missionnaires  ne se détournent pas de leurs mission puisque la vente  de leurs collectes sert à financer leurs écoles, dispensaires et œuvres diverses. Par l’ensemble de leurs travaux, ils contribuent largement à une meilleure connaissance en Europe des pays où ils résident.

 

La Grande Guerre

Après le développement spectaculaire des vocations missionnaires dans la deuxième moitié du XIXesiècle, une baisse sensible d’effectifs, due à la crise provoquée par les lois laïques, précède la période de 1914-18. C’est donc une Société légèrement  affaiblie qui va devoir affronter l’épreuve de la Grande Guerre. La mobilisation, tout en ponctionnant les missions, tarit également les entrées au Séminaire. Douze missionnaires seulement partiront au cours des quatre années de conflit alors que 103 aspirants devront interrompre  leurs études pour  rejoindre le front.   Dans le même temps plus de deux-cent missionnaires seront mobilisés et rappelés en Europe. Une cinquantaine  d’entre eux mourront au  Champ d’honneur, parmi lesquels deux directeurs du Séminaire : Pierre Compagnon, aumônier volontaire, et Marius Guiraud, infirmier militaire. Seuls les missionnaires âgés de plus de 48 ans seront dégagés de leurs obligations militaires.

Animés par l’élan patriotique de 1914  (en dépit de la douleur de quitter ses ouailles aucun missionnaire appelé n’hésite à aller accomplir son devoir  civique) mais habités par le souvenir et le souci de leurs fidèles qui leur manifestent de loin leur soutien moral et spirituel, partagés entre le service de leur pays natal et la nostalgie de leur terre d’adoption, ces prêtres-soldats sont brancardiers ou  infirmiers pour les plus  anciens,  combattants pour les plus jeunes.  Réduits au rang de citoyens ordinaires, ils partagent les souffrances et les états d’âmes de leurs compagnons d’armes qu’ils s’emploient à réconforter,  tout en s’efforçant de préserver, non sans difficultés parfois, leurs vertus et leur discipline ecclésiastiques. Certains, faits prisonniers, souffrent de la  faim et réclament des colis ; d’autres, amputés suite à leurs blessures, sont réformés par l’armée mais doivent obtenir des dispenses pour défaut physique afin de pouvoir  reprendre leurs fonctions sacerdotales.

Loin du front, dans les missions, les évêques, n’ayant plus à leur disposition que des missionnaires âgés ou réformés pour défaut de santé, sont parfois contraints d’assurer eux-mêmes le service des paroisses. Au fur et à mesure que le conflit s’éternise, une  nécessité s’impose : celle de développer  la formation d’un clergé local, tâche prioritaire affectée aux fondateurs des Missions étrangères en 1658, mais passée au second plan en raison de l’afflux de vocations françaises au XIXe siècle.

 

De la colonisation à l’installation de la hiérarchie autochtone

La guerre de 1914-18 marque un tournant dans la perception de l’action civilisatrice invoquée par les puissances occidentales et par les missionnaires pour justifier la colonisation. Car une fois la paix revenue, le constat est accablant : la boucherie engendrée par les nationalismes au sein même des nations chrétiennes constitue un contre-témoignage inacceptable pour les Asiatiques. L’Europe ne peut désormais plus invoquer la supériorité de sa civilisation. Un an après l’armistice, le 30 novembre 1919 Benoît XV publie la lettre apostolique  Maximum illudqui stigmatise les passions nationales parmi les missionnaires et déplore l’infériorisation du clergé indigène.

Les commentateurs  ont vu dans cette encyclique une orientation nouvelle de l’action missionnaire alors que le pape ne faisait que rappeler les antiques principes fondateurs de la Société des Missions étrangères dictés à ses premiers vicaires apostoliques en 1659, principes que les aléas de l’histoire avaient quelque peu occultés dans l’esprit peut-être pas de tous, mais certainement d’une bonne partie des missionnaires.

Si le missionnaire se laisse en partie guider par des vues humaines et se préoccupe, fût-ce partiellement, de servir les intérêts de sa patrie, au lieu de se conduire en tout point en véritable apôtre, toutes ses démarches seront aussitôt discréditées aux yeux de la population ; celles-ci en viendront facilement à s’imaginer que le christianisme n’est que la religion de telle nation étrangère, que se faire chrétien est accepter la tutelle et la domination d’une puissance étrangère et renier sa propre patrie ”.(Maximum Illud).

“ Aux peuples prêchez l’obéissance à leurs princes (…) ne critiquez pas leurs actions, même celles des princes qui vous persécuteraient. N’accusez pas leur dureté, ne reprenez rien dans leur conduite, mais dans la patience et le silence attendez de Dieu le temps de la consolation. Refusez-vous absolument à semer dans leurs territoires les germes d’aucun parti, espagnol, français, turc, persan ou autre. Bien au contraire, extirpez à la racine autant qu’il est en votre pouvoir toutes les rivalités de ce genre. Et si l’un de vos missionnaires, dûment averti, continue à alimenter de telles dissensions, renvoyez-le immédiatement en Europe, de peur que son imprudence ne mette les affaires de la religion en grand péril”(Instructions de 1659).

 

En 1926, avec le soutien affirmé de Mgr de Guébriant, premier supérieur général des Missions étrangères depuis 1921les six premiers évêques chinois recevront la consécration épiscopale. Dans les années suivantes, le mouvement s’étendra progressivement au Japon, en Inde, au Vietnam et dans tous les pays de mission. Aujourd’hui il ne reste d’évêque MEP qu’au Cambodge en raison de l’éradication du clergé local par les Khmers rouges en 1975.

 

La deuxième guerre mondiale et ses conséquences

Après la grande ponction de 1914-18, les effectifs des Missions étrangères remontent doucement. Mais sur le terrain, les prêtres des Missions Etrangères vont se retrouver pris dans les remous de l’histoire agitée des pays d’Asie bouleversés par la deuxième guerre mondiale et l’avènement des régimes communistes.

Entre les deux guerres en effet, le Japon a continué sa politique expansionniste. En 1942, il contrôle toute l’Asie de l’Est et fait miroiter des espoirs d’indépendance aux anciennes colonies occidentales tout en les exploitant abusivement. Après sa défaite, les partis nationalistes se réveillent brutalement dans les pays occupés, entraînant la révolution de Mao Zedong en Chine, la guerre civile en Corée, et la guerre contre la France puis contre la présence américaine en Indochine. Ce sera la période la plus meurtrière de l’histoire de la Société des Missions Étrangères : La courbe des missionnaires tués en fonction est à ce titre très parlante : 13 morts entre 1670 et 1800, 76 au XIXesiècle parmi lesquels on compte les 22 martyrs canonisés, et 88 au XXesiècle dont 61 entre 1945 et 1975.

En tant que Français et en tant que prêtres, les missionnaires sont des cibles privilégiées durant ces années troubles. Beaucoup seront d’abord arrêtés  par les Japonais, puis relâchés et pour certains mobilisés dans l’armée française ; seize d’entre eux seront finalement tués dans des circonstances diverses, généralement par les combattants communistes. D’autres seront internés ou envoyés en camp de rééducation.

Le 21 juillet 1954, les accords de Genève concluent le retrait des Français d’Indochine et le Vietnam est coupé en deux. Après Berlin et la Corée, ce pays va devenir le nouveau théâtre de la guerre froide. En près de vingt ans de conflit, neuf prêtres des Missions étrangères seront abattus ou mortellement blessés dans l’exercice de leurs fonctions jusqu’à leur expulsion  définitive en 1975.

La situation vietnamienne a déteint sur les pays limitrophes de l’ancienne Union Indochinoise. Au Laos, cinq missionnaires MEP disparaissent dans des conditions obscures. Au Cambodge, cinq autres sont tués ou portés disparus sous le régime des Khmers rouges.

 

Des déploiements nouveaux

A partir de 1950, l’instauration de la République Populaire en Chine, la montée du communisme dans les pays du Sud-Est asiatique et la décolonisation vont bouleverser l’équilibre établi depuis un demi-siècle. Dans les 25 années qui suivent, les missionnaires sont tour à tour expulsés de Chine, puis de Birmanie, du Laos, du Cambodge et du Vietnam. A la même époque, le gouvernement indien décide de ne plus accorder de visa aux missionnaires étrangers. Alors que les vocations diminuent sensiblement en France, de nouveaux champs d’apostolat sont ouverts pour reclasser les missionnaires chassés de leurs missions : Madagascar  avec le diocèse de Mananjary dans les années 1960 puis, dans la décennie suivante, le Brésil et l’Indonésie où les prêtres français se mettront au service de la hiérarchie locale.

 

Le concile Vatican II

Vingt-quatre évêques MEP sont convoqués au Concile Vatican II qui s’ouvre le 11 octobre 1962.  Le plus jeune d’entre eux, Mgr Yves Ramousse, Vicaire apostolique du Cambodge, n’a que 35 ans quand il arrive à Rome pour la deuxième session en septembre 1963, après la mort de Jean XXIII. L’année suivantes le P. Queguiner, Supérieur Général des Missions étrangères  sera nommé Père conciliaire  « par privilège spécial » du Pape Paul VI et participera à ce titre aux deux dernières sessions.

C’est lors de  la quatrième session, qui se tient à l’automne 1965, que sont fixées les grandes orientations missionnaires.

La déclaration  Nostra Aetate,adoptée le 28 octobre 1965 reconnait la liberté religieuse et  affirme que l’Église ne rejette rien de ce qui est « vrai et saint » dans les religions non chrétiennes et qu’elle respecte sincèrement les règles et les doctrines de ces religions qui « reflètent souvent un rayon de la vérité qui illumine tous les hommes » (§ 2). Les religions nommément citées sont  l’Hindouisme, le Bouddhisme, l’Islam et le Judaïsme.

De mêmele décret Ad Gentes évoque les semina Verbi(semences du Verbe), qui se trouvent cachées dans les différentes « traditions nationales et religieuses », et dont la reconnaissance doit être articulée avec l’exigence  d’évangélisation. Cette vision positive de l’action du Dieu unique au cœur même des religions non chrétiennes va considérablement modifier les pratiques et les conceptions missionnaires.

 

Et maintenant…

La dernière grande mutation des Missions étrangères date du début des années 2000 alors que, après plusieurs années marquées par d’abord de nombreux départs dans le sillage de mai 68, puis par un terrible creux dans le recrutement au cours des années 80, de nouveaux aspirants ont commencé à se présenter nouveau rue du bac à partir des années 90 . Le séminaire de Paris est alors complètement rénové avec une réhabilitation des parties résidentielles et administratives à l’intérieur, et l’ouverture de nouveaux espaces ouverts au public : salle des martyrs sous la cour, salles d’exposition etc… Cette ouverture se traduit aussi sur le terrain avec l’envoi de nombreux volontaires laïcs à l’issue d’une formation rue du bac. Parmi eux un certain nombre de garçons perpétueront leur engagement en choisissant la carrière missionnaire. Ils devront alors reprendre leurs études pour au moins six ans passés dans les séminaires de Paris ou de province. Depuis quelques années, un foyer vocationnel a également été ouvert rue du bac, qui permet à des jeunes de mûrir leur vocation au cours d’une année de propédeutique. Récemment de nouveaux missionnaires ont été destinés à d’anciennes missions dont leurs aînés avaient été expulsés depuis près de cinquante ans, comme la Birmanie et le Laos, à partir de la mission de Thaïlande qui trois siècles et demi plus tôt servit de berceau aux Missions étrangères. Ainsi les hommes se succèdent, les méthodes changent, les évènements remodèlent sans cesse le cadre des opérations comme les plans d’action, mais la mission elle, se poursuit de génération en génération. En octobre dernier le pape François a  décrété que le mois d’octobre 2019 serait un mois missionnaire extraordinaire pour célébrer le centenaire de la promulgation de l’encyclique Maximun illud. C’est par cette invitation tout à fait actuelle que je conclurai, gardant dans l’esprit que les fondements de cette encyclique figuraient déjà ans la charte fondatrice des MEP, les Instructions de 1659  : La lettre apostolique Maximum illud avait exhorté avec un sens prophétique et une assurance évangélique à sortir des frontières des nations pour témoigner de la volonté salvifique de Dieu à travers la mission universelle de l’Eglise. Que l’approche de son centenaire soit un stimulant pour dépasser la tentation récurrente qui se cache derrière toute introversion ecclésiale, toute fermeture autoréférencielle dans ses propres limites sécuritaires, toute forme de pessimisme pastoral, toute nostalgie stérile du passé, pour s’ouvrir plutôt à la nouveauté joyeuse de l’Evangile.

 

Conférence donnée aux Missions Etrangères de Paris dans le cadre du cycle des conférences du 360è anniversaire, le 15 septembre 2018, par Françoise Buzelin, Chargée de recherches aux MEP.