Le christianisme chinois du haut Moyen-Âge

Publié le 08/11/2024




Érudits religieux et savants européens ont identifié la présence chrétienne en Chine dès le VIIe siècle à partir de découvertes majeures controversées. Dans son travail de thèse, le père Alexis Balmont, MEP, analyse ces textes méconnus – patrimoine riche et surprenant – sur l’histoire des missions chrétiennes de Chine.
Représentation du Buddha, grottes de Mogao, Chine.

Représentation du Buddha, grottes de Mogao, Chine.

 

Le 5 novembre 2024, le Pape François a remis le prestigieux prix Bellarmin au P. Alexis Balmont, MEP, pour sa thèse de doctorat sur la stèle de X’ian.

 

La présence de chrétiens orientaux de culture syriaque, en Chine, dans le haut Moyen Âge, fut documentée en Occident à partir de la découverte de la stèle de Xi’an, au début du XVIIe siècle. Le père Emmanuel Diaz, supérieur de la mission jésuite de Pékin, écrivait à ses supérieurs en 1626 : « On a découvert un ancien monument de pierre, par lequel il est manifeste qu’il y a eu, en Chine, des prédicateurs du saint Évangile. […] Les ministres d’une des trois sectes de la Chine possèdent un couvent où se voit la susdite pierre : un juge, grand ami du docteur Léon, en ayant eu connaissance et conjecturant que c’était la même Loi dont celui-ci l’avait entretenu, il la lui envoya, transcrite mot à mot, telle qu’elle se trouvait gravée sur la pierre. À peine le docteur Léon l’eut-il qu’il la fit imprimer. Le docteur Paul en fit autant et l’adressa aussitôt à nos pères, les priant de la traduire en langue portugaise. Plusieurs se donnèrent de la peine pour cela et on trouva qu’elle était écrite en vers chinois, avec beaucoup de caractères équivoques, et divers termes de la secte du paganisme très difficiles à entendre, outre les métaphores et allusions diverses qui y sont contenues. »1

Cette découverte inattendue suscita immédiatement la curiosité et l’enthousiasme des savants européens. Pendant plusieurs siècles, la stèle fut étudiée principalement par des érudits religieux. Ils cherchèrent à démontrer son antiquité qui fut très tôt mise en question. Dès 1652, G. Horn écrivait par exemple : « Il est clair que la pierre est un faux et a été fabriquée par les jésuites pour tromper les Chinois et les dépouiller de leurs trésors. »2

L’antiquité du monument ne fut acquise qu’au début du XXe siècle, quand apparurent d’autres témoins archéologiques de la présence chrétienne en Chine à partir du VIIe siècle.

 

Les découverte de Paul Pelliot

En 1908, l’explorateur et philologue, Paul Pelliot accéda à une cache des grottes des mille bouddhas, de Mogao, découverte en 1900 par le prêtre taoïste gardien du lieu, la grotte 17 de Dunhuang. Voici un extrait de la lettre qu’il écrivit au chef parisien de son expédition, Émile Senart : « Le 3 mars, pour le Mardi gras, je pus entrer dans le saint des saints ; je fus stupéfié. Depuis huit ans qu’on puise à cette bibliothèque, je la croyais singulièrement réduite. Imaginez ma surprise en me trouvant dans une niche d’environ 2,5m en tous sens, et garnie sur trois côtés, plus qu’à hauteur d’homme, de deux et parfois trois profondeurs de rouleaux. D’énormes manuscrits tibétains serrés entre deux planchettes par des cordes s’empilaient dans un coin ; ailleurs des caractères chinois et tibétains sortaient du bout des liasses. Je défis quelques paquets. Les manuscrits étaient le plus souvent fragmentaires, amputés de la tête ou de la queue, brisés par le milieu, parfois réduits au seul titre ; mais les quelques dates que je lus étaient toutes antérieures au XIe siècle et, dès ce premier sondage, je rencontrais quelques feuillets d’un pothi en brahmi et d’un autre en ouïgour. Mon parti fut vite pris. L’examen au moins sommaire de toute la bibliothèque s’imposait, où qu’il dût me mener. De dérouler d’un bout à l’autre les quelque 15 000 à 20 000 rouleaux qui se trouvaient là, il n’y fallait pas songer ; je n’en eusse pas vu la fin en six mois. Mais je devais au moins tout ouvrir, reconnaître la nature de chaque texte et quelles chances, il offrait d’être nouveau pour nous ; puis faire deux parts, l’une de crème, de gratin, de ce qu’il fallait se faire céder à tout prix, et l’autre qu’on tâcherait d’obtenir, tout en se résignant, le cas échéant, à la laisser échapper. Bien que j’aie fait diligence, ce départ m’a pris plus de trois semaines. Les dix premiers jours, j’abattais près de 1 000 rouleaux par jour, ce qui doit être un record : le 100 à l’heure accroupi dans une niche, allure d’automobile à l’usage des philologues. J’ai ralenti ensuite. D’abord, j’étais un peu fatigué, la poussière des liasses m’avait pris à la gorge ; et aussi mes négociations d’achat m’incitaient à gagner du temps, autrement dit à en perdre. Un travail aussi hâtif ne va naturellement pas sans quelques aléas ; des pièces ont pu m’échapper, qu’à plus mûr examen j’aurais aimé m’annexer. Toutefois, je ne pense pas avoir rien négligé d’essentiel. Il n’est pas seulement un rouleau, mais un chiffon de papier — et Dieu sait s’il y avait de ces loques — qui ne m’ait passé par les mains et je n’ai rien écarté qui ne m’ait paru sortir du cadre que je m’étais tracé. Il me reste à vous faire connaître ce que j’ai trouvé. […] À côté du mazdéisme et du manichéisme, il est une religion étrangère dont la fortune en Chine à l’époque des T’ang a été popularisée par l’inscription de Si-n’gan-fou (la stèle de Xi’an, NDLR) : c’est le christianisme nestorien. Ici encore nos manuscrits nous apportent une contribution inespérée. J’ai retrouvé en trois morceaux, mais finalement complet, un petit rouleau intitulé Ta s’in king kiao san wei mon tou tsan 大秦景教三 威蒙度讚†(Éloge des trois majestés de la religion brillante du Ta-ts’in, par lesquelles on obtient le salut), autrement dit Éloge de la Sainte Trinité. Le terme de “Religion brillante du Ta-ts’in” nous est bien connu : c’est exactement celui qui désigne le nestorianisme au fronton de la stèle de Si-n’gan-fou. Le manuscrit débute effectivement par un éloge du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Puis viennent des invocations, d’abord à 阿羅訶†A-lo-ho (Eloha), au 彌施訶†Mi-Che-ho (Messie) et au Saint-Esprit, dont les trois hypostases (三身) se réduisent à une seule nature ( 同 歸一體) ; ensuite aux princes de la loi (法王), c’est-à-dire aux apôtres et aux prophètes, en commençant par les quatre évangélistes 瑜†罕 難†Yu-han-nan (Jean), 盧伽†Lou-kia (Luc), 摩 矩辭†Mo-kiu-ts’eu (Marc) et 明泰†Ming-t’ai (Matthieu). Suit une énumération de trente-cinq ouvrages nestoriens, dont les titres sont parfois transcrits, parfois traduits. Enfin ce court document se termine par une note rappelant que les oeuvres du nestorianisme, parvenues en Chine, étaient au nombre de 530 ; A-lo-pen introduisit le nestorianisme en Chine en 635 ; il adressa une requête au trône dans sa langue maternelle ; 房玄齡†Fang Hiuan-ling et 魏徵†Wei Tcheng (tous deux hommes d’État bien connus) en présentèrent la traduction ; plus tard, par ordre impérial, le moine nestorien 景淨†King-tsing traduisit les oeuvres énumérées plus haut ; les autres subsistent dans leur état premier, sur olles ou sur peau, mais n’ont pas passé en chinois. Tel est en gros le contenu de ce petit texte qui, sans avoir l’importance de l’inscription de Si-ngan-fou, la confirme et complète. »3

Les trois morceaux découverts par Paul Pelliot furent rapportés en France où ils sont aujourd’hui conservés à la Bibliothèque nationale de France. Ils incluent deux textes : le premier fut identifié comme une adaptation chinoise du Gloria in Excelsis Deo et le second est aujourd’hui interprété comme une forme de litanie invoquant l’efficacité des livres sacrés et des saints, imitant un modèle bouddhique et enrichie par une note explicative dont le contenu est bien décrit par Paul Pelliot.

 

Des manuscrits qui se complètent

Ils furent bientôt complétés par de nouveaux manuscrits, aujourd’hui rassemblés sous le nom de Textes chrétiens de Dunhuang. Li Shengduo, un lettré chinois, en acquit illégalement deux quand il mit la main sur certains des manuscrits de la cave 17, rapportés à Pékin en 1911. Le premier est un texte bouddhisant rapportant un dialogue fictif entre Jésus et Simon-Pierre qui l’interroge sur la joie et la paix des mystiques. Le Christ l’enseigne sur les meilleurs moyens de parvenir à l’éveil, à partir d’images tirées de la contemplation de la nature et de concepts du bouddhisme chan (plus connu par son nom japonais, le zen). Le second est un texte de style apocalyptique. Il transmet la prédication d’un maître de sagesse enseignant la foule des peuples rassemblés à Nazareth, sous le regard du souverain céleste. Deux autres textes furent acquis par des collectionneurs japonais, Tomioka Kenzō et Takakusu Junjirō, en 1917 et 1922. Ils sont des enseignements catéchétiques, comportant notamment un résumé de la vie du Messie et des récits de sa Passion.

En 1951, Saeki Yoshirō, un savant japonais, publia deux autres manuscrits qu’il connut par des photographies soi-disant retrouvées dans les affaires de Li Shengduo après sa mort. En réalité, ces deux textes furent identifiés comme des faux à partir de 1992. Habilement réalisés, ils comportent des anachronismes et des incohérences qui trahissent le faussaire qui les produisit au XXe siècle.

En 2006, un nouveau pilier funéraire d’un magasin d’antiquités de Shanghai fut identité comme chrétien. Il inclut notamment une nouvelle version du texte apocalyptique, dont l’authenticité fut dès lors définitivement acquise.

 

Texte chrétien de Dunhuang, Chine

Texte chrétien de Dunhuang, Chine

Maitreya. Grotte de Mogao n°275. Peintures et sculpture de la dynastie des Liang du Nord (321-439).

Maitreya. Grotte de Mogao n°275. Peintures et sculpture de la dynastie des Liang du Nord (321-439).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’authenticité des textes en question

Stèle de Xi' An, Chine

Stèle de Xi’ An, Chine

En 2009, quatre des manuscrits auparavant considérés comme perdus réapparurent dans une exposition à Osaka. La publication des photographies de ces manuscrits permit d’établir les textes qui n’étaient accessibles, pour certains d’entre eux, que sous les transcriptions, parfois erronées, qu’en donnèrent les chercheurs de la première moitié du XXe siècle. Depuis 2000, le statut des deux textes catéchétiques fut mis en question. Des chercheurs chinois estimèrent qu’ils soient des faux, produits pour tromper leurs acquéreurs japonais. Leurs doutes ne mirent en question que le cadre traditionnel de réception de ces textes, qui les présentaient comme produits au début du VIIe siècle pour convaincre les fonctionnaires de la cour de reconnaître officiellement le christianisme en Chine. Les textes incluent, en effet, des transcriptions de noms syriaques et sogdiens (une des langues des peuples des routes commerciales d’Asie centrale qui disparut pendant le Moyen Âge) et de nombreux détails qui puisent à des traditions apocryphes, en particulier syriaques. Un faussaire, du début du siècle, n’aurait pas pu connaître ces éléments, ou aura au moins recopié des textes authentiques sur un nouveau support, en y mêlant peut-être des erreurs. Ces textes restent très méconnus en France, à part pour la stèle de Xi’an. Aucune traduction française n’a encore été proposée pour cinq d’entre eux. Par ailleurs, leur théologie n’a encore été que très rarement étudiée de manière systématique. Dans mon travail de thèse, je rassemble ce qui est aujourd’hui connu sur ces textes, je donne un état de la recherche des questions disputées et j’en propose un essai de caractérisation théologique

Je les replace dans leur contexte historique, puis je les compare aux sources antiques du christianisme et aux textes religieux bouddhiques, taoïques et confucéens dont ils empruntent les éléments de vocabulaire religieux. Je propose de nouveaux arguments pour démontrer l’authenticité des deux textes, aujourd’hui remise en question, et un nouveau cadre herméneutique pour leur réception et leur interprétation. Je mets en particulier en question le présupposé traditionnel que tous les textes furent écrits par une seule communauté chrétienne. De mon point de vue, ces textes témoignent d’une forme de diversité sociale et doctrinale qui atteste que le christianisme fut présent dans des communautés qui ne se connaissaient pas nécessairement entre elles. Ma recherche sera publiée aux Éditions du Cerf au cours du premier semestre de l’année 2025.

Si ces textes sont d’un grand intérêt pour les universitaires, ils sont aussi précieux pour les croyants. Ils proposent, en effet, une forme de dialogue inédit entre l’une des formes les plus anciennes du christianisme, celle des chrétiens orientaux de culture syriaque, et les traditions religieuses du bouddhisme, du taoïsme et du confucianisme. Ils peuvent renouveler notre perception de la foi chrétienne et nous aider à intégrer les diverses influences culturelles et religieuses de la mondialisation. Ils témoignent que la foi chrétienne et la pensée asiatique ne sont pas incompatibles. Par exemple, un des textes présente le Christ sous les traits d’un bouddha bienveillant dont la parole conduit ceux qui le suivent à l’éveil. Dans un autre texte, sa mort est interprétée comme un enseignement sur l’impermanence. Autrement dit, ils redisent le message de la foi avec des mots et des concepts qui sont nouveaux pour beaucoup d’entre nous.

Beaucoup de nos contemporains, déçus de la manière dont la foi chrétienne a pu être vécue et transmise en Occident, se sont tournés vers les sagesses asiatiques. Le christianisme syriaque, plus imagé et plus bariolé, opère un premier décentrement. Les termes et les concepts des religions traditionnelles chinoises en opèrent un second. Ces textes peuvent nous aider à élargir notre regard au-delà des cadres de la vieille Europe, pour y retrouver le visage renouvelé d’un messie compatissant, venant au secours de nos faiblesses, qui nous propose à nouveau de nous conduire, aux travers des mers de la vie et de la mort, vers un havre de la paix et de la joie.

Du point de vue de la foi catholique, il ne me semble pas qu’ils expriment des opinions qui pourraient être caractérisées comme « hérétiques » ou « hétérodoxes », à part peut-être un d’entre eux, qui présente un récit plus original de la vie du Messie dont tous les détails ne seraient sans doute pas reçus par les pères de l’Église latins. Mais il nous replace en même temps devant l’exigence intemporelle du message chrétien, nommant sans ambages l’existence des enfers ou l’influence néfaste des mauvais démons.

Quelle que soit la manière dont ils sont interprétés et reçus, ces textes font partie du patrimoine riche et surprenant de l’histoire des missions chrétiennes de Chine. Cachés pendant plus d’un millénaire dans le silence d’une chambre scellée, sous la garde des mille bouddhas de Dunhuang, ils ne sortirent que récemment de leur sommeil. Maintenant qu’ils nous sont accessibles, puissent-ils nous aider, nous aussi, à nous relever de nos sommeils et de nos morts.

 

P. Alexis Balmont, MEP

 

Gravure extraite de la description de la Chine par Jean-Baptiste du Halde (1674-1743)

Gravure extraite de la description de la Chine par Jean-Baptiste du Halde (1674-1743)

 


1. La lettre complète est accessible dans Lettere dell’ Ethiopia dell’ anno 1626 sino al Marzo del 1627 e della Cina dell’ anno 1625 sino al Febraro del 1626 : con una breue Relatione del viaggio al regno di Tunquim, nououamente scoperto, p. 67-120.

2. G. Horn, De originibus Americanis, Sumptibus Adriani Vlacq, La Haye 1652, p. 277.

3. Paul Pelliot, Une bibliothèque médiévale retrouvée au Kan-sou, Bulletin de l’École française d’Extrême-Orient (1908), pp. 505-506 et pp. 518-519


Livre issu de sa thèse disponible en librairie à partir du 6 février 2025, aux Editions du Cerf : https://www.fnac.com/…/Alexis-Balmont-Le-christianisme…
Le christianisme chinois du haut Moyen Âge
Recherche historique, philologique et théologique sur les textes chrétiens chinois du VIIe au Xe

 

 


CRÉDITS

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