Aventures missionaire

Au hasard des routes de l’Inde

Publié le 17/02/2022




L’Inde est grande et les routes sont longues. Elles sont riches de rencontres aussi fascinantes qu’inattendues. Le père Lucien Legrand nous en donne quelques exemples vécus au fil des années et des kilomètres parcourus. Intégralité de son article à retrouver dans le revue n°578, page 20.
MEP P. Lucien Legrand

Les pères Henri Bonal et Lucien Legrand en Inde du sud, 2010.

Je ne parlerai pas des rencontres professionnelles, pastorales ou académiques, mais de l’imprévu qui nous attend toujours en Inde, au coin de la rue, dans le brouhaha d’une gare, dans des autobus brinquebalants ou dans les trains qui sifflent dans la nuit.

 

Premières rencontres initiatiques
Ma première rencontre d’initiation à la vie indienne se passa avant même d’arriver en Inde. À l’époque, nous partions par bateau et les Messageries maritimes nous déposaient à Colombo où nous étions reçus à l’évêché. Le premier soir, à table, nous étions assis, dans l’ordre de séniorité, le long d’une grande table en tête de laquelle se tenait l’archevêque. Comme jeune prêtre, j’étais tout au fond, ne sachant trop que faire des plats qui passaient. Vint un plat qui ressemblait à la purée de pois. Je m’en servis donc largement. Mon voisin de table me dit : « Be careful ! It is rather hot » (Attention ! C’est chaud). « Chaud » : ce n’est pas grave ; il suffit d’attendre un peu et de souffler sur la cuillère. Ce que je fis, pris une bouchée, et découvris aussitôt, les larmes aux yeux et la gorge en feu, l’autre sens du mot hot dans la cuisine indienne. La « purée de pois » était un concentré de piment vert.

Un train de nuit nous menait au nord du Sri Lanka où un ferry nous transportait en Inde. Le matin du 18 août 1953, j’allais donc mettre le pied en Inde. J’étais à peine descendu du train que je fus accosté par le capitaine du ferry qui m’invita à célébrer la messe pour l’équipage. Il m’aida à passer l’émigration en priorité et, pendant que l’embarquement continuait, je pus célébrer la messe à bord, en latin à l’époque, entouré de tout l’équipage. Celui-ci, ainsi que son capitaine, issu de la Côte des Pécheurs, évangélisée par saint François-Xavier, était entièrement chrétien. D’emblée, je découvrais l’Inde chrétienne et sa ferveur. Arrivé en Inde, une autre nuit de chemin de fer me mena à Salem, le diocèse auquel j’étais destiné. Ma première leçon de tamoul remonte au tout premier jour. Sorti en ville, je rentrai à l’évêché en bus. Je ne connaissais pas les lieux et étais incapable de demander mon chemin en tamoul. Mais j’avais repéré que l’évêché se situait près d’une voie ferrée, non loin d’un passage à niveau. Dans le bus, je vis à distance ce passage à niveau. En anglais, je demandai au chauffeur de m’y arrêter. Il branla la tête ; je crus qu’il refusait ou qu’il voulait dire qu’il ne comprenait pas ce que je disais. J’insistai donc d’un ton suppliant. Il continua de hocher la tête et cela continua jusqu’au passage à niveau où il s’arrêta et me fit gentiment signe de descendre. C’est ainsi que j’appris que le hochement de tête latéral signifie en tamoul gestuel : « C’est d’accord ! Pas de problème ! Â votre service ! »

C’est à cette époque des débuts que remonte une expérience, que je pourrais qualifier de « spirituelle » et qui marqua profondément mon regard et ma vie missionnaires. J’avais été affecté à la cathédrale de Salem, pour y apprendre le tamoul et m’initier à la vie indienne, sous la direction d’un missionnaire chevronné. Shevapet, le quartier où se trouvait la cathédrale, signifie « marché du mardi ». La place du marché s’étendait sur plusieurs hectares en face du presbytère et, de l’étage où je logeais, j’avais une belle vue d’ensemble, tous les mardis, sur l’embrouillamini de camions, de charrettes à bœufs, à cheval et à bras, de vaches et de bœufs, chevaux, ânes, cochons et poulets dans un brouhaha de klaxons et de trompe, de cris de dispute et de musique de lm, le tout enveloppé dans un nuage de poussière sous un soleil brûlant. Je contemplais tout cela et, soudain, une phrase me frappa comme un coup de poignard : « Tu n’arriveras jamais à convertir tout cela. » Ce fut comme une révélation qui mit à bas mes illusions et réorienta ma vie missionnaire, dans la réalisation que la mission nous dépasse et ne peut qu’être l’œuvre d’une force qui nous transcende.

Au début surtout, on est paralysé par le manque de connaissance de la langue et le Seigneur y pourvoit. Circulant à moto dans la région d’Attur, je fus pris par une averse soudaine comme l’été tamoul en produit. Je trouvai refuge dans un petit temple au bord de la route et fus vite rejoint par une petite foule. Il se trouva, parmi ces gens, un catéchiste formé par le curé zélé de la paroisse voisine. Il me salua et, profitant de ma présence, se mit à adresser la petite foule : « Vous vous demandez qui est cet étranger parmi nous. C’est un swamy, un père, représentant de Jésus-Christ » et il se mit à proclamer la Bonne Nouvelle. Il mit l’accent sur la Croix, présente partout dans l’univers : « Quand les oiseaux déploient leurs ailes, ils forment une croix ; les arbres étalent leurs branches comme des croix. Même les poteaux des lignes téléphoniques donnent l’image de la croix. » C’était une apologétique plutôt ingénieuse, mais je ne pouvais qu’admirer son zèle et son audace. La pluie cessa ; tout le monde s’en alla. Qu’en resta-t-il ? « Un semeur s’en vint semer. »

 

Inde profonde

 la grande gare monumentale Chhatrapati Shivaji de Bombay (autrefois Victoria Station), je dois passer la nuit en salle d’attente. Je suis arrivé tard le soir d’un vol international pour prendre le train du matin pour Pune, où je participe à un colloque théologique. La gare a des resting rooms, mais elles ne sont pas libres. Il ne reste donc que le vaste hall qui accueille la foule de voyageurs en attente et de clochards loqueteux. Je trouve un siège avec difficulté. La rangée de sièges qui fait face est occupée par toute la misère de la ville, mendiants et lépreux qui étalent leurs jambes couvertes de bandages sales. Un rat passe sous les sièges et lape les gouttes de thé sucré qui restent au fond des godets en carton jetés pendant la journée. Il fait le tour de la rangée, disparaît et revient à intervalles réguliers. Personne ne s’en inquiète. Vers 2 heures du matin, au moment où le rat est en train de faire son petit tour, un chien de rue arrive, sale, galeux, squelettique. Je me réjouis sadiquement de la bagarre qui va se déclencher et de la commotion qui s’en suivra dans le hall. Ce sera au moins une distraction. Il n’en est rien. Le chien affamé est aussi à la recherche des quelques grains de riz qui restent accrochés aux feuilles de banane qui ont servi de plats pendant la journée. Il laisse le rat à son thé. Il n’y a pas de concurrence mais le partage de la même misère. Ce hall de gare est comme une image vécue de la fraternité de la misère, misère des mendiants et des autres êtres vivants. Il n’y a plus de chiens ni de rats, de chats ni de chiens. C’est l’union des misérables affamés. « Miséreux de toutes races, unissez-vous », dirait Marx. Jésus en aurait fait une belle parabole. Solidarité des pauvres dans la bonté et la délicatesse de cœur, comme je pus souvent le constater. De mon village de Christupalayam, j’allais à moto à Denkanikottai, la petite ville voisine. Sur la route, je dépasse un ancien du village allant à pied dans la même direction. Je le prends sur la moto et, comme je lui demande où je pourrais le déposer, il me répond : « Chez le boucher. Je suis parti acheter un peu de viande pour mon ami qui va très mal. Il m’a dit qu’il aimerait manger de la viande avant de mourir. Je vais en acheter, la préparer et la lui donner. » La viande est rare à la campagne indienne. On n’en mange guère que les jours de fête. Pauvre qu’il était, faisant même l’économie du billet d’autobus pour les 6 km de distance, le rude villageois tenait à procurer ce dernier plaisir à son ami. Émouvante délicatesse de cœur dans le contexte de ce milieu rugueux qui forme des tempéraments à l’image du sol rocailleux. On m’a souvent demandé : « Avez-vous rencontré Mère Teresa de Calcutta ? » Ma réponse : « Oui, mais pas souvent. Bangalore est loin de Calcutta. Mais ce que je peux vous dire c’est que j’ai rencontré beau- coup de “Mère Teresa”. » Mère Teresa de Calcutta est la figure emblématique du don de soi et de l’amour qui animent la vie de bien des religieuses admirables.

Rencontre d’un hindou : « Nous avons des dieux pour tout. Vous, chrétiens, vous êtes les seuls à avoir un dieu pour la souffrance et pour la mort. » Belle interprétation de l’hymne christologique au serviteur souffrant de la lettre de saint Paul apôtre aux Philippiens (2, 6-11).

 

P. Lucien Legrand, MEP

 

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CRÉDITS

Y. Vagneux