Des religieux tentent d’inculturer la foi

Publié le 14/01/2025




Missionnaire au Japon depuis 1965, le père Olivier Chegaray présente les chemins de confrères autochtones tentant d’insuffler la foi à leurs compatriotes avec une tout autre vision de l’inculturation.

P. Olivier Chegaray

Durant la période d’après-guerre, de nombreux mouvements de spiritualité et d’Action catholique, nés en Europe et en Amérique, ont cherché à étendre leurs activités au Japon, recrutant un bon nombre de chrétiens. Face à ce rush, quelques religieux et laïcs japonais ont réagi en lançant des mouvements davantage ancrés dans le langage et les traditions de leur pays. S’ils ont moins réussi que leurs devanciers, ils ont cependant fait entendre leur voix. J’essaie ici de présenter les itinéraires de deux prêtres et d’un évêque, que j’ai bien connus. Tous les trois ont demandé à être baptisés durant leurs études scolaires. Pensant que l’Église japonaise s’était trop occidentalisée, ils ont quitté leur couvent pour être davantage autonomes et ont ouvert des pistes nouvelles afin de mieux incarner la foi chrétienne dans le terreau du Japon. Les trois prêtres évoqués dans cet article, forcément succinct, ont en commun d’avoir étudié ou séjourné un certain temps à Rome et surtout en France, pays devenu une référence chaque fois qu’ils ont essayé de mieux penser la différence des approches culturelles et spirituelles entre le Japon et l’Europe.

Eglise  Ile de Goto, japon
Eglise Ile de Goto, japon

L’ermitage de Takamori fondé par le père Shigeto Oshida (1922-2003)

Né en 1922 dans une famille dont le père était bonze (zen), le père Oshida a demandé puis reçu le baptême durant ses années de lycée. Après des études de philosophie à la prestigieuse université de Tokyo (Tôdai), il est entré chez les Dominicains et a terminé ses études au Canada. Francophile, il a fait aussi de nombreux séjours en France. En 1963, il quitte son couvent et, sur le modèle des anciens ermites bouddhistes, fonde un ermitage en toit de chaume (sôan) à Takamori, petit village situé dans la région du Shinshû, au pied des Alpes japonaises, menant une vie frugale. Il y cultive une rizière et un potager lui permettant de vivre en autarcie et d’accueillir quelques hôtes tout en enseignant. Des volontaires viennent régulièrement pour l’aider. Étant, à l’époque, chargé de l’aumônerie des étudiants de Tokyo, j’y ai emmené régulièrement des jeunes Japonais attirés par la façon de vivre en ermite et l’aura spirituelle du père Oshida. Lors de notre première visite, nous étions une dizaine et avons séjourné trois jours dans l’ermitage, dormant la nuit sur les tatamis avec des futons de fortune. Le premier soir, le père Oshida a célébré une messe « zen » avec nous, nous demandant de garder la même posture tout le long de l’office, genoux repliés, mains jointes en forme de roue et le dos bien droit. Le père Oshida a, ensuite, chanté les chants liturgiques qui, à l’oreille, ressemblaient davantage à des sutras, il nous a bénis, puis nous avons dîné et trinqué, selon l’usage, à la longévité de l’ermitage et à la bonne santé de chacun, en buvant la coupe de saké traditionnelle. Après ces agapes, le père Oshida, heureux de voir des jeunes, a raconté l’histoire de l’ermitage, et bien que ce ne soit pas au programme, il se mit à chanter à pleine voix des chansons françaises d’autrefois qu’il avait l’air de connaître par coeur. Dans le répertoire, certaines étaient plutôt paillardes, mais cela ne le gênait guère. Homme de prière certes, mais qui ne se prend pas au sérieux et se sent libre, tel a été peut-être le message que le père Oshida a voulu, ce soir-là, nous adresser comme il l’a toujours fait vis-à-vis d’une Église trop confinée, à son goût, dans ses dogmes et ses certitudes.

L’un des premiers et le plus connu des nombreux livres du père Oshida s’intitule Regard vers le lointain (遠い眼差 1983), un « lointain » non pas géographique, mais temporel, désignant l’héritage spirituel d’un passé qui, à son sens, doit enrichir la foi chrétienne. Dans ce livre, il considère la différence entre le langage religieux occidental qui privilégie le concept (理念ことば) et celui du Japon (proche du dabar de la Genèse), qui lie la parole à l’événementiel (コトことば). Le premier tend à enfermer les mots dans les idées et les définitions, alors que le second, plus proche du ressenti que de la logique, ouvre à une autre façon de percevoir et vivre le monde.

Les langues européennes, poursuit-il, dominent le monde voulant tout expliquer, tandis que le Japon est davantage sensible à la façon dont les mots résonnent dans le coeur des uns et des autres. Le père Oshida critique l’éducation occidentale importée au Japon depuis l’ère Meiji, qui, certes, a permis un formidable essor de la science et de la technologie, mais qui, en imposant son modèle aux peuples asiatiques, a eu pour conséquence d’appauvrir et assécher leurs spiritualités soumises au diktat de l’efficacité ou au boom touristique des religions asiatiques. Le père Oshida condamne de même la catéchétique imposée par les missionnaires, ressentie par beaucoup comme trop abstraite et intellectuelle. Il critique aussi la façon de prier trop rationnelle importée de l’Occident, qui ne parvient pas à toucher et à irriguer les coeurs de ceux qui cherchent Dieu. Il fait l’éloge de ce qu’il appelle joliment « le vent du vide qui souffle dans l’homme en prière » et prône la nécessité, pour le christianisme japonais, de sortir du carcan conceptuel d’une Église trop dépendante de la culture occidentale. Sa pensée, qui, parfois, est difficile à saisir, est proche de celle de beaucoup d’artistes et d’écrivains qui n’exclut pas une part de flou dans la poésie ou la peinture, et elle est, pour les disciples du père Oshida, l’une des clefs possibles de l’inculturation au Japon.

P. Shigeto Oshida, Japon
P. Shigeto Oshida, Japon

La Maison du vent fondée par le père Yoji Inoue (1928-2014)

Né en 1928, le père Inoue reçoit le baptême durant ses études à Tôdai. En 1950, il part en France pour parfaire ses études et entre chez les Carmes. Sur le bateau qui le ramène au Japon, il fait la connaissance du célèbre romancier catholique Shusaku Endô, bien connu en France comme étant l’auteur du roman Le Silence, adapté à l’écran par Martin Scorsese, et dont le père Inoue partageait les mêmes visions. Ordonné en 1960, le père Inoué n’a cessé, toute sa vie, de réfléchir à la façon dont le christianisme pourrait être mieux reçu au Japon, non pas sous l’effet d’une inculturation venant de l’étranger, mais née de l’intérieur de la culture japonaise. Il voudrait, comme le père Oshida, libérer le christianisme japonais de sa forme occidentale, afin de le rendre plus proche de la sensibilité japonaise. Pour cela, il cherche à traduire autrement les mots essentiels de l’Évangile pour que ceux-ci puissent « faire vibrer la corde sensible (琴線) » du coeur des Japonais. Ce faisant, il ajoute aux mots abstraits de la Bible des nuances qui sont contenues dans l’Évangile, mais non exprimées ni comprises au Japon. Ainsi « amour de Jésus » devient hiai (悲愛) : un amour qui allie le sacrifice à la tendresse. Le premier verset de la prière du Seigneur devient namu abba (南無アッバ). Namu, provenant du sanscrit, est un mot-clef de la prière asiatique, qui signifie « adoré », tandis que le mot Abba traduit le mot hébraïque de papa. Le Saint-Esprit, lui, est traduit par omikaze (おみ風), terme du Japon ancien qui veut dire « vent bienfaisant, souffle qui emplit terre et ciel ». En 1986, le père Inoue fonde la Maison du vent (風の家) dans un appartement de Tokyo où il réunit, tous les dimanches, des disciples venus de tous les horizons. Le vent désigne l’Esprit et la maison le lieu où sont invités tous ceux qui sont en recherche de la foi. Il a écrit, lui aussi, de nombreux livres, dont deux best-sellers : Le Voyage sur les marges et Le Japon et le Visage de Jésus. Dans le premier livre, en partie autobiographique, il avoue son allergie vis-à-vis de la métaphysique thomiste alors en pleine vogue, déplore le fait que la spiritualité chrétienne qui est enseignée dans les séminaires vienne exclusivement d’Europe, ce qui, pour lui, est une façon d’exclure du christianisme la sensibilité spirituelle japonaise. Il écrit aussi La Vie de Jésus, livre dans lequel il entrevoit la préfiguration des grands priants du Japon, mal connus en Europe, tel le célèbre écrivain Miyazawa, auteur du célèbre adage : « Tant que le monde entier n’aura pas connu le bonheur, personne ne pourra se dire heureux » (1897) ; le poète Bashô (1641), dont les haikus sont célèbres, comme le suivant : « Si tu veux savoir ce qu’est un bambou, écoute le bambou » ; et surtout le poète Ryôkan (1758), moine célèbre pour sa sobriété et l’humilité de son parler et auquel le père Inoue a voulu s’identifier. Dans Le Japon et le Visage de Jésus, il regrette le réalisme des images de Jésus importées d’Occident, qui ont, certes, du succès auprès des couches populaires, mais qui détournent les Japonais d’une compréhension plus profonde de l’identité de Jésus. Pour lui, le vrai visage de Jésus ne se dévoile que peu à peu au plus profond de l’intériorité du croyant, et c’est là qu’il faut le trouver quand on le cherche.

Le père Inoue a dû se retirer à l’âge de 84 ans, dans une maison de retraite pour prêtres, mais ne se sentant pas à l’aise dans une ambiance jugée trop cléricale, il en est sorti six mois plus tard, et s’est retiré dans un établissement ordinaire destiné aux personnes âgées. Il en a profité pour continuer à prêcher l’Évangile à ses nouveaux compagnons jusqu’à sa mort, en 2014. L’un de ses disciples, le père Itô, ordonné prêtre par la suite, continue la même vie d’ermite dans une autre maison du vent, située dans les montagnes au centre du pays. Tout en continuant d’approfondir l’enseignement spirituel du père Inoue, il tente de le mettre au service des personnes handicapées dans le milieu rural et du mouvement écologique très présent au Japon depuis les deux dernières décennies.

Le Centre Vérité et Vie et Mgr Kazuhiro Mori (1938-2023)

Né à Yokohama, Mgr Mori demande à recevoir le baptême durant ses années de lycée. Il entre aux Carmes, mais n’y reste pas et devient vicaire à cathédrale. Nommé, plus tard, évêque auxiliaire du diocèse de Tokyo, il a joué un rôle majeur dans les deux synodes nationaux NICE 1 et 2 (1987 et 1993) qui ont permis un important renouveau de l’Église japonaise. En 1997, Mgr Mori me nomme comme directeur du Centre Vérité et Vie (真生会館, Shinseikaikan), où j’avais déjà travaillé comme aumônier dix ans auparavant, entre 1975 et 1985. Le Centre a été fondé par le père Iwashita, un éminent intellectuel connu pour avoir traduit les livres du philosophe Bergson en japonais. Le bâtiment, situé au coeur de Tokyo, abrite trois centres : études bibliques, foi et société, et l’aumônerie étudiante dont, finalement, j’ai eu la charge pendant vingt-cinq ans. Peu après ma re-nomination, Mgr Mori a dû donner sa démission pour avoir critiqué une vision enjolivée, mais réfutée par les historiens japonais, de la mission des Jésuites au XVIe siècle. Un beau jour, je reçois de lui un coup de téléphone : « Père Olivier, je suis au chômage. Seriez-vous prêt à m’embaucher ? » Je lui rappelle, en riant, que lui-même m’avait nommé il n’y avait pas si longtemps et que, bien sûr, il était le bienvenu. Aussi, en accord avec l’évêché, il a été nommé administrateur du Centre Vérité et Vie, et nous avons partagé le même immeuble plus de douze ans, ce qui a été, pour moi, une occasion exceptionnelle de parler, d’apprendre, chaque jour, de lui Mgr Mori, qui a toujours eu horreur de la pompe romaine, se moquant de ceux qui portent la mitre, a été un fervent de la mission et de l’inculturation, mais pas dans le sens de ses deux prédécesseurs. Moins intéressé à faire revivre les spiritualités et le langage du passé, il s’est efforcé de mettre l’Évangile à la portée de tous et à l’annoncer en lien avec les réalités du présent. Excellent pédagogue, il a écrit de nombreux livres, accessibles au tout-venant sur les problèmes d’actualité, livres qui ont connu un retentissement bien au-delà des frontières de l’Église. Ces livres traitent quantité de sujets sociaux, politiques, moraux, religieux, spirituels propres au Japon : démocratie, vieillesse, sectes, abus, futur de l’Église, défis de la postmodernité, etc. Il a aussi engagé de nombreux dialogues avec les intellectuels de toute obédience, ce qui a permis à son oeuvre de rayonner bien au-delà des frontières de l’Église et de faire connaître les positions de celle-ci à de nombreux intellectuels qui, pour la majorité, n’ont jamais entendu parler d’elle. Les mots-clefs qui reviennent dans ses écrits, au sujet de Jésus, sont : tendresse, compassion, humilité, compassion, patience, douceur, harmonie, sourire, toutes valeurs communes à l’Asie. Pour lui, ce ne sont pas que des mots, il les a mis en pratique. Chaque jour, il a reçu et écouté, longuement, de nombreuses personnes en difficulté, surtout des femmes meurtries, battues, délaissées par leur mari. Elles ont été très nombreuses à son enterrement. Le décès de Mgr Mori les a laissées désemparées en l’absence de tout autre soutien.

Pour finir, Mgr Mori n’a pas été un saint triste. Il aimait rire et plaisanter. Une fois, il a invité à dîner le nouveau nonce apostolique italien qui venait d’arriver et avait la réputation d’aimer les histoires drôles. Il m’a invité aussi, ainsi qu’une dame du Centre pour les traductions. Après les salutations d’usage et le repas, Mgr Mori a invité le nonce à raconter le premier son histoire préférée. Quand il eut fini, on l’applaudit sans avoir, il est vrai, bien compris, et Mgr Mori, pour ne pas être en reste, s’est mis à en raconter une autre de son cru, et ainsi de suite, les deux ne s’arrêtant plus. Après plus d’une heure de rire, quelques fois un peu forcé, le nonce a voulu que je dise à mon tour l’une de mes histoires drôles préférées. Je ne me rappelle plus quelle histoire j’ai dite, mais après l’avoir racontée, personne n’a ri. Ce fut pour moi une telle vexation que j’ai eu du mal à m’en remettre. Mgr Mori, dans sa gentillesse, m’assura qu’il y avait eu, sans doute, une erreur de traduction, ce qui m’a sauvé la face et, heureusement, le nonce demanda à partir, si bien que tout en est resté là.

Messe souvenir de Mgr Mori à Shibukawa , paroisse p. Olivier Chegaray
Messe souvenir de Mgr Mori à Shibukawa , paroisse P. Olivier Chegaray

Un grand amour du Japon

Les trois prêtres que j’ai évoqués, tous décédés aujourd’hui, avaient en commun de partager un grand amour du Japon sans pour cela dédaigner les autres pays, et surtout pas la France, qu’ils aimaient beaucoup. Mais ils ont souffert de ce que l’Église universelle ne fasse pas assez d’efforts pour comprendre la sensibilité japonaise, ce qui a conduit, entre autres, il y a quelques années, à des démêlés de l’épiscopat japonais avec Rome concernant l’arrivée au Japon de mouvements charismatiques qui ont la réputation de faire peu de cas des cultures locales.

Vierge du Japon
Vierge du Japon

Les tentatives des pères Oshida et Inoue n’ont pas fait vraiment recette, mais elles ont été des efforts légitimes pour mieux annoncer l’Évangile, prenant en compte le désir des chrétiens de pouvoir prier dans leur propre langue sans se déposséder de leur propre identité. Aujourd’hui, malheureusement, les efforts pour une meilleure inculturation et un meilleur engagement social se sont fortement ralentis. Comme le répète justement un de mes confrères MEP, l’Église aujourd’hui semble s’être endormie. La plupart des évêques formés à Rome sont de bons administrateurs, mais qui manquent parfois de créativité et de charisme. Tout cela, évidemment, pose des questions sur ce que devrait être l’inculturation. Je n’ai pas de définition, mais ma conviction est que celle-ci n’est pas affaire de recettes, comme habiller, par exemple, la mère de Jésus en kimono et saint Joseph en samouraï. Elle n’est pas, non plus, comme ont pu le faire certains des missionnaires étrangers de construire des églises sur le modèle des temples bouddhistes ou shintoïstes, le plagia ne plaisant guère aux Japonais, ni de continuer à bâtir des églises en faux gothique, qui ont pullulé aux XIXe et XXe siècles. Pour ma part, j’ai deux convictions. L’inculturation doit d’abord être l’affaire des autochtones, en lien, bien sûr, avec les missionnaires locaux, dans un esprit de communion. Le meilleur des exemples est celui des églises des îles Goto, bâties par les MEP, il y a cent cinquante ans, en collaboration avec des architectes japonais, églises qui ont été accueillies au patrimoine de l’Unesco. L’autre conviction est que l’inculturation doit être liée au témoignage. Ce qui restera de la mission ne sera pas que des livres ou des bâtiments, mais le témoignage vivant des missionnaires, japonais et étrangers, travaillant main dans la main à la mission de demain.

P. Olivier Chegaray, MEP


CRÉDITS

DR / MEP