Aventures missionaire

Invitation au passage

Publié le 04/11/2021




Le père François-Xavier Haure a célébré récemment les funérailles de deux personnes, chacune de 96 ans. Une vie bien remplie s’il en est ! Un certain monsieur Matsui, à Kutchan, et un certain monsieur Idoï, à Otaru. Récit.

Funérailles d’Antoine Matsui.

L’un porte pour nom de baptême Antoine, et l’autre, François-Xavier. Issu d’une famille chrétienne, chacun a reçu le baptême étant enfant. Ils auraient pu être copains d’école ou collègues de travail. Leurs familles respectives auraient pu être amies… qui sait ? Seulement voilà, Kutchan et Otaru sont séparées de vallons et de collines et, à l’époque de leur enfance, ils n’ont vraisemblablement pas eu l’occasion de se rencontrer. En ce qui me concerne, j’ai dû, avec ma voiture rouge, traverser ces montagnes en insistant un peu sur la vitesse pour être à l’heure pour le début des cérémonies. Par l’imagination, je suis allé me balader dans les îles Kouriles. C’est cet archipel formant une guirlande d’îles entre le Hokkaïdo et le Kamchatka. En japonais, il est surnommé Chito Retto, l’archipel des mille îles. Je ne connais pas le sens de Kouriles, mais l’influence russe est bien perceptible ! À l’extrême nord, juste avant d’arriver sur le continent en posant le pied sur la presqu’île du Kamchatka, se trouve cette petite île ovoïdale dénommée en japonais Shumushuto. Elle est insignifiante. On se demande bien ce qui est passé par la tête de monsieur Idoï pour aller y mourir. C’est la Russie ! Il est Japonais ! Organiser le rapatriement de la dépouille pour célébrer ses funérailles au Japon n’a pas été simple. Ça a pris un peu de temps. Il est allé là-bas avec quelques comparses, sans passeport et avec des intentions douteuses. Les problèmes diplomatiques se sont ensuivis. Les Russes n’ont pas apprécié. Il leur a fallu du temps pour digérer leur colère et pour se mettre à coopérer. Les autorités locales, d’ailleurs, se sont fichées royalement de lui pendant un long moment ; avec le dédain de celui qui se considère dans son bon droit pour celui qui est pris la main dans le sac. En matière de relations nippo-russes, les susceptibilités sont à fleur de peau et toutes les occasions sont le terrain d’une joute perpétuelle entre les deux voisins extrême-orientaux.

Bref, entre ces deux-là, il a d’abord fallu que les esprits s’apaisent. Il n’est pas nécessaire de remonter trop loin dans l’histoire commune des deux pays pour en comprendre les différends. Commençons par la fin de la Seconde Guerre mondiale. L’ultimatum adressé au Japon pour exiger sa reddition lors de la conférence de Potsdam était finalement inacceptable du fait qu’il mentionnait l’abdication sans condition de l’empereur. Certains historiens pensent même que cette clause avait justement pour dessein de le rendre inacceptable afin de justifier l’usage de l’arme atomique et de montrer la supériorité américaine sur la soviétique.

Japon exsangue et Staline vexé

Il était prévu, par la conférence du Caire, que les Soviétiques entrent en guerre contre le Japon afin de justifier une partition, à la manière de la Corée. Évidemment, les Américains faisaient tout pour torpiller cette éventualité d’où la démonstration de force atomique. C’est elle qui assoit la domination américaine sur le Japon, au détriment des objectifs de Staline sur celui-ci.

C’est donc devant cette fatalité historique qu’ont pris place les barouds d’honneur d’un Japon exsangue et d’un Staline vexé. Donc, Staline déclare sa guerre contre le Japon le 8 août, entre les deux bombes atomiques, afin de l’envahir autant que possible par le nord, et le Japon déploie ses dernières forces pour l’en empêcher.

L’empereur Hirohito, sur ces entrefaites, déclare la défaite du Japon le 15 août alors que des combats entre les Soviétiques et les Japonais se déroulent sur les îles Kouriles. Six cents Japonais dans la force de l’âge sont allés se faire tuer, après la fin de la guerre tout près du Kamchatka pour apaiser la vexation de Staline sur cette partie de l’Extrême-Orient. Quatre îles japonaises, à l’est du Hokkaïdo, ont été conquises par les Soviétiques. Le Japon demande toujours à ce qu’elles lui soient rendues, et aujourd’hui encore, ce litige envenime les relations russo-japonaises.

Monsieur Idoï, dont j’ai célébré les funérailles à l’âge de 96 ans, est non seulement de la génération de ces jeunes qui ont combattu contre les troupes de Staline sur les îles Kouriles, mais faisait partie des combattants. Il est donc une page d’histoire, pour nous aujourd’hui, qui se referme. Tous les politiques de cette époque sont morts. Les Soviétiques de Russie sont redevenus Russes. Et le Japon est un pays pacifique.

Les combats de l’île de Shumushuto

Originaire d’Otaru, il était parti étudier à l’université chrétienne Sophia de Tokyo. Sa famille nourrissait, pour lui, de légitimes espoirs, tellement il était doué. Mobilisé pour aller combattre les troupes de Staline jusqu’à l’extrême nord des îles Kouriles, il fait partie des six cents victimes japonaises. Il est allé mourir sous les coups d’artillerie de Staline à l’âge de 25 ans, sur l’île de Shumushuto, le 18 août 1945, trois jours après la fin déclarée de la guerre. Sa maman, qui attendait son retour contre toutes espérance, est décédée en 1947. Trois de ses huit frères et sœurs sont aussi décédés avant de savoir ce qu’il était devenu, même si tous savaient qu’il était mort au combat. Ce n’est que très récemment que des fouilles entreprises ont permis la découverte d’une quarantaine de dépouilles de combattants japonais sur cette île. La conservation correcte sur lui de son sceau en bois, sur lequel on peut encore aujourd’hui déchiffrer son nom, Idoï, a orienté les recherches en parenté afin de confirmer son identité. C’est ainsi que les autorités japonaises ont contacté en 2015 ses frères et sœurs pour leur annoncer la possible découverte du corps de leur frère aîné disparu depuis soixante-dix ans. Quelle ne fut pas leur surprise ! Sans avoir fait un trait sur la compréhension de la fin tragique de leur frère, ils avaient acté cette interrogation sans réponse.

C’est donc avec crainte et espoir qu’ils se sont volontiers prêtés aux protocoles de recherche de parenté au travers de tests ADN. Confirmation ! La dépouille du grand frère a été retrouvée. Ses restes ont été enfin rendus à sa famille, émue, au mois d’octobre 2016. Soixante- et-onze ans après sa mort. S’ensuivirent plusieurs cérémonies civiles et officielles afin de commémorer le sacrifice d’un jeune Japonais pour la préservation et l’intégrité du territoire de son pays et son rapatriement dans la mère patrie. Le contraste est saisissant entre le rappel de cette page d’histoire douloureuse autour de la dépouille mortelle d’un soldat à peine sorti de l’adolescence et de son « retour » dans sa famille plusieurs dizaines d’années plus tard, au creuset d’un Japon pacifié.

Antoine Matsui, de Kutchan, a quitté cette vie ici-bas après l’avoir vécue pleinement. Sa famille en était très reconnaissante. Son contemporain, François-Xavier Idoï, d’Otaru, se l’est fait voler à l’âge de 25 ans de la plus incompréhensible des manières. Alors qu’il était étudiant à l’université Sophia de Tokyo, à la veille de la remise des diplômes, il avait composé un vers sur l’album de sa classe. Sa petite sœur, madame Idoï Aï, l’interprète ainsi : « En quelque endroit que je sois envoyé, je suis prêt à aller chercher la paix sur la Terre ! » Ainsi, en réalisant paradoxalement ce vers, il est aisé de reconnaître que François- Xavier a offert sa vie pour que son pays ne sombre pas irrémédiablement dans l’obscurité. Ce sacrifice a permis à Antoine, à force de labeur quotidien, vérifié dans la longueur de sa vie, de construire un Japon renouvelé, apaisé. L’un et l’autre ont construit le Japon d’aujourd’hui.

Les funérailles de François- Xavier Idoï dans l’église de Tomioka à Otaru étaient empreintes de dignité et d’émotions. Ses cinq frères et sœurs présents mêlaient la joie de la redécouverte de leur aîné au soulagement de la conclusion heureuse d’un vieil évènement tragique. Mus par une foi profonde en la résurrection, ils ont témoigné d’une espérance que leur frère aîné, lui-même, portait et ont entraîné sur ce chemin d’espérance toutes les personnes présentes à la célébration. Parmi lesquelles se trouvaient des autorités officielles, les médias sous toutes leurs formes, les chrétiens de la paroisse d’Otaru et alentour. Je n’oublierai pas la profonde émotion de cet autre homme présent, de 96 ans, qui n’était autre qu’un de ses camarades d’école primaire.

Dans le cœur rempli d’émotion de toutes ces personnes venues lui rendre un dernier hommage affleurait cette expression banale, mais tellement riche de sens en la circonstance : « お 帰りなさい ! » (O Kaérinasai !) «Bon retour chez toi ! » Après ces longues années d’exil, cette longue pâque, ce long « passage », il est enfin de retour à la maison. Dans une perspective chrétienne, on peut remarquer que le Christ, lui-même, interpelle chacun d’entre nous avec la même salutation. Lorsque l’heure est venue, lorsque, par la grâce de Dieu, nous passons de cette rive à l’autre, lorsque le moment de la résurrection s’invite dans notre vie, le Christ, lui-même, nous invite à rentrer à la maison en nous accueillant par cette magnifique salutation. J’aime à penser que la liturgie des obsèques nous manifeste ici-bas ce que le Christ réalise pour celles et ceux qui arrivent au seuil de la maison éternelle. « François-Xavier Idoï Shigé-Ichi, sois le bienvenu chez toi ! »

 

P. François-Xavier Haure, MEP

 

 


CRÉDITS

Revue MEP