Aventures missionaire – Taïwan
Le casse-tête des langues et la disparition des langues aborigènes
Publié le 25/05/2023
Taïwan, pour qui travaille en milieu aborigène, le casse-tête des langues est double. Il y a d’abord la difficulté d’apprendre une seconde langue, après l’étude du mandarin, la langue officielle. Le deuxième casse-tête, c’est le choix de la langue à utiliser pour les lectures de la messe, les explications, les prières et surtout les chants. Le choix se fait en fonction de l’assistance présente ce jour-là, et celle-ci peut varier, d’un dimanche à l’autre, suivant les événements familiaux (décès, fêtes). Ceux-ci attirent souvent un groupe important de cousins, neveux et autres apparentés, en général plus jeunes, qui reviennent des villes où ils travaillent et qui n’ont jamais bien appris ou ont oublié la langue aborigène. Ce sont ces pratiquants irréguliers, débarquant à l’improviste, qui auraient besoin d’être raccrochés à l’Église et donc d’une liturgie qui leur parle. Mais, souvent, le temps manque, surtout s’ils arrivent en retard.
L’évolution des langues à Taïwan
Présent à Taïwan depuis plus de quarante-cinq ans, j’ai pu observer l’évolution des langues utilisées, en particulier dans les campagnes. Le japonais a pratiquement disparu. Il était autrefois utilisé par les anciens comme langue commune, lors de rencontres entre personnes de groupes ethniques différents. En effet, tous avaient fait l’école primaire en japonais, avant et pendant la Seconde Guerre mondiale.
Aujourd’hui, la langue commune, pour les échanges interethniques, est le mandarin, langue officielle, enseigné dans toutes les écoles, et très largement utilisé à la télévision, dans l’administration et les grands magasins. Cependant, le dialecte chinois minnan résiste bien à cette domination officielle du mandarin, en particulier dans les villes et campagnes du sud et de l’ouest de l’île. Les différents travailleurs manuels, sur les chantiers et autres lieux de travail, s’expriment presque toujours en minnan. On peut dire que le minnan est la langue maternelle de 70% de la population. Ceci serait à nuancer, car, dans certaines familles, on emploie les deux langues.
À la télévision, le minnan est peu employé, mais il y a quand même des pièces de théâtre traditionnelles et d’autres plus modernes jouées en minnan et le répertoire de chansons anciennes ou modernes est bien fourni.
Les Hakkas ne sont que 10 % de la population. L’usage du dialecte chinois hakka est en perte de vitesse. Dans les familles hakkas, les parents hésitent à employer leur langue maternelle pour parler aux enfants. Ils préfèrent leur parler en mandarin, pour qu’ils soient à l’aise avec tous ceux qu’ils rencontrent.
Cela est encore plus vrai pour les langues des différentes tribus aborigènes qui ne constituent tous ensemble que 2% ou 3 % de la population. Seules quelques familles isolées veulent maintenir leur identité et apprennent quelques rudiments de la langue à leurs enfants qui n’oseront d’ailleurs jamais l’utiliser à l’extérieur de leur famille. Dans presque tous les villages aborigènes, les gens de moins de 50 ans ne parlent plus la langue aborigène. Autrefois, on l’appelait la langue maternelle. Maintenant, on parle de la « langue de la tribu », vu que les mamans ne l’utilisent plus pour parler aux enfants.
Les habitants entre 50 et 70 ans, en théorie, devraient parler couramment deux langues. Ils ont été scolarisés en mandarin, mais, à la maison, on parlait encore la langue maternelle, disons la langue des grands-parents. En fait, très rares sont ceux qui sont à l’aise dans les deux langues, en particulier pour parler en public. Je dirais entre 3% et 4 %. Ils sont bien plus nombreux à ne parler aisément aucune des deux langues.
Parler pour s’ouvrir au monde
Cela m’a amené à réfléchir. Au départ, comme la plupart des missionnaires, je poussais plutôt les parents à utiliser les langues aborigènes, pour qu’elles ne disparaissent pas, considérant cette langue comme une richesse cultuelle à préserver. Mais maintenant, je comprends mieux l’attitude des mamans qui, tout en regrettant la disparition de la langue des anciens, choisissent cependant de parler à leurs enfants en mandarin dès le début de la vie. C’est que la langue n’est pas un élément de la culture comme les autres : la musique, les chants, les danses, les costumes, la sculpture, l’artisanat, les recettes de cuisine, etc. peuvent être transmis sans grande différence, quelle que soit la langue utilisée.
Mais l’acquisition du langage conditionne toute la scolarité future. Comme dans beaucoup de pays, à Taïwan, la course aux bonnes écoles commence tôt et les parents ne veulent pas handicaper leurs enfants en retardant l’apprentissage de la langue commune. La langue est l’outil de base pour avoir accès aux connaissances scientifiques et aux richesses culturelles du monde entier. Avec le mandarin, on a accès à l’essentiel.
L’acquisition du langage est aussi l’ouverture aux autres et on peut légitimement penser que les enfants attendent une ouverture maximale qui permette d’entrer en communication avec tous ceux qu’ils rencontrent et qui donne accès à la culture partagée par tous. Depuis plus de trente ans, les parents, donc, choisissent de parler en mandarin à leurs enfants, pour favoriser une bonne scolarité et de bonnes relations avec l’ensemble de la population.
Qu’en est-il dans les églises ?
Les chrétiens, en général, aiment garder les chants traditionnels dans la langue de la tribu. Les mélodies, pour la plupart très belles, sont pour eux plus expressives. La prière et toute la liturgie semblent, pour eux, plus affaire de sentiments que de compréhension intellectuelle et, comme souvent, les personnes âgées sont en majorité, l’usage du mandarin s’impose moins.
Pour nous autres, missionnaires, qui proclamons un message pas toujours évident, je vois cependant un danger. On peut penser que les premiers chrétiens, il y a soixante ans et plus, ne se posaient pas beaucoup de questions théoriques et recevaient ce qu’on leur disait sans réfléchir beaucoup. La vie autrefois était plus rude et il fallait se préoccuper de manger avant de philosopher. La tentation existe de vouloir rester dans ce monde cloisonné, bien à l’abri des idées nouvelles et d’un esprit critique qui pourrait s’avérer bien décapant. Parmi les anciens missionnaires que j’ai connus, les plus ardents défenseurs des langues aborigènes étaient loin d’être des progressistes dans le domaine de la théologie.
Le danger est de ne pas préparer la jeunesse au monde de demain et aux paroisses des villes où tout se fait en mandarin. Sous prétexte de garder la culture, on risque de tout perdre. Les cultures n’ont pas reçu les promesses de la vie éternelle. Elles sont comme tout être vivant : elles naissent, grandissent, se développent, vivent leur vie et meurent. Comme les pharaons, il n’y a plus qu’à les embaûmer pour les mettre dans les musées.
Que l’Esprit saint nous inspire d’autres voies pour instiller la vie et l’amour du Christ dans les cœurs.
P. Claude Louis-Tisserand, MEP