Saint Joseph Marchand
Ce secret est sa résolution de devenir missionnaire, et pour cela, il a déjà pris contact avec le séminaire des Missions Étrangères. Son directeur de conscience n’ayant pas désapprouvé, il restait à obtenir l’accord de son curé, le Père Jeune. Ce dernier se montra particulièrement hostile à un tel projet et qualifia le jeune Joseph de personne dotée de dispositions médiocres. Ce à quoi Marchand répondit « Oui, j’ai bien peu de talent et je sais peu de choses. Mais Jésus-Christ qui a choisi de pauvres pécheurs pour en faire ses premiers Apôtres, veut sans doute, en m’appelant à continuer leur ministère sublime, faire éclater davantage sa puissance. Monsieur le Curé, il s’agit entre Dieu et moi de choses qui ne se discutent pas. Je termine en vous rappelant les sages paroles de Gamaliel aux juifs, à propos des Apôtres : ‘Si ce projet vient de l’homme, il se dissipera de lui-même, mais s’il vient de Dieu, rien ne sera capable de l’ébranler’. »
Fin novembre 1828, Joseph Marchand arrivait au Séminaire des Missions Étrangères de Paris. La première chose qu’il fait est d’écrire une lettre au Père Jeune pour lui demander « d’effacer de sa mémoire les expressions malheureuses » et de « consoler ses parents ». Le curé répondit par de chaleureux encouragements à l’égard du jeune missionnaire.
Et c’est ainsi que le jeune Joseph fut ordonné prêtre le 4 avril 1829 et embarqua à Nantes à destination de la procure des missions de Macao le 12 mai.
Le voyage est toujours un grand moment dans la vie des missionnaires. Le missionnaire Joseph Marchand avait embarqué sur le ‘Voltaire’, et c’est sur ce navire qu’il allait découvrir ses premières épreuves. En effet, sur ce morceau de France lancé sur les mers, l’équipage était particulièrement hostile aux missionnaires, si bien que les temps de célébrations et prières donnaient systématiquement lieu à des blasphèmes et injures à l’encontre de Marchand. Un soir, un matelot décida de se joindre aux chrétiens pour la prière. Il fut alors puni de vingt-cinq coups de corde, et menacé du double s’il recommençait. Après six mois d’une telle traversée, Manille lui fit l’effet d’un paradis ; et, écoutant le conseil du supérieur des augustins, il changea de navire et embarqua sur un vaisseau espagnol à destination de Macao où, le 19 octobre 1829, Marchand fut accueilli par le procureur des missions qui lui donna sa destination : la Cochinchine, soit la partie sud du nouvel empire du Vietnam. C’est là qu’il pourra rejoindre les pères Gagelin et Cuenot ; en revanche, le procureur ne lui cacha pas que la persécution menaçait. Cet avertissement n’effraya en rien le missionnaire zélé qu’était Joseph Marchand, surtout après la traversée qu’il venait de vivre.
Joseph écrivit deux longues lettres, l’une à ses parents, l’autre à son curé ; puis, le 27 février 1830, il embarqua sur la jonque d’un contrebandier chinois qui avait l’habitude de rendre service aux missionnaires. Dix jours plus tard, à l’embouchure de la Dông Nai, le mandarin des douanes vietnamiennes remarqua sa forte carrure et son teint vermeil ; il le prit pour « un jeune chinois distingué et en très bonne santé ». Le 12 mars, au séminaire de Lai Thiêu près de Saïgon, il tombait dans les bras de Cuenot et se mettait à l’étude de la langue vietnamienne. Il commença son ministère par un long voyage dans les chrétientés des provinces de Mi-tho, Vinh-long, Chau-doc, et remonta jusqu’à Phnom-penh, la capitale du Cambodge. Revenu à Lai-thieu, il y instruisit quelques élèves, tout en ayant la charge de plusieurs chrétientés ; puis il fit un second voyage analogue au premier. On le chargea ensuite du district qui comprenait toute la province du Binh-thuan, d’où la persécution le chassa début 1833. Marchand écrit alors : « Ce royaume de Cochinchine, ce Cambodge qui s’étend toujours à mesure que l’on y avance, cet ancien Tsiampa peuplé d’habitants mystérieux qui semblent descendre des juifs, et toutes ces montagnes du Laos habitées de nombreux essaims de Moï ; nous avons tout cela à défricher, et nous sommes en si petit nombre ! ».
La menace de persécution s’amplifiant, l’Empereur avait déjà incité un procès contre un village chrétien au terme duquel soixante-treize condamnations à mort, à l’exil ou à l’esclavage avaient été prononcées. Toutefois, le souverain dut revenir sur les sentences prononcées et fut désavoué par les juges. Ainsi, selon Marchand « ce n’est pas que le roi ne haïsse mortellement les chrétiens, surtout les missionnaires, et qu’il n’ait la meilleure volonté de les persécuter. Mais il est contrarié dans ses desseins tantôt par des bruits de guerre, tantôt par des troubles civils, tantôt par sa mère qui lui répète pour l’avoir appris de son mari Gia-Long qu’il perdra sa couronne s’il s’en prend à la religion chrétienne ; et tantôt par l’excellent vice-roi de la basse Cochinchine ».
Le maréchal Lê van Duyêt, vice-roi de la basse Cochinchine et Premier mandarin de l’empire avait été le meilleur des capitaines du défunt empereur Gia-Long (qui avait créé le Vietnam en réunissant les deux royaumes de la Cochinchine et du Tonkin) ; après quoi il était devenu précepteur du Prince héritier, donc de l’actuel empereur Minh Mang. Les sentiments du vice-roi envers les chrétiens allaient beaucoup plus loin que la bienveillante neutralité de feu l’empereur Gia-Long. Lê van Duyêt admirait le christianisme et avait un grand respect pour les missionnaires français. Minh Mang, au contraire, craignait tout ce qui venait de l’étranger. Telle était la situation quand Marchand écrit, en 1832, les deux dernières lettres que recevront les siens.
En août 1832, le Premier mandarin mourut et, à peine inhumé, Minh Mang donna l’ordre de fouetter sa tombe. Cette décision provoqua incompréhension et révolte de la part de ses administrés, et particulièrement des anciens soldats du maréchal qui voulaient venger l’honneur du défunt. Lê van Khôi, premier lieutenant de Lê van Duyêt, prend alors la tête de l’insurrection et s’organise dans la citadelle de Saïgon.
Le 6 janvier 1833, Minh Mang proclama la persécution générale contre les chrétiens, en commençant par Huê, la capitale. L’évêque, Mgr Taberd, emmena au Cambodge et au Siam des séminaristes et deux missionnaires. L’un deux, le père Régereau, reçoit à Phnom Penh un mot de Marchand qui se cache dans la forêt : « Je suis décidé à garder les positions du troupeau que Mgr Taberd m’a confié, dût-on me brûler les moustaches. Quoi ! fuirais-je donc encore lorsqu’il n’y a plus que moi d’Européen au milieu de la bergerie du Seigneur en proie à toutes sortes de loups ? Ah ! plutôt ne puis-je courir de tous côtés pour relever un peu le courage des chrétiens et ranimer la foi ! ».
De fait, en octobre, Gagelin qui s’est livré pour faire cesser la persécution a été étranglé, et Jaccard était détenu à l’intérieur de la cité impériale.
Puis, l’armée impériale se rendit du Nord vers le Sud, éliminant sur son passage tous les chrétiens. Lorsque les impériaux entrèrent dans Saïgon, Joseph Marchand fit encore passer une lettre pour Mgr Taberd : « La guerre dans ce pays n’est qu’un brigandage. Il n’y a plus moyen de fuir ni de s’évader. Un de ces quatre matins, si Dieu n’a pitié, je vais finir mes jours et la religion les siens en Cochinchine. L’on dira que c’est moi qui en suis la cause : peu importe pourvu que l’on dise faux ».
Après s’être caché dans différentes localités de la Basse-Cochinchine, il se réfugia près de Mac-bac. Khôi l’y découvrit et l’emmena à Cho-quan, puis le mit en détention dans la citadelle de Saïgon, et voulut l’obliger à pousser les chrétiens à la révolte contre le persécuteur Minh Mang. Le Père Marchand refusa absolument de se prêter à ce désir, et cela déçut cruellement le révolutionnaire. Il resta dix-huit mois enfermé dans la citadelle, donnant ses soins à quelques fidèles qui se trouvaient près de lui.
Lê van Khôi mourut en juin 1835, et son lieutenant, Tram, prit sa succession. Toutefois, l’armée impériale reprit possession de la citadelle le 8 septembre 1835. Cent trente-sept rebelles furent exécutés immédiatement. Les cinq principaux chefs furent emmenés à Huê pour un jugement solennel. L’empereur se félicita alors de la capture du Père Marchand ; cela confirmait ses allégations.
Marchand fut arrêté en tant que criminel d’État, conduit à Huê le 18 octobre 1835 et soumis à des interrogatoires. On lui fit alors endurer le supplice des tenailles rougies au feu ; lui qui était venu comme prêtre !
Ne pouvant lui faire avouer qu’il avait aidé les rebelles, et ne trouvant aucun témoignage sérieux pour appuyer cette fausse accusation, les juges lui ordonnèrent de renoncer au catholicisme et de marcher sur la croix. Le jeune prêtre repoussa cette proposition et fut condamné au ‘supplice des cent plaies’. Il le subit avec un héroïque courage le 30 novembre 1835 à Tho-duc, près de Huê.
Après sa mort, son corps coupé en quatre fut jeté à la mer, et sa tête, après plusieurs jours d’exposition, fut broyée dans un mortier et réduite en une poussière que l’on jeta également à la mer. Rien ne devait rester de l’étranger qui s’était « révolté » contre l’empereur, et qui avait prêché une religion déclarée perverse et vouée à l’extermination par décret impérial. Et c’est ainsi que démarra la persécution totale à l’égard des chrétiens.
En ce qui concerne l’empereur, c’est son deuxième successeur qui verra se réaliser la prophétie de l’empereur Gia Long, père de Minh Mang : « Les persécutions occasionnent toujours des troubles dans l’État, attirent des calamités publiques, et souvent font perdre la couronne aux rois ».
Le Souverain Pontife Grégoire XVI le déclara Vénérable le 19 juin 1840, et Léon XIII, par le bref ‘Fortissimorum virorum’ du 7 mai 1900, le plaça au rang des Bienheureux. Les solennités de la Béatification furent célébrées à Saint-Pierre de Rome le 27 mai suivant.