Saint Théophane Vénard
Lorsque, le 21 novembre 1829, l’instituteur de Saint-Loup-sur-Thouet, dans les Deux-Sèvres, amena son fils à l’église pour y être baptisé, il ne se doutait pas que son fils deviendrait un héraut de la foi. Jean-Théophane grandit entouré de ses parents, de sa sœur aînée et de ses deux petits frères, sans oublier l’école, l’église et le coteau de Bel-Air où il menait paître la chèvre de son père tout en lisant les Annales de la Propagation de la Foi.
A l’âge de 9 ans, achevant de lire, avec une bergère, une brochure relatant la vie et la mort de Jean-Charles Cornay, décapité au Tonkin le 20 septembre 1837, Théophane déclara : «Et moi aussi je veux aller au Tonkin! Et moi aussi je veux mourir martyr !»
C’est Théophane lui-même qui fit part à son père de son désir de faire des études secondaires. Il entra au collège de Doué-la-Fontaine en 1841, et connu les premières tristesses au moment de quitter sa famille.
Jean-Théophane étudia et démontra rapidement ses capacités intellectuelles en étant parmi les premiers de la classe. Cela n’empêcha pas notre jeune élève de rester fidèle au Seigneur, ce qui l’aidera à préparer sa première communion, mais également à vivre le décès prématuré de sa mère. Ce sera ensuite Mélanie, sa grande sœur, qui prendra le relais de l’éducation, à qui il écrivit : « Toi, ma chère Mélanie, tu es la moitié de moi-même. Je puis verser sans crainte dans ton cœur mes chagrins et mes peines, car tu es plus qu’une sœur pour moi, tu es un ange gardien.»
Plus tard, à 18 ans, Théophane va confier à sa sœur : «Je me sens bien appelé à l’état ecclésiastique» avant d’ajouter : «Si tu savais comme ma pauvre tête divague. Ah! que je serais heureux, me dis-je souvent, si j’étais dans une cure avec Mélanie ! Moi, je dirigerais les autres dans la bonne voie ; elle, elle parerait l’église ; puis nous causerions tous les deux du Bon Dieu, de la Sainte Vierge, de ceux que nous avons perdus…»
La direction à prendre semblait bien établie : devenir la chargé d’âme d’une paroisse. Mais cela n’était pas aussi simple avec Théophane, car il voulait aller plus loin. Il étudia la philosophie au petit séminaire de Montmorillon, pendant un an, et se rendit ensuite au grand séminaire de Poitiers.
Premier émerveillement au grand séminaire : sa chambre. Lui qui, de Montmorillon, écrivait encore à Mélanie : «Bientôt sept ans que j’essuie la poussière des collèges !… Je ne suis plus un enfant, je veux goûter de la vie d’homme, respirer seul dans une chambre et non pas dans une étude au milieu du bruit assourdissant des pieds et des pupitres, des allants et venants.»
Et il ajouta : « Tout me parle dans ma cellule ; tout me dit quelque chose de tendre, d’affectueux.» Quant au séminaire, «c’est le paradis sur la terre».
Il assista à une ordination : «Spectacle non de la terre, mais du ciel !» Mais, ajoutant après la signature (c’est toujours à Mélanie qu’il écrit) : «P.S. – Tu n’apprendras pas sans plaisir qu’un de nos confrères diacre part jeudi pour le séminaire des Missions Etrangères à Paris. Dieu daigne guider ses pas, et le vénérable Cornay veiller sur lui.»
C’est ici que Théophane commença ses longs travaux d’approche pour préparer les siens, car il se rendait compte que ce serait aussi déchirant pour eux que pour lui-même. Il prendra tout son temps, y mettra toute son habileté. Mélanie comprendra la première. Pour son père, ce sera plus dur ; c’est ainsi qu’il lui annonça son engagement au sous-diaconat : «N’est-ce pas que vous consentez de tout cœur à me donner à Dieu, à me donner sans nulle réserve, à faire abandon complet de votre Théophane ? »
Le père ne réalisait pas ; et Théophane devra implorer : «Oh ! dites que vous aussi, dites que vous voulez bien que votre fils Théophane fasse un missionnaire ! 0 mon pauvre Père, pardonnez-moi d’avoir moi-même frappé le coup. Je m’agenouille à vos pieds, Père ; bénissez votre enfant respectueux et soumis.»
M. Vénard, accablé, mettra plusieurs jours avant d’être en état de répondre. Lui aussi avait rêvé d’un bonheur simple : «J’avais conçu l’espoir de te voir un jour placé non loin de moi. J’aurais fini près de toi ma pénible carrière : tu m’aurais fermé les yeux. Illusions bien grandes ! (…) Mes sacrifices ont commencé par toi, Théophane, quand je t’ai mené au collège, parce que je te perdais de vue ; ils ont continué jusqu’à ce jour. »
Mais son père donna son consentement «sans restriction », et sa bénédiction : «Pourquoi te la refuserais-je ? Tu sais bien que je suis tout entier à mes enfants.»
Après le départ de Théophane, M. Vénard déclara : «J’ai perdu la plus belle fleur de mon rosier.»
M. Baudry, directeur de Théophane, l’accompagna sur le quai de la gare de Poitiers où il lui prédit un brillant avenir ecclésiastique ; ce qui n’intéressait pas notre jeune missionnaire.
Quand le train s’arrêta à Loudun, Théophane eut un souvenir ému pour le martyr Jean-Charles Cornay, qui en était natif.
Ça y est ! Jean-Théophane était en route pour le Séminaire des Missions Etrangères de Paris.
Arrivée dans la Capitale. «Je m’adresse au cocher : Rue du Bac, n° 128. Comme mon cœur battait !» Théophane était donc arrivé aux Missions Etrangères où il allait résider 18 mois : «Que j’aime la solitude de ses corridors, la paix de ses cellules, l’ordre des exercices, les longues heures d’études et de recueillement, encore trop courtes, la gaieté de ses récréations, la charité de ses habitants, le charme de sa chapelle, la voix de ses souvenirs, un je ne sais quoi qui dit l’apostolat et le martyre !»
Durant son temps de formation, Théophane s’intéressa à la vie parisienne : il se rendit à l’Assemblée nationale regarder battre le cœur de l’éphémère deuxième République, y reconnu Hugo, Arago, Cavaignac, Changarnier, Lamennais ; il alla écouter Lacordaire à Notre-Dame ; avec son ami Dallet et Gounod, organiste de la chapelle ; il collabora au Chant pour le départ des missionnaires, se passionna pour le chant grégorien, et devint maître de chant au séminaire.
Puis arriva le moment de se présenter aux Ordres sacrés, mais il était trop jeune et obtint donc une dispense de l’évêque de Poitiers.
Théophane fut alors terrassé par une paratyphoïde, et se releva juste à temps pour le 6 juin : «Je vous envoie ma bénédiction. J’ai dit ma première Messe ce matin. J’ai pensé à vous. J’y penserai toujours quand j’offrirai le Saint Sacrifice. » Et il reçut sa destination : la Chine.
Le 16 septembre 1852, il partit pour Anvers. Puis, Le Philotaxe quitta Anvers le 23 septembre. Une tempête obligea le navire à faire une escale de dix jours à Plymouth. Le voyage se poursuivit par le cap de Bonne-Espérance, le détroit de la Sonde, et Singapour après cinq mois de voyage. Là, transbordement à bord de L’Alice-Maud. Le Samedi saint, le capitaine anglais demanda qu’on exécute pour lui «un chant de l’Eglise catholique approprié au temps». Théophane et son ami Theurel lui chantèrent l’Exultet, qu’il sembla beaucoup apprécier. Arrivés dans l’estuaire de la Rivière des Perles, où L’Alice-Maud devait commencer à débarquer sa cargaison, les jeunes missionnaires étaient si pressés d’atteindre Hong Kong et la procure des Missions qu’ils décidèrent d’achever la traversée en jonque. Ils arrivèrent à bon port le 19 mars 1853.
C’est sans doute à ce moment que Théophane va connaître la période la plus douloureuse de son existence. En arrivant, il fut atterré de ne trouver aucune lettre de Saint-Loup. Puis, la chaleur et l’étude du chinois le découragèrent : «Je serais tenté de croire que cette langue et ces caractères ont été inventés par le diable pour en rendre l’étude plus difficile aux missionnaires !» Et cette attente interminable d’un point de chute accessible dans l’immense Chine, alors que son ami Theurel avait déjà pu gagner le Tonkin où la persécution était pourtant déclarée !… Enfin, après quatorze mois d’attente, un ordre arriva de Paris : «M. Vénard, on vous donne le diamant du Tonkin !»
Le 26 mai 1854, il embarqua en compagnie d’un ancien, Legrand de La Liraye, sur une jonque de contrebandiers chinois. En abordant le Tonkin par la baie d’Halong, il avait l’impression de rêver… Pourtant, Théophane, en posant le pied sur le sol du Tonkin, savait qu’il devenait hors-la-loi. En effet, le jeune empereur du Vietnam, dont le Tonkin n’était que la région septentrionale, semblait bien vouloir marcher sur les traces de son grand-père qui, en 1833, avait inauguré la persécution à outrance contre les chrétiens. C’était le jour même de son départ en mission que Théophane avait appris la décapitation de Jean-Louis Bonnard à Nam-Dinh, qui intervenait juste un an après celle d’Augustin Schœffler à Son-Tây.
Jean-Théophane arriva à VinhTri où résidait Mgr Retord, une cérémonie d’ordination était alors en préparation. Cela pu se faire, malgré l’interdiction impériale car, bien que l’édit de persécution était toujours en vigueur, le vice-roi Hung de Nam-Dinh, qui était le beau-père de l’empereur, faisait preuve de tolérance à l’égard des disciples du Christ. En effet, naguère, le père Paul Tinh, supérieur du séminaire, l’avait guéri alors qu’il perdait la vue. Et de ce fait, le vice-roi avait résolu de ne pas inquiéter les chrétiens.
Au Vietnam, Théophane se sentait chez lui. Autant, à Hongkong, il avait des difficultés à apprendre le chinois, autant il assimilait rapidement le vietnamien.
A ce sujet, Theurel écrit à leur ami Dallet, en Inde : «Il paraît que le père Vénard parlera la langue avec un accent juste ; sa voix douce s’y prête bien, au reste. Il se sent des atomes crochus avec les Vietnamiens, qui le lui rendent bien. Déjà il accompagne Mgr Retord dans les visites des chrétientés, et il est bientôt en mesure de l’aider pour l’administration. »
Côté santé, Théophane allait souffrir de tuberculose pulmonaire, diagnostic très grave à l’époque. Deux fois, il reçut les derniers sacrements, car on le croyait perdu.
Ne voulant pas être une charge pour sa mission, il demanda lui-même à subir une opération délicate, qui tenait de l’acupuncture et du moxa… qui finalement le guérit. Mgr Retord écrivit alors au procureur de Hong Kong : «Le petit Père Vénard, que vous croyez toujours maladif, semble avoir démissionné de cette honorable fonction : il n’est pas fort, il n’est pas robuste, mais il n’est pas malade non plus. Il paraît qu’en usant de toutes les précautions qu’inspire la prudence, sa santé le soutiendra. »
En 1857, l’empereur Tü-Düc s’étonna qu’aucun missionnaire européen n’ait été découvert ni exécuté depuis Jean-Louis Bonnard, c’est-à-dire depuis cinq ans. Il envoya des inspecteurs dans tout l’empire. Deux d’entre eux découvrirent le centre chrétien de Vinh-Tri, arrêtèrent le père Paul Tinh pour le conduire à Nam-Dinh et le confronter au vice-roi. Ce dernier condamna à mort l’ami qui avait guéri ses yeux, et tenta de sauver sa réputation et son trône en déchaînant une effroyable persécution contre les chrétiens. Pour mieux se réhabiliter, il somma les préfets des provinces voisines, et même le vice-roi de Hanoï d’en faire autant sous peine de faire parvenir un rapport à l’empereur.
Mgr Retord, réfugié dans les montagnes, y mourut des suites d’une fièvre. Théophane, envoyé dans la province de Hanoï, où la persécution était moins violente, connu une vie de traque en passant des heures recroquevillé entre des doubles cloisons. Il écrivit à l’abbé Paziot, un ancien condisciple du séminaire de Poitiers :
« Vous pourriez demander : Comment ne devenez-vous pas fous ? Toujours enfermés dans l’étroitesse de quatre murs, sous un toit que vous touchez de la main, ayant pour commensaux les araignées, les rats et les crapauds, obligés de toujours parler à voix basse, assaillis chaque jour par de mauvaises nouvelles: prêtres pris, décapités, chrétientés détruites et dispersées au milieu des païens, beaucoup de chrétiens qui apostasient, et ceux qui demeurent fermes envoyés aux montagnes malsaines sur lesquelles ils périssent abandonnés, et cela sans que l’on puisse prévoir quelle en sera la fin, ou plutôt, ne la prévoyant que trop, j’avoue qu’il faut une grâce spéciale pour résister à la tentation du découragement et de la tristesse. Un confrère d’une province voisine m’écrit qu’il y a dix-huit mois qu’il n’a vu le soleil, et sa lettre est datée du royaume des taupes, à dix pieds sous terre… Pour moi, très cher ami, j’ai confiance en Dieu que je consommerai ma course, que je conserverai le dépôt de la Foi, de l’Espérance et de l’Amour, intact.»
Le 30 novembre 1860, on le découvrit caché dans une double cloison. Amené à la citadelle de Hanoï, le vice-roi en personne vint l’interroger puis donna des ordres : construire une cage de bambou plus spacieuse, l’entourer d’une moustiquaire et poser une natte sur le sol; puis le haut fonctionnaire remit une somme d’argent aux gardiens avec consigne de veiller à ce que le prisonnier soit nourrit convenablement. Au cours de l’interrogatoire, Théophane avait donné une bonne impression. Ici aussi, il sera le bien-aimé…
Le rapport des autorités de Hanoï fut envoyé à Huê, la capitale ; il n’y avait plus qu’à attendre la sentence de l’empereur. Le capitaine des gardes lui permit chaque jour de sortir de sa cage et de faire quelques pas dans la cour ; parfois il l’invitait à prendre son repas avec lui et ses hommes. Trois chrétiens clandestins se firent connaître : d’abord un soldat ; puis la cuisinière de la citadelle, qui lui apportera l’Eucharistie tous les vendredis ; enfin un policier qui lui amènera un prêtre vietnamien afin d’entendre sa dernière confession.
Pendant la journée, Théophane écrivait. Il adressa ces derniers mots à son père :
«Puisque ma sentence se fait encore attendre, je veux vous adresser un nouvel adieu qui sera probablement le dernier. Les jours de ma prison s’écoulent paisiblement. Tous ceux qui m’entourent m’honorent, un bon nombre m’aiment. Depuis le grand mandarin jusqu’au dernier soldat, tous regrettent que la loi du royaume me condamne à mort. Je n’ai point eu à endurer de tortures, comme beaucoup de mes frères. Un léger coup de sabre séparera ma tête, comme une fleur printanière que le maître du jardin cueille pour son plaisir. (…) Père et fils se reverront au paradis. Moi, petit éphémère, je m’en vais le premier. Adieu.»
Le matin du 2 février 1861, le préfet vint annoncer la nouvelle à Théophane en manifestant une réelle émotion : la mort par décapitation. L’imposant cortège se mit en route vers le Fleuve Rouge. La foule était nombreuse. Théophane avait trente et un ans lorsqu’il descendit l’avenue du Grand-Bouddha mains jointes, les yeux au ciel, en chantant le «Magnificat». Au bord du fleuve, il se dénuda le torse, s’agenouilla et se laissa attacher les mains derrière le dos. Quand cymbaliers et tambourinaires firent entendre leur vacarme pour annoncer l’heure du supplice, Théophane se tourna vers eux et leur sourit.
Il fallut cinq coups de sabre pour accomplir la peine prononcée. Les chrétiens ensevelirent le corps dans un cercueil, sur place selon la loi. La tête, toujours selon la loi, fut exposée trois jours au sommet d’un poteau, puis jetée au fleuve. Paul Moï, le policier chrétien, chargea des pêcheurs de la rechercher. Ils la trouvèrent le onzième jour, à seize kilomètres en aval. Paul Moï la mit dans un sac de toile et la fit porter aux deux évêques, dont il connaissait la cachette. Le coadjuteur, Mgr Theurel, prit la tête dans ses mains et s’agenouilla. Il pleura et pria longuement… Puis il la fit mettre dans un coffre, et l’enterra.
Six mois plus tard, pendant la nuit, des chrétiens exhumèrent le cercueil de Théophane et allèrent le réinhumer au cimetière de la paroisse de Dông-Tri.
Après sa mort, la publication de ses lettres produisit une forte impression. Thérèse de l’Enfant Jésus disait se reconnaître en elles : «Ce sont mes pensées ; mon âme ressemble à la sienne», et fit du jeune Martyr de Hanoï son saint de prédilection. Quand elle entra en agonie, elle demanda qu’on lui procure une relique et un portrait de celui qu’elle appelait « l’angélique Martyr», pour l’aider en ce moment suprême.
Canonisé en 1988, Théophane Vénard est honoré, avec tous les saints martyrs du Vietnam, le 24 novembre.
Le corps de Théophane Vénard, ainsi que des objets lui ayant appartenu, sont aujourd’hui conservés au séminaire des Missions Etrangères. La tête a été gardée à la paroisse de Ke-Trü, non loin de Hanoï.
Serviteur du Seigneur, Jean-Théophane Vénard nous rappelle chaque jour notre mission de chrétien : « Nous sommes tous des fleurs plantés sur cette terre /…/ Tâchons tous de plaire, selon le parfum ou l’éclat qui nous sont donnés, au souverain Seigneur et Maître ».