Eglises d'Asie

MUSULMANS D’ASIE FACE A LA GUERRE DU GOLFE

Publié le 18/03/2010




Les nations asiatiques situées au-delà du Moyen-Orient, et qui ne sont pas directement placées sous la menace des hostilités déclenchées à la suite de l’invasion du Koweit par les troupes de Saddam Hussein, ne sont pas pour autant dégagées de toute inquiétude. Elle ressentent certes le péril d’une extension du conflit à l’échelle mondiale; elles craignent aussi pour la sécurité de leurs ressortissants qui se sont expatriés là-bas pour y trouver du travail (1); elles redoutent encore les effets néfastes du conflit sur leurs intérêts économiques; mais surtout elles doivent compter avec les humeurs de leurs populations musulmanes – majoritaires ou minoritaires selon le cas – que des appels à la guerre sainte, une riposte d’Israël, ou la profanation des villes sacrées de La Mecque et Médine pourraient enflammer.

Un peu partout, d’une façon générale, les musulmans de ces contrées d’outre-Iran sont naturellement favorables au combat de l’islam pour sa libération de toute domination occidentale, pour l’évacuation des territoires palestiniens occupés, et pour l’établissement dans toute la région d’un nouvel ordre économique qui garantirait une plus juste répartition des ressources. Néanmoins, les gouvernements, même ceux qui sont partisans déclarés d’une islamisation aussi complète que possible, ont adopté jusqu’ici, vis-à-vis de l’Irak une attitude réservée, qui parfois même se mue en opposition, allant – et c’est le cas du Bangladesh et du Pakistan – jusqu’au soutien du camp occidental par l’envoi de quelques bataillons en Arabie Saoudite. Pour tel ou tel de ces pays, se profile le danger d’un divorce plus ou moins violent entre la politique officielle et l’opinion publique.

Typique est le cas du PAKISTAN qui justifie sa prise de position par la dette contractée vis-à-vis du roi Fayçal d’Arabie lors des conflits armés indo-pakistanais de 1965 et 1971. Les chefs irakiens de l’époque, le colonel Abd al-Salam Aref, puis le général Hassan al-Bakr, étaient, eux, restés indifférents. Ces autorités sont quelque peu ennuyées par les nombreuses manifestations pro-irakiennes qui se déroulent partout dans le pays, même dans les régions proches de la frontière afghane, habituellement peu sensibles à ce qui

se passe au loin. Les partis de la coalition au pouvoir sont d’ailleurs divisés sur la question, tandis que certains extrémistes ont tendance à s’en prendre aux chrétiens, pourtant inoffensifs, qu’ils présentent comme des suppôts du « Grand Satan » américain. C’est ainsi que, durant le mois de janvier, des manifestations d’étudiants s’en sont pris à des églises et à un hôpital chrétiens. A Lahore, les manifestants ont même obligé plusieurs écoles chrétiennes à fermer.

Au BANGLADESH, qui a, lui aussi, envoyé des renforts militaires à l’appel du roi Fahd, on se livre également à des démonstrations d’opposition à l’intervention des alliés, et il arrive parfois qu’elles dégénèrent en violences farouchement antichrétiennes (2). Des bannières proclamant « hindous et musulmans sont frères, nous voulons le sang des chrétiensont été promenées à travers la capitale. Des églises catholiques et anglicanes ont été menacées, en même temps qu’un certain nombre d’ambassades occidentales.

L’INDE, traditionnellement méfiante à l’égard des Etats-Unis, et déjà aux prises avec son importante minorité musulmane (110 millions) à propos du temple d’Ayodhya que des hindous prétendent édifier sur l’emplacement d’une mosquée vouée par eux à la destruction (3), ne tient pas trop à s’engager. Elle veut apparaître neutre tout en penchant secrètement vers les Occidentaux, et se verrait assez bien jouant un rôle de médiation entre les deux camps. Cet équilibre fragile qu’elle essaie de maintenir n’empêche pas les fréquents défilés où Saddam Hussein est porté aux nues tandis que le président Bush est brûlé en effigie. Cela se termine le plus souvent par des violences et des arrestations. Il y a déjà eu plusieurs morts.

La plaque tournante de SINGAPOUR s’inquiète des clivages qui apparaissent dans la pays entre la majorité chinoise et la minorité malaise musulmane – 15% de la population – à propos du conflit du Golfe. Le gouvernement y voit en effet un danger pour l’unité du pays et réagit avec une extrême prudence, en insistant sur le principe de la paix. Un sondage révèle que 80% des habitants de l’île se déclarent anti-irakiens, mais 60% des Malais – tous musulmans – se prononcent sans ambages en faveur de Saddam. L’ensemble de cette minorité est plutôt irrité de se voir, en la circonstance, traitée à part des autres catégories de citoyens. L’enquête laisse cependant apparaître une forte convergence d’opinions entre Malais et non-Malais sur des points importants. Ainsi, lorsqu’il s’agit de savoir si la guerre du Golfe est une guerre de religion, ou si l’on souhaite qu’elle se transforme pour les musulmans en guerre sainte, la réponse est largement négative chez les Malais comme dans le reste de la population. Par ailleurs, les représentants autorisés de l’islam, encouragés par le gouvernement, tiennent ouvertement des propos apaisants. Personne ne désire que le gouvernement envoie des militaires en Arabie Saoudite, mais on accepterait facilement qu’une équipe médicale s »y rende en mission humanitaire.

Plus propalestiniennes sont les réactions en MALAISIE, mais tout autant qu’à Singapour elles sont en partie commandées par l’appartenance raciale et religieuse; il suffit, pour s’en rendre compte, d’un coup d’oeil aux kiosques à journaux: la presse malaise défend le point de vue irakien, alors que celle de langue anglaise soutient au contraire la

Eglises d’Asie – n° 105 – 16 février 1991 – Document annexe

coalition internationale, reflétant en cela les positions gouvernementales. La Malaisie, aux Nations Unies, fait partie du Conseil de sécurité qui a autorisé l’usage de la force pour assurer l’évacuation du Koweit. Elle a maintenant des scrupules et voudrait que les alliés répondent de leurs actes devant leurs mandants: elle n’accepte pas le pilonnage aérien tel qu’il est pratiqué. A retardement, elle se demande pourquoi ne pas exiger partout avec la même vigueur le respect des résolutions onusiennes: d’où vient donc qu’Israël jouit d’une totale impunité ? Des manifestations antiaméricaines ont eu lieu dans les rues de Kuala Lumpur: les autorités nuancent donc leurs propos, et se disent prêtes à tout envisager pour restaurer la paix. Par ailleurs, un parti d’opposition, le Parti Islam, musulman et intégriste, a annoncé son intention de recruter des volontaires pour aller combattre aux côtés de l’Irak.

L’INDONESIE, elle, est officiellement neutre. En fait, elle est surtout fort embarrassée: comment prendre parti entre le Koweit, bienfaiteur très généreux, et l’Irak, partenaire commercial important ? Les autorités acceptent les décisions des Nations Unies, et présentent les événements comme une affaire à régler entre musulmans de la région. Le gouvernement indonésien fait appel au sens de l’unité nationale à sauvegarder avant tout. Le calme n’a guère été troublé que par des manifestations pacifistes d’étudiants, non dépourvues pourtant de connotations islamistes, tandis que des intellectuels semblent pencher en faveur de l’Irak, champion à leur yeux de la cause palestinienne. La presse dans son ensemble évite toute agressivité; un journal cependant, « Merdeka », s’est distingué en qualifiant l’action des alliés, sous la conduite des Etats-Unis, de « brutale et inhumaine ». En général donc, une certaine sérénité de surface, à peine éraflée par un certain malaise sous-jacent.

Un appel commun a été signé par les dirigeants des cinq religions principales du pays demandant que tout ce qui est possible soit mis en oeuvre pour mettre fin à la guerre. L’appel est adressé à la Conférence islamique, au Conseil oecuménique des Eglises, au Vatican, aux fédérations mondiales du bouddhisme et de l’hindouisme, ainsi qu’au Mouvement des non-alignés.

La CHINE, officiellement veut rester dans une stricte neutralité. On ne signale guère de réactions du côté de ses minorités musulmanes. Il est vrai que très peu d’informations sont disponibles à l’heure actuelle sur ce qui se passe dans le Xinjiang, province à forte population musulmane, et théatre d’une agitation ethnico-religieuse qui inquiète le gouvernement depuis plusieurs années. Le sentiment populaire, dans les grandes villes de l’est, penche plutôt en faveur des Etats-Unis, qui font figure de redresseurs de torts avec les pays qui les secondent. Des jeunes vont se présenter aux ambassades, cherchant à s’enrôler pour que justice soit rendue au Koweit; mais les anciens, qui ont connu les guerres de Corée et du Vietnam, s’efforcent de les en dissuader.

En THAILANDE, les provinces méridionales, où vivent la plupart des musulmans, sont en alerte, mais il semble que rien de grave ne s’y passe pour le moment.

Aux PHILIPPINES, où Mme Aquino a pris fait et cause sans réserve pour les Etats-Unis – ce qui lui a valu des remerciements de la part de M. Bush – les régions à prédominance

musulmane n’ont connu jusqu’ici que des incidents qui ne tirent pas à conséquence. Si le Pakistan, l’Inde, le Bangladesh et l’Indonésie ont eu à déplorer quelques actes de terrorisme dont les auteurs n’ont pas été identifiés, à Manille, ce sont bien des agents irakiens qui ont fait sauter le service d’information du Centre culturel américain.

Il semble pourtant que les évêques catholiques de Mindanao, province méridionale à forte concentration musulmane, commencent à s’inquiéter d’une agitation grandissante dans leurs diocèses. Une manifestation antiaméricaine a déjà eu lieu à Zamboanga.

Il faut noter par ailleurs que les rebelles musulmans, regroupés dans le Front « Moro » de libération nationale, ne sont plus financés par les pays du Moyen-Orient depuis l’invasion du Koweit au mois d’août 1990.

Parmi les à-côtés du conflit, des groupes de défense des droits de l’homme font état d’un glissement dans l’attitude des Etat-Unis à propos de violations portées à leur connaissance: ils se montreraient accommodants à l’égard des pays dont ils souhaitent s’assurer la coopération ou au moins la non-intervention dans l’affaire du Golfe, et l’on cite notemment Chine, Syrie, Ethiopie, Iran et Pakistan; leur fermeté par contre ne resterait inébranlable que dans le cas de puissances d’importance insignifiante dans le contexte du Moyen-Orient: ainsi en serait-il du gouvernement de Birmanie, et des factions qui s’affrontent en Afganistan et au Cambodge.