Eglises d'Asie

LES LEGIONS OUBLIEES Les travailleurs asiatiques des pays du Golfe

Publié le 18/03/2010




Les soldats américains, britanniques et français en Arabie Saoudite, qui ont pris la peine d’acheter des journaux du pays, ont dû être surpris par des annonces ressemblant à s’y méprendre aux avis de recherche publiés par les forces de police partout dans le monde. On y voit la photo d’une personne avec mention de sa taille, de son âge, de sa nationalité, et de son numéro de passeport. Ceux qui lisent l’arabe découvriront qu’il s’agit bien en effet d’avis de recherche de travailleurs étrangers qui ont quitté leur employeur sans permission. Ces avis sont publiés pour prévenir tout autre employeur potentiel, afin qu’il n’engage pas le fuyard mais le renvoie à son maître.

Pour beaucoup d’ouvriers du Golfe – qu’ils travaillent dans la république de l’ennemi public N° 1 Saddam, ou dans le royaume du grand allié Fahd – les conditions ne sont pas très différentes de celles des esclaves américains du XIXème siècle. La plupart des travailleurs immigrés du Golfe sont liés à un seul maître, sans droits civils, sans possibilité de changer de travail ni de protester contre les conditions qui leur sont faites, et avec des salaires mensuels qui, quelquefois, ne dépassent pas 150F.

Les habitants de la région du Golfe sont habituellement classés comme Arabes – classification ethnique – ou musulmans – catégorie religieuse. Ils sont rarement classés comme travailleurs (qualifiés, semi-qualifiés ou non qualifiés), par genre (hommes et femmes) ou par nation d’origine. Si l’une des trois dernières classifications était utilisée,

l’image de l’économie du Golfe et des tensions sociales dans ces pays deviendrait plus complexe et changeante. La richesse du Golfe est dans le pétrole, mais le commerce, l’administration, l’industrie, le bâtiment, la maintenance des installations pétrolières, l’agriculture et le secteur tertiaire sont tous entre les mains des travailleurs étrangers.

Prenons par exemple une petite catégorie de travailleurs – petite mais indispensable pour les Arabes du Golfe – celle des employées de maison. Bien que le groupe le plus important de travailleurs étrangers vienne de pays musulmans, toutes les employées de maison viennent de pays asiatiques comme le Sri Lanka, la Thaïlande ou les Philippines, et ne sont pas de religion musulmane. La raison en est qu’aucun musulman ne permettrait à sa fille de travailler pour un Koweitien ou un Saoudien.

Les jeunes femmes peuvent être vierges en prenant leur emploi. Elles ne le quitteront peut-être pas dans le même état. Cette manière de parler peut sans doute offenser les sensibilités féministes, mais pour les 40 000 Srilankaises, employées de maison au Koweit, subvenir aux besoins sexuels (de l’employeur) était souvent une partie non écrite du contrat de travail.

Pour la première fois, des chiffres à peu près exacts apparaissent concernant la structure peu ordinaire de l’emploi dans les pays du Golfe et, trait qui les caractérise, leur massive dépendance par rapport aux travailleurs étrangers: les gouvernements asiatiques, qui doivent faire face au retour de milliers de travailleurs, demandent en effet de l’aide aux organismes internationaux et doivent produire des statistiques qui prouvent leurs besoins. (Grâce à ces chiffres, on peut constater que) la totalité des opérations économiques de la région (du Golfe) est fondée sur les abus commis vis-à-vis de la force de travail étrangère, et sur une négation des droits du travail, presque sans parallèle dans la communauté internationale, et à propos de laquelle il y a eu – et il y a toujours – une conspiration du silence.

L’Irak et le Koweit avaient des confédérations (syndicales) ouvrières, mais elles étaient strictement contrôlées par leurs gouvernements respectifs. L’Arabie Saoudite, elle, ne cherche même pas, en ce qui concerne le syndicalisme, à présenter (au monde) une image acceptable. La législation saoudienne considère comme illégales les négociations collectives, la grève et l’appartenance à un syndicat quel qu’il soit. Les Saoudiens envoient un délégué des travailleurs à la conférence annuelle du Bureau international du travail; ces dernières années, il s’agissait généralement d’un cadre d’une compagnie pétrolière. Evidemment, c’est une espèce de travailleur.

Des détails sur les conditions de l’emploi en Arabie Saoudite ne sont pas difficiles à trouver. Quand un travailleur arrive de l’étranger, il/elle doit se séparer de son passeport et, par conséquent, ne peut ni quitter le pays, ni changer de travail, ni exiger une amélioration du salaire et des conditions. En théorie, les enfants de moins de 13 ans ne peuvent pas travailler, mais le ministère du Travail d’Arabie Saoudite a le pouvoir de déroger à la règle.

Les salaires ne sont pas déterminés par le marché de l’emploi, ni un barême de rémunération pour un travail spécifique, mais par le revenu moyen par habitant du pays d’origine du travailleur. C’est ainsi qu’un Thaïlandais peut gagner 4 ou 5 fois plus qu’un

citoyen du Bangladesh pour le même travail accompli d’ailleurs souvent côte à côte; c’est parce que le revenu moyen par habitant de la Thaïlande est plus élevé d’autant que celui du Bangladesh. Des salaires de 350F par mois peuvent paraître dérisoires, mais ils représentent deux fois le revenu mensuel par habitant de l’Inde; cela explique l’impératif économique qui amène 1 500 000 Indiens à venir travailler dans le Golfe.

Les Indiens font état d’un sentiment d’impuissance une fois qu’ils sont arrivés dans le Golfe. Souvent, leurs supérieurs immédiats sont eux-mêmes des Indiens, contremaîtres et surveillants sévères, mais serviteurs obséquieux des bailleurs de fonds arabes. Un travailleur indien basé à Ryad décrit ainsi sa situation: “Il y a 14 employés indiens dans notre compagnie et aucun de nous ne possède de contrat en bonne et due forme, comme la loi l’exige. L’autorisation du département de protection des émigrés a été obtenue illégalement, à New Delhi, par l’agent recruteur indien qui a produit le contrat d’une autre société; d’ailleurs le visa porte la mention d’une société différente. Les employés ont reçu la consigne de l’agent recruteur de déchirer les contrats dès le départ de l’avion. Aucun de mes collègues ne veut faire de rapport aux autorités sur ce problème: ils ont peur de perdre leur travail. Nous travaillons 9 heures et demi par jour et 6 jours par semaine. Les heures supplémentaires ne sont pas payées. Nous travaillons aussi 5 heures et demi d’affilée, ce qui est maintenant autorisé par la loiQuand le scandale du traitement des ouvriers indiens fit la une de la presse indienne au milieu des années 80, le gouvernement (indien) déclara qu’il nommerait des attachés d’ambassade pour les problèmes du travail dans les Etats du Golfe, afin de venir en aide aux travailleurs indiens. Si jamais ils ont été envoyés, leur efficacité semble avoir été limitée.

L’invasion irakienne, la crise, puis la guerre ont , davantage encore, mis en évidence la cruauté du système de l’emploi dans les Etats du Golfe. Des centaines de milliers de travailleurs ont été empêchés de quitter la région; on leur a dénié le plus fondamental des droits de l’homme, celui de sauver leur peau. Les 4 millions de travailleurs étrangers d’Arabie Saoudite, du Qatar et d’Oman ont été prévenus qu’ils ne pourraient pas rentrer chez eux. En Arabie Saoudite, les autorités ont d’abord refusé de donner des masques à gaz aux travailleurs étrangers. Alors que les riches Koweitiens étalaient leur ennui dans leurs résidences d’été en France, Espagne ou Egypte, ils ont laissé derrière eux 60 000 employées de maison, cuisinières, femmes de ménage originaires du Bangladesh et du Sri Lanka. Ce sont celles-ci qui ont subi d’abord l’occupation irakienne, et ensuite le tapis de bombes des B-52.

L’état des droits du travail dans la région n’a jamais été un secret, mais les organisations du travail ou les gouvernement arabes n’ont jamais abordé la question sur le plan de la solidarité interarabe. Des propagandistes efficaces des droits des travailleurs palestiniens produisent des livres entiers de preuves concernant l’exploitation des travailleurs palestiniens en Israël ou dans les territoires occupés, mais ils sont silencieux quant aux abus commis sur les mêmes travailleurs palestiniens au Koweit ou dans d’autres pays arabes.

Les gouvernements asiatiques, eux aussi, ont préféré ignorer l’exploitation de leurs propres citoyens, tellement ils sont avides de s’approprier les devises étrangères provenant de leurs salaires. Les confédérations syndicales internationales n’ont montré pour la région que peu de présence et d’intérêt; d’ordinaire, leurs campagnes en faveur

du droit du travail ont eu besoin d’une impulsion interne, et ont été suscitées par des révoltes ou par une organisation locale de travailleurs comme ce fut le cas ces dernières années en Pologne, Afrique du Sud, ou Corée du Sud. La plupart des confédérations syndicales arabes appartenaient à la Fédération mondiale des syndicats basée à Moscou; celle-ci n’a jamais été très critique sur les violations des droits des travailleurs dans les pays affiliés, dont l’Irak et le Koweit.

Dans les agences des Nations Unies qui s’intéressent aux droits de l’homme et du travailleur, les pays arabes ont formé un bloc commun, généralement en compagnie des pays asiatiques, pour empêcher la discussion de leurs méthodes brutales de contrôle du monde du travail. Le Bureau international du travail (BIT) a entendu mille discours sur le traitement cruel des travailleurs, ou le non-respect des conventions du BIT par les Sud-africains blancs, les Israéliens sionistes, ou les gouvernements communistes, mais il a fallu une guerre telle que celle-ci pour qu’on s’inquiète des travailleurs du Golfe.

Le fait que les Américains et leurs alliés ne mentionnent pas les droits de l’homme ou du travail dans la liste de leurs raisons de faire la guerre est déjà significatif. C’est une différence majeure par rapport à Roosevelt ou même à Woodrow Wilson qui justifiaient leurs objectifs de guerre par les 14 points de la liberté nationale en 1918, ou par les 4 libertés de la Charte atlantique dans les années 40.

L’un des premiers actes de l’armée américaine, après sa victoire sur le nazisme, et sur le militarisme japonais, avait été de permettre la libre organisation des syndicats ouvriers. Par la suite, ils cherchèrent à restreindre le syndicalisme extrémiste allemand ou japonais, mais l’acceptation morale des destructions causées par la guerre – même pour les vaincus -, était fondée sur la volonté d’établir une démocratie de droit – une plate-forme qui, de toute évidence, manque à la politique de Bush dans le Golfe.