Eglises d'Asie

AFFAIRISME ET CORRUPTION PREOCCUPENT L’EGLISE

Publié le 18/03/2010




“Nous devons reconnaître que l’Eglise n’a pas tellement bien réussi sa proclamation de l’Evangile. Car, étant donné le pourcentage de catholiques dans notre pays, on peut dire sans crainte de se tromper que la plupart des responsables de la corruption sont catholiques ou chrétiens… Nous en sommes arrivés à adorer Mammon plutôt que Dieu”. C’est de cette façon que Mgr Orlando B. Quevedo présentait la situation de la corruption dans le pays quand, en juillet 1989, il s’adressait à l’assemblée générale de la Conférence évêques – hommes d’affaires pour un développement humain. Au cours de cette année 1989, l’Eglise catholique s’est beaucoup dépensée pour attirer l’attention sur le fléau de la corruption. Quand on passe en revue les événements de l’année suivante, il n’apparaît guère que cette campagne ait été couronnée de succès.

Quelques faits significatifs de l’année 1990

En décembre 1990, en pleine crise économique, le bureau de la Chambre accordait, pour chaque membre du parlement, une gratification de Noël de 100 000 pesos. Le président de la Chambre, M. Ramon Mitra, avait tout d’abord pris parti en faveur de cette mesure, disant qu’il ne s’agissait pas à proprement parler d’une largesse, mais plutôt d’un “supplément de salaire pour les parlementaires et leur personnel”. Finalement, des protestations s’étant élevées au sein même de l’assemblée, la gratification ne fut pas attribuée.

Un mois plus tôt, c’étaient les conjoints des représentants qui avaient défrayé la chronique. Le secrétaire d’Etat au Budget, M. Carague, annonçait que les épouses – et les maris – des membres du parlement allaient recevoir une allocation de 100 000 pesos (1 franc = 5 pesos) par personne pour des programmes d’aide alimentaire dite de “subsistance” pour leurs districts respectifs. La présidente, Mme Aquino, avait donné son accord et pris la responsabilité de débloquer 20 millions de pesos provenant de la “caisse noire” du gouvernement pour les verser à la Caisse des conjoints de parlementaires en vue de ces projets d’aide alimentaire. Mme Cécile Mitra, la femme du président de la Chambre, intervint auprès des épouses des sénateurs, afin qu’elles convainquent leurs maris de s’abstenir de toute interpellation à propos de cette décision “puisque la présidente l’appuie”.

En septembre 1990, cela avait été le tour du Bureau de la loterie des Oeuvres charitables. On découvrit que le tirage du 2 septembre avait été truqué, quand deux employés furent surpris en train de falsifier le numéro du premier prix d’1 million et demi de pesos. L’enquête menée sans délai par la police judiciaire conduisit à l’arrestation de trois personnes et à la suspension de 22 autres. Mais le 16 septembre, développement amusant: M. Alfredo Lim, directeur de la police judiciaire et chargé de l’enquête sur l’affaire de la loterie, gagne le premier prix de 5 millions (1 million de francs environ). L’opinion générale était qu’il ne devait pas en prendre possession, ne fut-ce que par sens de l’honneur. Il n’en tint aucun compte et empocha le prix.

Le scandale de la société des pétroles de Luçon

En juin 1990, l’ancien secrétaire exécutif de la Présidence, M. Joker Arroyo, déposant devant une commission spéciale, de haut niveau, du sénat, avait fait une déclaration qui eut l’effet d’une bombe puisqu’il y accusait le conseiller économique de la présidente, M. Vicente Jaime, de faire pression sur la Banque nationale des Philippines pour obtenir un prêt en faveur de la société des Pétroles de Luçon. M. Arroyo critiquait également le secrétaire d’Etat au Commerce, M. Jose Concepcion, qui avait accordé à cette même société des avantages particuliers sous forme d’exemption ou de réduction de taxes sur les importations.

Ce scandale, aussitôt connu sous le nom de “Petroscam”, n’épargna même pas la présidente Mme Aquino, qui réagit sur le champ à l’encontre de son ancien secrétaire, M. Arroyo, en l’écartant de son poste de président de la Banque nationale des Philippines, et en empêchant qu’il devienne gouverneur de la Banque asiatique de développement: il fut remplacé par le conseiller Jaime lui-même.

De son côté, le sénat avait procédé lui aussi à une enquête relative aux agissements du secrétaire d’Etat Concepcion, pour s’assurer notamment qu’il s’était bien défait de ses actions dans l’entreprise familiale, comme il est d’obligation pour tout membre du gouvernement. A l’unanimité, la commission spéciale du sénat fut d’avis qu’un blâme devait être prononcé à l’adresse de MM. Concepcion, Jaime, et Jose Fernandez, gouverneur de la Banque centrale, pour s’être compromis dans ce scandale. On estima que la “conduite suspecte” de Jaime était “répréhensibleet que Concepcion et Fernandez avaient agi “au mépris des règlement établis” pour accorder “un traitement particulier” à la société des Pétroles de Luçon.

A la Chambre, les trois commissions parlementaires qui durent s’occuper de la même affaire déterminèrent que la demande d’emprunt de la société pétrolière n’avait aucune des caractéristiques relatives à un “prêt résultant d’une influence externeNéanmoins, il apparut au cours de l’enquête que quelques documents importants manquaient à l’appel, ou tout simplement n’avaient jamais existé, et que Mme Aquino était intervenue directement dans les instructions données à M. Vicente Jaime de pousser le dossier du prêt bancaire auprès des responsables de la Banque nationale des Philippines. D’autre part, un parlementaire, M. Bonifacio Gillego, condamna l’“extraordinaire empressement” avec lequel les trois commissions avaient enterré cette histoire. Sur leurs 65 membres, 18 seulement étaient présents quand on passa au vote.

En ce qui concerne le cas du secrétaire d’Etat au Commerce Jose Concepcion, l’enquête aboutit à une conclusion bizarre: selon le procès-verbal établi le 22 octobre 1990,

Concepcion avait violé les lois relatives aux conflits d’intérêts, ainsi que les lois anticorruption, mais, ajoute le texte, “les preuves ne sont pas suffisantes” pour qu’il puisse être poursuivi.

Le sénateur Osmena prétendit que la présidente elle-même avait fait pression sur trois membres de la commission sénatoriale. De leur côté, les sénateurs Herrera et Gonzales nièrent ces allégations de leur collègue, mais admirent néanmoins avoir reçu de la présidente des appels téléphoniques au cours desquels il avait effectivement été question des termes du document sénatorial. Le cardinal Sin lui aussi manifesta sa bienveillance à M. Concepcion.

Malgré tout, celui-ci fut obligé de démissionner sous le feu des critiques. Démission considérée comme symbolique: il était le plus ancien membre du cabinet, et il avait été, en 1986, à la tête du Comité pour les élections libres (NAMFREL), ce qui l’identifiait quasiment avec la présidente, tout autant qu’avec l’Eglise catholique.

Un mal sans cesse renaissant

Un des traits caractéristiques des affaires de corruption de cette année 1990, c’est la manière dont elles ont atteint la présidente elle-même.

Voici, parmi d’autres, un cas typique: celui de l’immeuble Burlaloy. Un beau jour on découvrit que de nouveaux bureaux avaient été construits pour la Présidence, pour un montant de 85 millions de pesos, sans qu’il en ait jamais été question dans aucun budget. On déclara alors que la dépense avait été couverte par un fonds d’épargne. Mais ce qui indisposa beaucoup de monde, c’est le moment choisi: en effet, en même temps le gouvernement donnait ordre à ses ministères d’opérer une diminution de 25% sur leurs prévisions budgétaires. Et ce qui n’arrangea rien, ce fut la remarque du porte-parole de la présidente, d’après lequel les 85 millions ne représentaient pas grand-chose dans le budget du gouvernement.

Un autre scandale éclata aussi, tout proche celui-là de la maison familiale de la présidente, la “Hacienda Luisita”, dans la province de Tarlac, sur l’île de Luçon. Au mois de juillet 1990, on apprit que 12 600 000 pesos avaient été dépensés pour réparer les routes de cette hacienda, qui n’est autre que la grande plantation sucrière appartenant à la famille de la présidente.

Autre chose encore: le 21 septembre 1990, le gouverneur de Tarlac, M. Mariano Ocampo, était suspendu de ses fonctions pour “abus de pouvoir” et “négligences flagrantes dans l’exercice de ses responsabilités“. On l’accusait d’avoir accordé à la fondation Lingkod Tarlac un prêt sans intérêt de 20 millions de pesos, causant ainsi “un énorme préjudice” au gouvernement provincial. Or, le gouverneur Ocampo est le président de cette fondation privée, et un fidèle allié de la famille Cojuangco à laquelle appartient la présidente.

Il y eut aussi les 2 milliards de pesos des “Philippine Airlines”, et des affaires de drogue et de meurtre dans l’armée et la police: ainsi l’affaire Taylo. En juillet 1990, deux officiers de l’armée et un agent supplétif de la gendarmerie étaient tués par des agents de la direction de la police judiciaire sur les instructions du capitaine Renaldo Taylo, au

cours d’une opération antidrogue; il s’agissait en l’occurrence de 10 kg d’héroïne. Le tout se termina par un échange public d’accusations entre les chefs de l’armée et de la police. Peu importe qui avait tort ou raison: cela ne pouvait affermir la confiance dans les représentants de l’ordre.

Naturellement, les révélations les plus sensationnelles au point de vue corruption explosèrent aussi en juillet 1990, lors du procès de Mme Marcos à New York. Se propagèrent alors des histoires à propos d’énormes sommes dépensées dans des orgies de “shopping”. Même son avocat, Gerry Spence, devait admettre qu’elle était “une cliente de classe mondiale”. L’affaire fut classée parce que le gouvernement ne put établir que Mme Marcos était personnellement impliquée dans l’appropriation de cette richesse mal acquise. Mais ce procès rappelait clairement quelle était la situation avant l’époque de Mme Aquino, et aussi quels espoirs avait engendré son arrivée au pouvoir.

Histoire d’une déception

Effectivement, au moment où Mme Aquino prit en main la direction de l’Etat, tout le monde s’attendait à voir diminuer la corruption au sein du gouvernement. Les “années Marcos” avaient été tellement lamentables à cet égard que le règne du couple avait mérité le nom de “kleptocratie Marcos”. Les Eglises, et en tout premier lieu l’Eglise catholique, soutinrent ouvertement le changement de régime. Elles étaient bien conscientes de l’importance du problème de la corruption pour tout gouvernement en toutes circonstances. D’une part, le départ des Marcos était une occasion sinon d’éliminer le problème, du moins d’en limiter les dégâts. D’autre part, l’Eglise savait fort bien que si la corruption devait reprendre le dessus, elle pourrait être fatale au nouveau gouvernement.

L’Institut des sondages sociaux a relevé régulièrement à Manille les variations de l’opinion populaire sur l’action anticorruption de l’administration Aquino. Après une année d’exercice du nouveau pouvoir, en mars 1987, 72% des habitants de Manille se déclaraient satisfaits, et 12% déçus. Au mois d’août de l’année suivante, il n’y avait plus que 27% de satisfaits contre 51% de déçus. Ces derniers chiffres sont restés pratiquement inchangés depuis lors, à quelques points de pourcentage près.

En décembre 1988, une agence de Hongkong, spécialisée dans les “estimations de risques économiques”, avait donné connaissance d’une expertise réalisée sur les résultats obtenus par 10 pays d’Asie en divers domaines. Les Philippines venaient au 3ème rang des nations les plus frappées par la corruption.

Au cours du même mois, le gouvernement annonça, non sans publicité, qu’il était en train de mettre sur pied des “conseils anticorruption”, composés de ses propres délégués et de représentants du monde des affaires et des milieux ecclésiastiques. Mgr Bacani y fut nommé au titre de l’Eglise, et le secrétaire d’Etat aux Ressources naturelles, M. Fulgencio Factoran, pour le gouvernement. Des régions pilotes devaient être choisies, mais les détails pratiques restaient très flous. Si vague était d’ailleurs le projet lui-même qu’on pouvait lire dans le “Philippine Daily Inquirer” du 10 mai 1989 ce commentaire: “Un fait encore très peu connu du public est la formation, l’an passé, par la présidente Mme Aquino, d’une structure anticorruption. Nos journalistes en ont eu vent, par hasard, la semaine dernière, lors d’une conversation à bâtons rompus avec le secrétaire d’Etat aux Ressources naturelles Fulgencio Factoran”.

La NCT: “Coalition nationale pour la transparence”

Cette année 1989 devait donc être l’année de la lutte contre la corruption. En février, à l’occasion du 3ème anniversaire du soulèvement de 1986, le cardinal Sin posa sa fameuse question: “Qu’est-il donc advenu du miracle de notre révolution?” Il y répondait lui-même, devant la présidente: “On dirait que nous en sommes revenus à nos vieilles habitudes d’une nation de brigands”. Son homélie fit l’effet d’une bombe. Visiblement, Mme Aquino accusa le choc. Quand vint son tour de prendre la parole, elle délaissa son texte écrit pour faire amende honorable à propos de la conduite des membres de son gouvernement.

Le 19 juin était lancée, en grande partie sous l’inspiration de la Conférence évêques – hommes d’affaires, la “Coalition nationale pour la transparence” (NCT, pour National Coalition for Transparency). Cet organisme se définit lui-même comme “un mouvement se donnant pour but de promouvoir de nouvelles normes de moralité dans la société philippine, particulièrement dans la fonction publique et les entreprises privées”. Il comprenait quelque 50 groupes issus de l’Eglise, du monde des affaires, de toutes les professions libérales et de tous les groupes au service d’une cause, chacun promettant un soutien total à l’entreprise commune. La séance inaugurale eut lieu au “Club Filipino”, l’endroit historique où Corazon Aquino avait prêté serment comme présidente des Philippines au plus fort de la révolution de 1986. On aurait pu se croire replongé au coeur de ces journées pleines de passion. Etaient représentés tous les groupes qui formaient l’épine dorsale du mouvement qui catapulta Corazon Aquino au pouvoir. Pour parfaire le tableau, la présidente Aquino et le cardinal Sin étaient tous deux de la partie.

Le cardinal salua le nouveau groupement, l’appellant “une extension de l’esprit de la révolution de 1986”. Quand arriva pour la présidente le moment de s’exprimer, elle admit que “la corruption était revenue, sinon à la même échelle, du moins avec la même impudence” qu’au temps de Marcos. Elle s’offrit aussi à rencontrer la NCT tous les mois. Selon le président de celle-ci, M. Jaime Cura, “les gens ont vu dans la Coalition une possibilité d’en finir avec le labyrinthe de la routine bureaucratique, et d’attirer sur leurs ennuis l’attention de quelqu’un d’aussi bien placé que le chef même de l’exécutif”.

La NCT choisit une stratégie d’après laquelle chacune des organisations membres se consacrerait à un projet déterminé consistant à “observer, appuyer ou affronter de façon régulière” les divers départements du gouvernement. Des écoles d’ingénieurs furent désignées pour surveiller des projets précis du département des Travaux publics et des Ponts et chaussées. D’autres associations furent chargées de vérifier la gestion comptable de la présidente et des membres de son cabinet. Il y eut également des campagnes éducatives destinées aux agences gouvernementales, avec des récompenses pour ceux de leurs employés qui se conformaient au RA 6713 ou “Code de conduite et Règles morales à observer par les fonctionnaires du gouvernement”. Et aussi, bien sûr, la proposititon de rencontre mensuelle avec la présidente.

La Conférence épiscopale des Philippines marqua sa vigoureuse approbation de l’initiative en question dans une lettre pastorale qu’elle publia un mois plus tard, en juillet 1989. Le texte adopté par la Conférence avait été préparé au cours d’une journée à laquelle avaient pris part 43 évêques et 143 hommes d’affaires. Sous le titre “Tu ne voleras point”, il ne manquait pas de “punch”, appelant “péché” la corruption, et péché “particulièrement haïssable aujourd’hui devant Dieu parce qu’il consiste à voler les pauvres…

Dans les circonstances actuelles, c’est un péché de la couleur la plus noire, un péché qui crie vengeance au ciel”. La lettre ne se contente pas d’une condamnation morale ni d’une simple exhortation: elle propose la formation de comités anticorruption à tous les niveaux et dans toutes les régions. On envisageait éventuellement la création d’un mouvement comparable au “Namfrel”, qui avait joué un rôle clé dans la mobilisation des gens pour des élections honnêtes pendant la campagne électorale de 1986.

Ainsi donc, la scène était prête pour une action massive, inspirée par l’Eglise, contre la corruption, et pour une sensibilisation positive à la transparence. Mais à la mi-novembre l’opération subit un lourd handicap quand le président de la Commission nationale des télécommunications, M. Jose Luis Alcuaz, révéla au cours d’une conférence de presse que deux des beaux-fils de la présidente avaient tenté de contrecarrer ses efforts tendant à mettre un terme au monopole détenu par la Compagnie philippine des télécommunications, contrôlée par la famille de Mme Aquino. M. Alcuaz fut démis de ses fonctions le 14 novembre 1989, et ce qui déçut beaucoup de monde fut la manière dont la présidente disculpa sur le champ ses proches. Et aussitôt, l’un de ses censeurs, l’éditorialiste Ninez Cacho-Olivarès de commenter: “Son gouvernement pue le copinage de tous ceux qui, dans l’entourage présidentiel, sont généralement perçus par le public comme plongeant leurs doigts gluants dans tous les gâteaux à leur portée… A chaque occasion, elle a renforcé l’image que l’opinion se fait d’elle de quelqu’un qui se bat jusqu’au bout pour défendre ses parents et amis”.

Au bout du compte, quelle appréciation donner du travail réalisé par les Eglises, et en particulier par la Coalition nationale pour la transparence? Le président de celle-ci, M. Jaime Cura, dans son rapport pour l’année 89-90, indique de nombreux résultats positifs. “Plus de 700 étudiants de 35 grandes écoles commerciales ont supervisé 280 sièges administratifs du gouvernement pour vérifier leur degré de conformité avec quelques unes des données fondamentales du RA 6713. Des prix ont été décernés à sept d’entre eux”. Ils furent distribués à Malacanang par la présidente, sous l’appellation de “Salamin ng Bayan Awards”. Par le “Bantay Lingkod Ng Bayan”, la NCT dirigea l’action parlementaire contre la tentative de contrebande d’armes du représentant de Nueva Ecija, M. de Guzman, de même que dans une affaire semblable concernant des fusils Uzi.

Essai d’analyse

Mme Leonor Briones, professeur spécialiste de la fonction publique, qui a travaillé pour le gouvernement, et préside également la Coalition pour la libération de la dette, s’est livrée à des recherches approfondies sur le phénomène de la corruption. Elle y distingue 3 niveaux: corruption politique, corruption bureaucratique et corruption criminelle. La corruption politique concerne des décisions d’ordre politique: emprunts, bureaux d’études de projets, achats de matériel, etc. La corruption bureaucratique a trait à ce qui se fait dans la fonction publique. La plupart des campagnes s’occupent de cette corruption-là, celle par exemple du policier ou du fonctionnaire qui accepte un “bakchich”. Dans la corruption criminelle, on a affaire à des actes qui sont en contradiction formelle avec la loi, comme la contrebande.

Pour le professeur Briones, la forme la plus grave est la corruption politique, celle qui implique que “les politiciens, les législateurs, les hauts fonctionnaires n’ont pas à être

sanctionnés”. Et d’argumenter: “Pour moi, il est ridicule que presque toute l’attention se concentre sur la corruption bureaucratique. Tout le monde se fait du souci à propos du policier à qui des chauffeurs de taxi glissent la pièce, ou de l’employé qui rapporte à la maison des stylos à bille pour ses enfants; mais personne ne se préoccupe du décideur politique qui vend son pays quitte à ce qu’il aille à vau-l’eau.” Certes, il y a davantage de gens qui se mouillent dans la corruption bureaucratique, mais “l’ampleur de la corruption politique est telle que son impact est plus fort, même si elle n’est pratiquée que par quelques uns.”

Dans le gouvernement même, la plupart des responsables qui parlent de corruption n’ont habituellement en vue que ses composantes bureaucratique et criminelle. Le secrétaire d’Etat aux Finances, M. Jesus Estanislao, estime pourtant que le gouvernement perd chaque année 50 milliards de pesos de recettes fiscales dans les services de douane à cause des exemptions de taxes délivrées par le Bureau des Investissements.

Un commissaire du Bureau d’information économique, le général en retraite Almonte, dresse un tableau encore plus noir: “pour 1987 seulement, le trafic de devises a fait perdre 28 milliards de pesos à l’Etat, et la contrebande, 21,6 milliards. Dans le textile, pour chaque peso de produits introduits frauduleusement, plus de trois pesos sont perdus dans la production locale des industries correspondantes; au bout du compte, cela signifie 90 000 emplois par an. Pour la valeur de ce peso de marchandise de contrebande, l’Etat perd 1,38 peso de taxes et droits, et le public plus de 16 pesos. Quant au contrebandier, il récolte normalement entre 78 et 160% du montant de sa mise de fonds. Conséquence: on doit refuser les subsides indispensables aux projets sociaux.”

La NCT ne s’est pas bornée à combattre la corruption bureaucratique. Elle a aussi gardé l’oeil sur les politiciens, même ceux qui font partie du cabinet. Elle a vérifié les comptes remis par la présidente et ses ministres. Quand elle remarquait “quelque insuffisance ou incohérence dans les documents remis par certains fonctionnaires ministériels, elle leur adressait courtoisement des avertissements pour que ces fautes soient corrigées.”

Rappelant ouvertement le cas de Jose Concepcion, M. Cura signale que “les récents événements ont montré que ces réprimandes amicales n’étaient pas dénuées de fondement, et que tout le bruit qui entoura les affaires d’exemption de droits aurait pu être évité si l’on avait écouté nos avis plus tôt”.

Pour Mme Briones, le cas Concepcion est, à beaucoup de points de vue, caractéristique des problèmes qui se posent au gouvernement Aquino. En effet, dit-elle, “la principale erreur commise par le gouvernement Aquino fut de s’imaginer que, sous Marcos, la bureaucratie était foncièrement corrompue. Ce n’était pas tout à fait vrai. Mais on a agi d’après cette donnée, on a balayé tout le monde et l’on a fait venir “des gens à nous”, appartenant surtout au monde des affaires, et qui se sont montrés encore plus réceptifs que les autres aux tentations, aux occasions, et aux pressions.”

Il y a une différence entre le système de valeurs des gens qui sont au gouvernement et celui des hommes d’affaires. Par exemple, ce qui s’appelle “pot-de-vin” au gouvernement devient “commission” en affaires. Une des grandes déceptions du professeur Briones fut d’entendre la présidente Aquino, la première année de son gouvernement, déclarer qu’au point de vue administratif le service public et le monde des affaires étaient semblables. Le fonctionnement est le même, mais le système de valeurs diffère. Pour le gouvernement, la définition de la corruption est claire: c’est celle qu’en donne la loi

contre les pratiques de corruption. “Mais qu’en pensent les hommes d’affaires qui considèrent comme normal d’avoir une caisse noire pour appâter le gros poisson, parce qu’il s’agit “d’emporter le contrat”?” La ligne de démarcation était déjà mince entre les administrations publique et privée, et on l’a fait disparaître. “On ne peut pas être gouverneur de la Banque centrale et conserver “discrètement” ses intérêts dans les affaires; on ne peut pas tout à la fois être un dirigeant de “Namfrel”, garder le poste de secrétaire d’Etat pour l’Industrie et le commerce, et faire prospérer ses affaires”.

Ainsi donc le gouvernement de Cory ne s’est pas montré capable de maîtriser la corruption. Qu’est-ce qui n’a pas marché, et qu’est-ce qui peut encore être fait par ceux qui veulent vraiment résoudre le problème? Le professeur Briones répond: “C’est à la présidente de mener la guerre; dans les pays où, comme à Singapour, de telles campagnes ont été un succès, c’est le chef de gouvernement qui a pris les choses en main. Mme Aquino a mis sur pied une structure composée de sous-secrétaires d’Etat, mais ils ne peuvent s’en prendre qu’aux membres de la fonction publique. Ils ne peuvent frapper ni les ministres, ni les politiciens, ni la parentèle: ce sont pourtant ceux-ci qui se placent au-dessus des lois et des règlements, et dont on devrait s’occuper. Il n’y a que la présidente qui puisse contrôler le personnel politique qu’elle a mis en place”.

La NCT était satisfaite quand la présidente lui proposa de la rencontrer régulièrement, mais à l’usage la déception l’emporta: il n’y eut en tout et pour tout que deux réunions. La raison officielle fut le voyage de la présidente aux Etats-Unis, et le coup de force de décembre 1989. Néanmoins, la NCT ne fit par la suite aucune démarche pour un retour au rythme mensuel: elle avait “le sentiment croissant de la futilité de ces entrevues qui n’étaient pas aussi fructueuses qu’on l’avait espéré… Des affaires et des cas soumis à l’attention de la présidente, la plupart sont toujours pendants, et quelques uns impliquent des membres de sa famille, avec comme conséquence des réactions négatives au lieu des résultats positifs espérés”.

Vos mains sont-elles propres ?

Vos mains sont-elles propres? La campagne épiscopale pour éliminer la corruption est un programme moral qui, pour réussir, doit être réalisé par des exécutants eux-mêmes au-dessus de tout soupçon. Quand le cardinal Sin se plaignait de la corruption en février 1988, il fut lui-même accusé d’accepter des ressources provenant de l’industrie du jeu. La Conférence évêques-hommes d’affaires, en lançant sa campagne, réclama aussi la transparence dans les affaires financières de l’Eglise, un domaine traditionnellement connu pour son opacité plutôt que pour sa transparence. En ce qui le concernait, le cardinal déclara que les comptes de son diocèse étaient ouverts au public: “Pour ceux qui voudraient voir d’où proviennent nos revenus, tout est là”. Il est à noter qu’à cet égard, le cardinal Sin a fait montre d’une remarquable ouverture, contrastant d’ailleurs avec la position de son prédécesseur, feu le cardinal Santos.

Malgré tout, le cardinal Sin n’échappa point entièrement à la critique. En juillet 1988, le sénateur Maceda rapporta à la commission sénatoriale sur les jeux et les divertissements que la société Pagcor avait donné de l’argent à la “Caritas”, qui est l’organe social de l’archidiocèse de Manille. M. Maceda laissait aussi entendre que c’était pour ce motif que le cardinal avait assoupli son opposition à l’industrie du jeu. En fait le montant reçu était minime, mais le remue-ménage causé par cette révélation

contraignit le porte-parole du diocèse à déclarer que le cardinal ne reniait rien de sa lettre pastorale, publiée antérieurement, sur “L’immoralité du jeu”, et qu’il persistait dans sa demande de fermeture des casinos de la société Pagcor.

La corruption est un sujet difficile à traiter de façon objective, car l’information qu’on en a présente toujours un aspect politique. Un observateur cynique pourrait dire que telle est toujours l’accusation de ceux qui se trouvent dans l’opposition: cela mène souvent à la chute du gouvernement; ses détracteurs prennent alors la relève et deviennent corrompus à leur tour. De fait, quand on calcule tout ce que les politiciens ont à payer pour se faire élire, il n’y a – mis à part l’amour du service public – qu’une façon d’expliquer comment leurs dépenses dépassent de loin ce qu’ils peuvent jamais espérer gagner par leurs salaires: ils se rattrapent avec le trafic d’influence et la corruption.

Tandis que les politiciens traditionnels – ceux de l’opposition – sont habituellement les plus ardents à dénoncer la corruption, la nouvelle élite politique de gauche, venue à la surface en 1986, a plutôt tendance à l’ignorer. Mme Belinda Caluguas, qui en fait partie, le déplore: “En refusant de s’y attaquer, en la considérant comme un élément périphérique par rapport aux problèmes plus fondamentaux et centraux qui affectent la nation, on perd l’occasion de placer le thème de la corruption dans une perspective radicale et de l’utiliser pour dénoncer les limites de la démocratie bourgeoise. Quelque chose de semblable s’est produit en 1985 quand l’affaire de la richesse cachée des Marcos tomba dans le domaine public. A cette époque, “Acronym” ou “mouvement anticrony” fut soutenu principalement par les gens de la classe moyenne”.

Pour conclure

L’action du gouvernement contre la corruption s’est révélée décevante, en raison de plusieurs facteurs, tels que l’incapacité de son chef à garder fermement le cap dès qu’entraient en jeu la famille et les amis politiques, et une confiance surfaite dans la compétence des hommes d’affaires qui, en fait, connaissent mal les conditions concrètes dans lesquelles on doit gouverner.

L’Eglise, pour sa part, a acquis une précieuse expérience à travers ce qui, en définitive, fut une campagne peu efficace. Un des résultats est que le thème de la corruption a pris une large place dans les préoccupations des Eglises: il modifie leur attitude vis-à-vis de la société et influence également la conduite de leurs propres affaires internes. A preuve, deux des recommandations du 2eme Concile plénier des Philippines, qui s’est tenu tout récemment. La première: “Que le Concile encourage explicitement l’élection de leaders vraiment chrétiens aux charges publiques.” La seconde: “Que la transparence soit assurée, du côté des évêques, des prêtres et des religieux, pour ce qui concerne la comptabilité des diocèsesC’est un signe d’espérance de voir les Eglises peser de tout leur poids moral sur un problème qui comporte des implications tellement importantes pour la transformation sociale du pays.