Les crises d’identité affectent habituellement les minorités. Les Asiatiques en Grande-Bretagne se demandent régulièrement avec angoisse s’ils sont d’abord britanniques ou asiatiques. Aux Etats-Unis, les Noirs ne savent pas trop ce qui vient en premier: leur origine africaine ou leur “américanité”. Les minorités musulmanes dans le monde entier se posent aussi la question: qu’est-ce qui est le plus important? La foi ou la nationalité? Les majorités connaissent rarement ces angoisses et ces crises d’identité. C’est la raison pour laquelle des questions comme celle de “Mandir” (temple) et de “Masjid” (mosquée) (1), ont une telle importance. Les élections du mois de mai 1991 vont être un moment décisif. Elles vont montrer si les hindous se considèrent d’abord comme hindous et ensuite comme yadavs ou harijans, ou le contraire (2).
Le fait que personne n’ait la moindre idée de la manière dont les choses vont tourner suffit pour que l’intelligentsia se lance dans un débat animé. La controverse Mandir/Masjid est en fait un impondérable. “Jamais encore l’électorat indien n’a été inondé de slogans mettant aussi fortement en avant la caste et la communauté”, dit M. Kuldip Nayar, un journaliste qui a couvert pratiquement toutes les élections nationales depuis l’indépendance. Les intellectuels ont été habitués à regarder la politique et les réactions des électeurs avec des yeux formés par les modèles venus de l’Occident: ils ne peuvent donc deviner quelle sera l’influence du “facteur Rama”. “Gandhi lui-même utilisait des symboles religieux, comme le “Ram Raj” (3), dit M.T.N. Chaturvedi, ancien auditeur et contrôleur général récemment converti au BJP (4personne ne peut le nier”. Rajmohan Gandhi, un écrivain passé à la politique, admet aussi: “Le seul nom du dieu Rama exerce une attraction considérable”.
Les intellectuels marxistes eux-mêmes n’ont pas l’intention de négliger le “facteur Rama” au cours de ces élections. Mais leur point de vue est un peu différent. Pour eux, le fait que la construction, sur un emplacement faisant l’objet d’un litige entre deux communautés, d’un temple dédié à Rama, occupe le centre de la vie politique, ce fait doit être interprété comme l’aboutissement d’un processus qui était en marche depuis quelque temps. Les politiciens ont toujours exploité la caste et les sentiments “communalistes” pour obtenir des voix. Mais, selon les intellectuels marxistes, le BJP est allé plus loin. “Le succès de ces méthodes primitives de mobilisation des masses a encouragé le BJP à essayer de se bâtir une immense circonscription électorale appelée “Hindutwa” (“Le pays hindou”), dit le professeur Harbans Mukthia, historien marxiste de l’université Jawaharlal Nehru.
Les opinions diffèrent sur le point de savoir si le BJP a vraiment conquis une circonscription hindoue qui lui serait entièrement acquise. Mais certains auteurs et experts en politique pensent que cette plateforme qu’est l'”hindouité” n’a jamais été aussi large qu’actuellement dans la population. Kuldip Nayar, par exemple, parle d’une “conscience hindoue”, qui se serait emparée des hautes castes citadines. Il ne sait d’ailleurs pas trop comment cela se traduira pendant les élections. Madhu Limaye, un socialiste devenu écrivain après s’être retiré de la politique, ne pense pas qu’il existe une véritable unité dans l’électorat hindou. Mais il ne nie pas la possibilité d’une victoire du BJP dans certains Etats. Le professeur Basheeruddin, qui appartient au Centre de recherche politique, croit que le BJP étend son influence au-delà des hautes castes, jusque parmi les basses castes et les harijans, parce qu’il s’exprime avec précision et de manière concrète.
Le “facteur Mandal” (5), par contre, n’a aucune consistance. Il ne manque pas d’attraits sur le plan économique, pour l’opprimé à qui l’on promet sa part de butin. Mais les divisions qui existent dans les couches défavorisées de la société risquent d’empêcher la formation d’un front uni basé sur les recommandations de la commission Mandal. Les yadavs et les kurmis sont en général riches, ils possèdent des terres. Ils se regroupent derrière Mandal dans l’espoir d’obtenir encore un peu plus de privilèges. Mais les autres communautés de basse caste, dont la conscience politique est moins éveillée, risquent de ne pas les imiter.
Dans les cercles politiques, beaucoup pensent que le BJP fera mieux qu’en 1989. Mais tous ne partagent pas cet avis. Certains pensent qu’on exagère ses chances. On va même jusqu’à citer une certaine tradition libérale et modérée de l’Inde, qui irait à l’encontre de la propagande communaliste du BJP. Le professeur Harbans Mukthia dit: “La société indienne n’accepte pas les extrêmes”, et il en veut pour exemple les 500 ans de domination musulmane, où l’islam a bien dû composer avec cette tradition de modération.
Une autre école de pensée fait de l’arithmétique, tout simplement. La dernière fois, le BJP s’était allié avec d’autres partis d’opposition. Cette fois, il a décidé de combattre seul. Sans compter le fait qu’il n’a pratiquement aucune base populaire au sud des Vindyas (sud de l’Uttar Pradesh) et pas davantage à l’est, ce qui représente pas moins de 200 sièges au Parlement. Le Dr Karan Singh, théoricien reconnu de l’hindouisme, reconnaît que le “facteur Mandir” comme le “facteur Mandaln’auront qu’une influence limitée: “Les gens ont beaucoup trop de bon sens pour se laisser emporter par des slogans fauteurs de division”, dit-il. Pour lui, le BJP n’obtiendra pas la majorité.
Le “facteur Mandal” complique encore les choses. Il est un véritable défi à un électorat hindou uni. “La caste, prétend M. P.N. Haksar, ancien secrétaire principal d’Indira Gandhi, est la cellule fondamentale de la société indienneMême les leaders du BJP en reconnaissent l’importance. Mais ils pensent que l'”hindouité” sera la plus forte. Dans leurs efforts pour comprendre les turbulences qui secouent actuellement les fondations mêmes de la société hindoue, les intellectuels fouillent le passé pour y trouver un parallèle. La seule fois où l’hindouisme fut utilisé comme plateforme électorale de premier plan, fut en 1967, quand le “Bharatiya Jan Sangh” fit de l’abattage des vaches un des points débattus lors de la campagne électorale. Ce parti obtint 6 sièges sur 7 à Delhi, 12 en Uttar Pradesh, 3 au Rajasthan, 10 dans le Maddya Pradesh et un au Haryana, au Pendjab, à Chandigarh et dans le Bihar. C’est la seule fois où, dans l’Inde indépendante, un parti, après avoir fait campagne sur des questions de communauté, obtenait un nombre appréciable de sièges. “Mais, dit M. Madhu Limaye, l’influence du Jan Sangh restait limitée aux régions de langue hindiIl en tire la conclusion, évidente pour lui, que, en 1991, le BJP restera confiné à l’intérieur d’un certain nombre de “poches”.
Le Congrès (I) est très occupé à courtiser toutes les communautés et tous les groupes. Syed Shahabuddin qui, avant les élections de 1989, était un héros dans la minorité musulmane, s’est brûlé les doigts en essayant de fonder son propre parti. Non seulement il a perdu sa position de leader musulman, mais il a même été battu aux élections. Selon un journaliste, M. Sham Lal, “les politiciens peuvent bien donner aux problèmes économiques la couleur de leur communauté ou de leur caste: cela ne sera jamais acceptable au plan national”.
A cause du “facteur Mandir”, un nouveau problème domine la scène électorale. Le BJP a aidé à faire de l’opposition “sécularisme contre pseudo-sécularisme” une question primordiale.
Grâce au “facteur Mandal”, une nouvelle classe politique est en train d’émerger. Elle sera composée des membres éminents des basses castes et des groupes harijans. Les vieilles certitudes politiques se sont effondrées: l’Inde connaît une période de doute, elle est à la recherche d’une nouvelle identité politique.
Les élections de 1991 vont marquer un tournant décisif parce que les anciennes bases de l’Etat indien sont en train de se modifier. Il va falloir trouver de nouvelles doctrines pour remplacer celles qui ne comptent plus. Ces élections pourraient même être perçues comme faisant partie de la crise idéologique plus large qui affecte le monde occidental -la “fin de l’histoire” proclamée par Francis Fukuyama à propos de la mort du socialisme en Europe de l’Est. Le socialisme lui-même qui, au cours des élections précédentes, rassurait, est désormais une chose du passé. Il ne compte plus. “Même le Congrès (I) n’en fait plus mention dans son manifeste électoral”, fait remarquer M. Sham Lal. Il serait peut-être exagéré de dire que le pays connaît une “réévaluation de toutes les valeurs”, à la manière de Nietzsche: il n’en reste pas moins qu’une révision fondamentale des idées précédemment acceptées est en train de se faire. Le résultat, quel qu’il soit, exercera une large influence sur le caractère futur de l’Etat indien. D’ici là cependant, les intellectuels ont peur qu’une vague de violence n’accompagne le flux de ce que Kuldip Nayar, faisant allusion à ses récents travaux, appelle d’un ton sinistre “les zones d’ombre qui ont accompagné les jours d’avant la partition”.