Eglises d'Asie

UN NOUVEAU POUVOIR POPULAIRE

Publié le 18/03/2010




Alors que les élections de 1992 approchent rapidement, des organisations non gouvernementales (ONG) sont en train de se demander si elles ne devraient pas se mettre à jouer un rôle plus actif dans la politique du pays en s’engageant elles-mêmes dans le processus électoral. Il semble bien que déjà elles soient, dans leur ensemble, favorables à une collaboration au niveau national avec la Commission des élections (COMELEC) (1), et avec l’Eglise catholique, pour déterminer quelques principes directeurs qui seront proposés au corps électoral. Mais un certain nombre d’entre elles hésitent à se jeter dans le tohu-bohu des affrontements politiques au niveau local.

Au fond, cette situation ne fait que refléter celle de l’électorat lui-même. D’un côté, les élections à la présidence et au Sénat permettent d’exprimer des choix en toute indépendance puisque leur enjeu se situe au plan national. Mais de l’autre, pour la chambre des députés, et plus encore pour les assemblées locales, on peut s’attendre à ce que le clientélisme et les loyautés partisanes jouent un rôle important au cours de la campagne. Des observateurs pensent même qu’en beaucoup de provinces l’esprit de clan traditionnel pourrait se durcir encore, en dépit de la relative jeunesse de l’électorat.

Selon les observateurs, la plupart des jeunes électeurs, surtout ceux qui vivent encore avec leurs parents, voteront comme eux. Pour les 30% de la population qui souffrent le plus de la crise économique qui n’a pas fini de s’aggraver, ils sont une proie facile pour ceux qui pratiquent l’achat des votes. Certains spécialistes estiment même que le simple clientélisme, souvent transmis de génération en génération, reste le moyen le plus efficace d’influence politique.

L’intérêt que pourraient avoir les ONG à se lancer dans les luttes électorales est intrinsèquement lié au processus même du développement auquel elles se consacrent par vocation. Nombreux sont, parmi leurs militants, ceux qui considèrent les inégalités dans la répartition de l’avoir et du pouvoir comme étant au tout premier rang des causes profondes des malfaçons structurelles qui ont causé l’échec de la stratégie officielle de développement.

Selon Mme Susan Wang, experte en ces matières, le dédain précédemment manifesté par les ONG à l’égard de la “politique politicienne”, et l’incapacité des groupes progressistes à se donner une véritable base populaire, ont eu comme résultat essentiel de renforcer le pouvoir des hommes politiques traditionnels et des propriétaires terriens. C’est un point de vue partagé par l’ancien ministre de la Réforme agraire, et ex-député de Bataan, M. Florencio Abad, qui constate en même temps que la lutte armée perd rapidement de son attraction.

Selon lui, les ONG se montrent maintenant de plus en plus disposées à prendre au sérieux le processus électoral, et soutiendront les candidats favorables à la réforme agraire, au renforcement du pouvoir de la base et à la prise en compte des problèmes d’environnement. Mais dans les débuts au moins, cela se concrétisera par l’établissement de critères de vote auxquels pourront se référer les électeurs plutôt que par un appui direct à des candidatures individuelles. C’est là ce qu’envisagent d’ailleurs pour le moment tant la Comelec que l’Eglise, qui sont en train de lancer une vaste campagne visant à “éduquer les électeurs”.

M. Abad, lui-même ancien député de la province de Batanes, estime que cette nouvelle approche par les ONG reflète leur maturité croissante qui s’enracine “dans l’expérience concrète qui nous amène à nous engager résolument dans les questions ayant trait au pouvoir et à la politiquedéclare-t-il.

Assumant la direction de l’association “Solidarité”, qui lutte, entre autres, pour assurer aux paysans l’assistance juridique dont ils peuvent avoir besoin, M. Abad a l’occasion d’avoir de nombreux contacts avec diverses ONG. Il reconnaît que, si quelques unes sont prêtes à appuyer des candidats précis, l’immense majorité d’entre elles hésite à s’engager de façon partisane. L’effort actuel consiste à lancer le débat autour de ce thème, et il précise: “Au niveau national, on pourrait arriver à s’entendre pour un vote en bloc. Au niveau local, les affaires prennent un tour plus personnel et c’est cela qui les complique”.

Dans les provinces, les ONG risquent de se mettre à dos des notables influents, si elles soutiennent des opposants voués à l’échec. Il n’en serait pas de même pour l’élection présidentielle, pense le fondateur d’un important réseau d’ONG, M. Greg Hontiveros qui coordonne, à Aguson del Norte, leurs activités au sein du “Partenariat philippin pour le développement des ressources humaines dans les zones rurales”.

Autre son de cloche chez M. Robert Pagdanganan, gouverneur de Bulacan – “le jardin des Philippines” – et directeur général d’un mouvement populiste “Serrons-nous les coudes”, fondé par Mme Corazon Aquino elle-même il y a quelques mois. Chez nous, dit-il, “vous n’entendrez personne dire ‘notre candidat, c’est un tel’, mais les ONG affiliées à notre réseau gardent toute liberté d’appuyer un candidat de leur choix”. Il ajoute que, dans les régions où plusieurs candidats seront en lice, le soutien des ONG pourrait être déterminant. Mais pour l’élection présidentielle de 1992, n’accédera à la présidence que celui qui aura pu s’assurer l’appui d’hommes politiques “tels que moi”, précise-t-il. Il admet pourtant que dès 1998, les ONG pourraient devenir un facteur électoral décisif.

Le débat sur le fond est important, étant donné que ceux-là même qui préconisent un engagement politique bien net pressentent déjà que 1992 sera le point de départ d’un effort visant à affaiblir la traditionnelle mainmise de l’oligarchie sur l’appareil économique et politique de l’Etat: c’est en effet un problème qui n’a guère évolué tout au long des six années de présidence de Mme Aquino.

“Par des campagnes successives, en tirant notre force d’un concours populaire massif et de la coopération de secteurs-clés, comme l’Eglise, nous voulons décrocher des victoires électorales incontestables, qui nous catapulteront dans l’arène politique pour y tenir un rôle significatif, voire même plus. C’est alors que nous pourrons commencer à proposer, sur la place publique, une alternative politique, sociale et économiquedéclare M. Abad.

Jouissant maintenant de positions mieux établies, les ONG espèrent retrouver l’esprit des années 80, lorsqu’elles étaient une composante importante du “pouvoir populaire” qui jeta à bas le régime Marcos. Il est certain que Mme Aquino a déçu les nombreux militants des ONG qui espéraient qu’elle profiterait de son immense popularité pour amener des changements fondamentaux.

Mais, rappelle M. Abad, “il n’a pas fallu longtemps pour qu’on se rende compte que les réformes restaient en rade”. Ce fut surtout le cas pour la réforme agraire. Pour finir, Mme Aquino, membre elle-même d’une famille de propriétaires terriens, ne fit pas beaucoup d’efforts pour empêcher que la version progressiste du projet, présentée par son cabinet en mai 1987, ne soit systématiquement édulcorée par une chambre soumise aux grands propriétaires. Toujours selon M. Abad, “Cory ne concevait de réforme agraire que dans la mesure où celle-ci pouvait créer des emplois; elle n’a pas saisi le problème dans son ensemble, et c’est pourquoi les entreprises agricoles industrielles lui plaisaient davantage”.

Peu après la rébellion avortée de décembre 1989, Mme Aquino s’irrita de plus en plus du blocus organisé à la chambre contre son programme de réformes. Une fois encore elle se tourna vers les ONG qui commencèrent à s’organiser en un mouvement politique pour faire contrepoids à la chambre.

Mais quand les politiciens se mirent à la harceler, elle céda. “Les objectifs de départ furent perdus de vue, et les hommes politiques la persuadèrent de concentrer ses efforts sur un efficace renouvellement des services publics”, explique encore M. Abad, “et quand cela arriva, la plus grande partie des ONG de développement refusèrent leur collaboration”.

Malgré tout, aussi pénible qu’ait été cette expérience, elle encouragea les ONG à poursuivre leur recherche politique selon leur propre optique. Il n’empêche que M. Abad ne nourrit guère d’illusions sur ce qu’elles pourront réaliser dans l’immédiat, sauf peut-être en quelques domaines marginaux. En effet, souligne-t-il, “la taille et les ressources limitées des ONG les mettent difficilement en mesure de rivaliser avec des systèmes économiques et politiques soutenus par les intérêts dominants du gouvernement et de l’oligarchie”.