Eglises d'Asie

CRISE DE L’EDUCATION NATIONALE

Publié le 18/03/2010




Parmi toutes les crises dont la conjugaison menace aujourd’hui l’équilibre social au Vietnam, la plus grave, de l’avis de tous, est très certainement celle qui, depuis quelques années, concerne l’éducation. Elle est en tout cas, beaucoup plus mal resssentie encore que la crise économique, par une population très marquée par la valorisation confucéenne de la scolarisation et de tout ce qui s’y rattache. Par ailleurs, cette crise contribue, tous les jours davantage, à discréditer aux yeux des Vietnamiens un régime qui avait longtemps fait valoir que son peu de réussite économique était compensé par ses succès dans la formation des hommes, dans l’éducation populaire, dans la lutte contre l’analphabétisme et l’illettrisme.

Une avancée de l’analphabétisme

C’est en effet sur l’objectif qui lui tenait le plus à coeur que la direction du Parti communiste vietnamien aura le plus lourdement échoué, à savoir le domaine de la « sacro-sainte » lutte contre l’analphabétisme des masses – lutte qui a toujours été considérée comme la priorité des priorités. Pendant longtemps, au Nord depuis 1954 et au Sud depuis 1975, toutes les statistiques officielles annonçaient régulièrement la baisse constante des analphabètes et des illettrés. Puis, brusquement, lors de la publication des résultats du recensement d’avril 1989, tombèrent des chiffres dont la publication a fait, chez certains inconditionnels, l’effet d’une douche froide. Pour la tranche d’âge allant de 10 ans à 35 ans, les données du recensement dont on dit qu’il fut plus rigoureux que les autres (1) révélaient qu’il y avait 5 200 000 analphabètes et plus de 2 millions d’entre eux étaient des jeunes en âge de travailler (de 15 à 35 ans) (2). Les campagnes d’alphabétisation menées depuis lors, notamment en 1990 et 1991, ont eu des résultats décevants, les moyens mis à la disposition des animateurs de la campagne n’ayant pas été à la hauteur de l’objectif proclamé qui était de résorber l’analphabétisme en l’an 2000.

Un taux de scolarisation en constante diminution depuis 1975

Parmi les causes de la recrudescence du fléau dont les ravages viennent d’être brusquement reconnus, une des plus voyantes est la désaffection toujours plus importante de la population enfantine vietnamienne pour l’école. Selon le journal de Saigon, « Tuôi Tre » (Jeunesse), pour l’ensemble de la nation, 2 200 000 enfants entre 6 et 14 ans sont actuellement non scolarisés; certains n’ont jamais fréquenté l’école, d’autres l’ont abandonnée à diverses étapes de leur formation (3).

Pour la seule ville de Hô Chi Minh-Ville, le bureau des statistiques de l’Education nationale fait état de 49 063 enfants de 6 à 14 ans ne fréquentant pas l’école.

Le nombre d’élèves qui abandonnent l’école en cours d’études primaires est considérable. Au début de cette année scolaire 90-91, ils étaient 26 000 élèves du primaire à ne pas reprendre les cours. Selon des prévisions établies par le service de l’Education nationale à Hô Chi Minh Ville (4), sur 100 élèves entrés en cours élémentaire durant l’année 1989-1990, il en restera 50 en 1993, à la fin du primaire.

Cette décroissance régulière de la population scolaire durant ces 16 dernières années, alors que la croissance démographique du Vietnam est parmi les plus fortes de l’Asie (2,24 %), constitue le phénomène le plus inquiétant pour l’avenir de la société vietnamienne. Cette évolution est désormais bien connue des autorités du pays qui ne la camouflent plus comme auparavant. Elle est, en effet, détaillée, chiffres à l’appui, par les principaux journaux semi-officiels de l’ancienne capitale du Sud. Ce sont d’ailleurs eux qui ont fourni ses sources au présent article.

Le phénomène est particulièrement saisissant à Hô Chi Minh-Ville, où les statistiques sont aisément consultables. En 1972, deux ans avant le changement de régime, selon l’Institut national de statistiques (5), les écoles de Saïgon-Gia-dinh (6) accueillaient aux alentours de 900 000 élèves pour une population de 3 200 000 habitants. Depuis 1975, les effectifs scolaires n’ont cessé de diminuer, 775 600 en 1980 , 753 570 en 1985, 682 272 en 1990 (7). Selon le recensement d’avril 1989, la population de la ville se chiffrerait aujourd’hui à 3 934 000 habitants.

La population scolaire qui, en 1982, représentait 24,22 % de la population totale de la ville avait diminué jusqu’à ne plus constituer que 16,90 % en 1990. Pour le seul primaire, cette proportion qui était de 13,52 % en 1975, c’est-à-dire au moment du changement de régime n’était plus de 10,38 % en 1990. Tous ces chiffres ont été donnés par les services de l’éducation de Hô Chi Minh-Ville.

En outre, dans la population enfantine fréquentant les écoles, le niveau scolaire est particulièrement bas. Au mois de juin 1990, soumis pour la première fois à un examen en fin d’études primaires, 70 % des élèves de la ville étaient au-dessus du niveau exigé, 50 % pour les campagnes.

Une école désormais payante

Avant l’arrivée du régime communiste au Sud, l’enseignement public était gratuit. Seul l’enseignement privé était payant. Après 1975 et la nationalisation de toutes les écoles, la gratuité du secteur public n’a été sauvegardée que durant quelques années. L’Etat, dans l’impossibilité d’assurer à lui tout seul le bon fonctionnement de l’ensemble du système scolaire, a, peu à peu, rétabli sous diverses formes la contribution financière des parents.

En principe, l’enseignement primaire est gratuit. Cela a été réaffirmé par la loi de restauration de l’enseignement primaire votée par l’Assemblée nationale au mois d’août 1991 après le 7ème Congrès. Il est seulement demandé aux familles de payer une certaine somme pour les frais généraux. Elle devrait être de l’ordre de 15 à 20 000 piastres (8). Mais beaucoup d’autres contributions sont en fait demandées aux familles. Certaines écoles leur demandent même de participer à l’entretien et à la réfection des bâtiments scolaires. Au début de l’année, pour s’inscrire dans quelques écoles de meilleure réputation que les autres, il faut verser des sommes pouvant aller de 200 000 à 500 000 piastres. Ces frais d’inscription supplémentaire auraient atteint le chiffre de 20 millions à l’école de Hoa Binh, située à côté de la cathédrale de Saigon.

Pour tout l’enseignement secondaire la gratuité est désormais officiellement abandonnée. Les frais de scolarité sont normalement réglementés, mais ils ont eu tendance à s’élever démesurément au cours de l’année scolaire 1991-92, malgré les efforts du bureau de l’Education nationale qui a fixé des tarifs différents selon les diverses filières. Il y a, en effet, à l’intérieur de chaque école, deux filières d’éducation: la filière « A » réservée aux élèves dont les notes dépassent une certaine moyenne et la filière « B » pour les plus faibles. Les élèves de la filière « A » sont financièrement les plus favorisés; ils payent, en plus de leur contribution aux frais généraux de l’école, une scolarité d’environ 10 000 piastres. Ceux de la seconde filière paient le double.

Les autorités se sont inquiétées au début de l’année de cette élévation incessante des frais scolaires (9) qui font peser un très lourd fardeau sur les budgets de nombreuses familles pauvres de Hô Chi Minh-Ville et amplifient l’absentéisme scolaire. Au début de l’année scolaire 91-92, à Hô Chi Minh-Ville, elles ont réaffirmé la gratuité du cycle primaire; seule est exigée la contribution aux frais généraux. Elles fixaient aussi des frais de scolarité plus raisonnables: 6 000 et 8 000 piastres par mois, pour la filière « A », et deux fois plus pour la filière « B ». Mais il est probable que ces directives ont été peu suivies.

Nombreuses démissions d’enseignants

L’enseignant au Vietnam a toujours été un personnage entouré du respect de tous. Selon tous les témoignages, la considération dont il jouissait a beaucoup diminué, en particulier parce qu’il fait désormais partie de la catégorie sociale la plus déshéritée. Peu de professions sont aussi mal payées que la sienne. Pour l’année 1991, le traitement d’un instituteur était de l’ordre de 50 à 70 000 piastres. Un professeur du secondaire, lui, gagnait entre 80 et 120 000 piastres. On sait que la plupart de ceux qui continuent à exercer cette profession ne peuvent nourrir leur famille qu’en pratiquant un second métier. Beaucoup de témoignages publiés en Occident ont mentionné l’indignation apitoyée de l’élève reconnaissant son professeur conduisant un cyclo-pousse dans les rues de la ville. Certains enseignants, par pudeur, changent de région pour exercer leur second métier, tel cet instituteur de Nha Be dont parle « Tuôi Tre » qui, les jours de congé, change de district pour ne pas être reconnu alors qu’il vend des billets de loterie dans la rue.

A ces conditions matérielles si difficiles, s’ajoute le contrôle harassant dont les maîtres sont l’objet au cours de leur enseignement. Dans le numéro de « Tuoi Tre » cité plus haut, un enseignant décrivait toutes les contraintes auxquelles il était soumis: incessantes inspections et visites de classes, enquêtes sur lui menées auprès des élèves et des mouvements de jeunesse. Le programme et le contenu de son enseignement sont aussi contrôlés grâce à un carnet que doit tenir l’enseignant et qui peut être vérifié à tout moment. On retire toute initiative au maître en exigeant de lui de faire le même cours à la même heure que tous ses autres collègues dans la même matière.

Les conditions matérielles et morales faites aux maîtres expliquent aisément les démissions massives qui ont marqué le corps enseignant toutes ces dernières années. Dans le primaire, le nombre d’enseignants abandonnant leur profession chaque année correspond à plusieurs fois celui des maîtres formés annuellement. En 1989, à Hô Chi Minh-Ville, 1 669 enseignants du primaire démissionnaient de leur tâche, à savoir 6 fois plus que le nombre d’instituteurs sortant de l’école normale la même année. En 1990, les démissionnaires étaient au nombre de 1 022, 4 fois plus que les instituteurs rentrant en fonction cette année-là. Pour l’actuelle année scolaire, il manque, au plan national, 40 000 enseignants – 1 600 pour la seule ancienne capitale du Sud-Vietnam.

Ces chiffres ne rendent pas compte du niveau très bas de la formation des maîtres dans une profession qui devient la plus misérable du Vietnam. Au concours d’entrée dans les écoles normales qui ne trouvent pas assez de candidats à former, la moyenne prévue à 500 points a été, en 1991, abaissée à 250, pour pouvoir recruter quelques étudiants de plus.

La situation la plus dramatique règne dans les régions où vivent les minorités montagnardes. C’est le cas de la province de Darlac-Kontum où le déficit d’enseignants est énorme. Dans le district de montagne de Khanh Vinh, province de Khanh Hoa, en 1989, plus de 50% des enseignants se trouvaient à l’hôpital, atteints surtout de paludisme.

On bâtit plus d’hôtels que d’écoles

A Hô Chi Minh-Ville, la dégradation et la raréfaction des infrastructures scolaires est particulièrement visible. En 1972, sous l’ancien régime, selon un document édité par l’Institut national des statistiques, l’agglomération Saigon-Gia Dinh comptait 1 200 établissements scolaires pour le primaire et le secondaire. En 1976, il n’y avait plus que 800 établissements. En 1987, selon le journal « Công Giao và Dân Tôc » (6), il n’en existait plus que 568. Beaucoup d’anciens bâtiments scolaires sont devenus les sièges de services qui, pour la plupart, n’ont rien à voir avec l’Education nationale.

Tribunaux, compagnies pétrolières, compagnies de transport ont désormais élu domicile dans des bâtiments qui, avant 1975, étaient réservés à l’éducation. Certaines grandes écoles secondaires ne sont plus maintenant utilisées qu’en partie. C’est le cas par exemple de l’ancien collège Taberd, tenu par les Frères des écoles chrétiennes, d’une grande capacité d’accueil, maintenant passablement délabré et abritant une école normale. Comme le faisait remarquer un touriste étranger, il semble bien que les autorités gouvernementales préfèrent aujourd’hui investir dans l’hôtellerie et les équipements de tourisme que dans les bâtiments scolaires moins immédiatement rentables.

La pénurie d’établissements scolaires ne permet plus d’accueillir tous les élèves qui se présentent. Récemment, pour les districts de la banlieue de Hô Chi Minh-Ville, de Cu Chi et de Duyen Hai, au début de l’année scolaire 1991 -1992, les services de l’Education affirmaient ne pouvoir accueillir que 60 à 70 % des élèves en classe élémentaire du primaire.

Pour parer au manque de locaux, depuis longtemps déjà l’enseignement s’effectue par roulement. La plupart des écoles recevant le matin une partie de leurs élèves et l’après-midi la seconde moitié. Dans beaucoup d’écoles, la raréfaction des locaux a obligé à diviser la journée en trois périodes, chacune étant réservée à un tiers des élèves de l’école. Bien qu’une telle façon de faire ait été interdite au cours de l’année 1991, les journaux de Saigon (10) notaient dès le début de l’année scolaire 91-92 qu’elle avait été remise en honneur dans un certain nombre d’établissements.

De nouvelles structures d’enseignement

Voilà déjà quelques années que le gouvernement estime avoir trouvé une solution aux graves difficultés dont souffre l’Education nationale, dans la création d’établissements scolaires qui ne dépendent pas directement du secteur public. Deux formes d’écoles ont vu le jour ces temps derniers, les établissements semi-publics et les écoles « fondées par le peupleautrement dit des écoles privées.

Le secteur semi-public

Le secteur semi-public est constitué par une nouvelle catégorie d’écoles apparues récemment. Les bâtiments appartiennent à l’Etat, mais l’organisation et l’administration sont prises en charge par des particuliers. Le recrutement du personnel enseignant est assuré par l’école elle-même. Elle lui assure une rémunération qui est parfois le double ou le triple de celle qui est perçue dans l’enseignement public. Pour l’année scolaire 1990-91, un enseignant du secondaire public touchait de 80 000 à 120.000 piastres, alors que son collègue du semi-public benéficiait d’un traitement allant de 200 000 à 300 ou même 400 000 piastres. Ces écoles sont violemment décriées par la presse saïgonnaise qui leur reproche ouvertement de transformer bien souvent les écoles en maisons de rapport, avec des frais scolaires exhorbitants pour les familles. Ces écoles non seulement ne reçoivent rien de l’Etat mais doivent partager avec lui les bénéfices. Selon un rapport établi à la fin de l’année scolaire 1990-1991 (11) par le service de l’éducation et de la formation, 70 % des frais de scolarité servaient à payer les professeurs; le reste couvrait les frais d’entretien des bâtiments. Il est vrai que dans beaucoup de ces écoles, contrairement à ce qui se passe dans le secteur public, l’enseignement est assuré le matin et le soir, le niveau est élevé, et la réussite aux examens atteint 95 %. Pour l’agglomération de Hô Chi Minh-Ville, il y avait en 1991 11 écoles semi-publiques accueillant 15 684 élèves. De curieuses institutions voient encore le jour, dont on se demande quel est le statut, semi-public ou privé, comme, par exemple, ce pensionnat Thanh Binh. Les bâtiments sont loués à l’armée pour la somme de 2,6 millions par mois. Et chaque élève qui y séjourne débourse 280 000 piastres par mois, trois fois le traitement d’un instituteur.

Le secteur privé.

Il y a déjà trois années, que, sous le nom de « truong dân lâp » (écoles fondées par le peuple), l’enseignement privé a fait son apparition au Vietnam. Une de ses premières manifestations fut la création de l’université de Thang Long à Hanoi dont les moyens paraissent assez considérables puisqu’elle peut inviter des professeurs étrangers à venir enseigner chez elle. C’est, à notre connaissance, le seul établissement privé existant au niveau universitaire. Dans le secondaire, il ne semble pas que ces écoles soient encore très nombreuses. Pour l’année scolaire 1991-1992, on signalait, à Hô Chi Minh-Ville, l’ouverture de deux nouvelles écoles privées et le passage au secteur semi-public de 8 écoles publiques (12).

C’est dans ce secteur que se situe l’activité éducative des religieuses de Hô Chi Minh-Ville. En effet, leurs écoles maternelles et leurs garderies, dont « Eglises d’Asie » a suivi l’évolution (13), appartiennent ou, du moins, devraient appartenir à la catégorie des « écoles fondées par le peupleLes conditions draconiennes imposées aux établissements à direction religieuse par le bureau de l’Education nationale de Hô Chi Minh-Ville au début de l’année scolaire n’ont pu être remplies que par un petit nombre d’écoles. Elles ont pu bénéficier d’une autorisation officielle. Les autres ont cependant ouvert leurs portes et fonctionnent avec l’accord tacite des autorités.

C’est aussi dans ce cadre privé que les soeurs de la Charité ont fondé à Hô Chi Minh-Ville, trois classes dites de « la charité » pour 77 enfants des rues de 6 à 15 ans. Il est probable que dans quelque temps les autorités permettront à l’Eglise catholique de s’engager davantage dans le travail éducatif. Mais l’Eglise, qui, en 1976, a été entièrement dépouillée de toutes ses institutions scolaires, reste prudente.