Eglises d'Asie

DES MILLIONS DE FEMMES MANQUENT A L’APPEL EN ASIE

Publié le 18/03/2010




Les statistiques indiquent que les femmes en Asie souffrent toujours de discrimination: au moins 60 millions d’entre elles sont portées disparues ou réputées mortes, victimes seulement de leur appartenance au sexe féminin. Si, en Occident, le sexisme se manifeste sous la forme de harcèlement au bureau ou par de moindres chances au niveau de l’emploi, en Asie il équivaut souvent à une condamnation à mort. La préférence traditionnelle pour les garçons se traduit très tôt après la naissance – en Chine, en Inde, et dans beaucoup d’autres pays – par la négligence à l’égard des filles et la mort de beaucoup de celles-ci. On considère souvent cette discrimination comme provenant d’une mentalité archaïque que le progrès fera disparaître : pourtant, le phénomène, loin de régresser, semble plutôt s’aggraver en Asie.

Des recensements accomplis récemment en Inde et en Chine montrent que dans ces deux pays la différence de nombre entre les sexes a augmenté au cours des dix dernières années. Les dizaines de millions de femmes qui manquent à l’appel incluent les petites filles victimes d’avortements ou tuées à la naissance, celles qui sont moins bien nourries que les garçons, ou celles que l’on rejette avec dégoût lorsqu’elle souffrent de diarrhée, alors que leur frère, dans la même condition, sera conduit chez le docteur. « Si un garçon tombe malade, les parents l’enverront sans doute immédiatement à l’hôpital », dit Li Honggui, un fonctionnaire de la Commission chinoise pour le planning familial, « mais si c’est une fille, ils attendront jusqu’au lendemain pour voir comment les choses vont tourner ».

Il est à noter que peu de recherches ont été faites sur le sujet. Cette discrimination apparaît cependant dans les résultats des recensements ou dans les statistiques de mortalité. « Il est surprenant de voir qu’on en sait aussi peu », dit Amartya Sen, un économiste de Harvard qui essaie d’attirer l’attention sur le problème. Il estime qu’il manque actuellement dans le monde plus de 100 millions de femmes. Il assure que la raison pour laquelle la différence ne fait que s’accentuer, entre le nombre des hommes et le nombre des femmes, tient au fait que les filles ne peuvent profiter autant que les garçons des progrès accomplis par la médecine moderne en ce qui concerne les problèmes de nutrition. Toute enquête sur « les femmes qui manquent à l’appel » doit partir, dit-il, du fait suivant: les naissances de garçons dépassent de 5 à 6% celles de filles, mais ensuite la mortalité masculine est supérieure, à tout âge.

En Occident, où la question du meurtre des bébés de sexe féminin ne se pose pratiquement pas, on constate que le nombre des hommes et celui des femmes s’équilibre aux alentours des 20-30 ans et que celles-ci deviennent plus nombreuses par la suite. Dans des pays comme les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, ou encore en Pologne, on compte 105 femmes pour 100 hommes. En Inde, par contre, le recensement de 1991 montre qu’on ne compte pas plus de 92,9 femmes pour 100 hommes. En 1981, elles étaient 93,4, et 93 en 1971. En Chine, le recensement de 1990 établit le pourcentage à 93,8. En 1982, les femmes étaient 94,1 pour cent hommes. En gros, on peut dire que 30 millions de femmes manquent à l’appel en Chine, soit environ 5% du nombre total des femmes du pays.

Au cours de l’été 1991, un rapport des Nations Unies sur « Les femmes dans le monde » montrait que, parmi les pays où le nombre des femmes est inférieur à celui des hommes, on compte: l’Afghanistan (94,5 pour 100 hommes), le Bangladesh (94,1), le Bhoutan (93,3), le Népal (94,8), le Pakistan (92,1), la Papouasie-Nouvelle Guinée (92,8), la Turquie (94,8).

« Des millions de femmes sont mortes simplement parce qu’elles étaient des femmes », dit Sharon Capeling-Alakja, responsable de la « Fondation pour le développement de la femme » aux Nations Unies. Elle précise que les mères portent la même responsabilité que les pères. « Dans la plupart des sociétés, les femmes sont les gardiennes de la tradition et lorsqu’un choix doit être fait entre un enfant mâle et une enfant femelle, les femmes participent aux décisions ». Les pays où des femmes manquent à l’appel sont toujours des pays pauvres; cela ne veut pas dire que tous les pays pauvres pratiquent l’infanticide sur les petites filles. Dans l’Afrique sub-saharienne, par exemple, où la pauvreté et la maladie rendent la vie très difficile, on compte 102 femmes pour 100 hommes. Dans les pays d’Amérique latine, malgré le machisme ambiant, il y a autant de femmes que l’hommes. En Inde même, on constate de grandes différences: au Kerala, par exemple, on compte 104 femmes pour 100 hommes, presque autant qu’aux Etats-Unis ou en Europe.

Malgré le nombre immense de ces femmes qui manquent à l’appel, il est virtuellement impossible de mettre des visages derrière les statistiques. Si l’on se promène dans les villages de Chine, on entendra parler de petites filles qui sont mortes de pneumonie ou d’autres maladies; mais il sera bien difficile de prouver qu’elles ont été victimes de leur sexe. Le phénomène ne peut se constater que dans les statistiques générales: c’est là où l’on voit la différence. Une étude publiée cette année par un expert suédois, Sten Johanson, suggère que dans les pays où n’existe pas une tradition de discrimination sexuelle, environ 130 bébés de sexe masculin meurent pour 100 petites filles. En Chine, cependant, ils ne sont que 112. La même étude arrive à cette conclusion que, chez les enfants de moins d’un an, 44 000 petites filles meurent chaque année en raison de l’inégalité de traitement qui leur est impartie.

De même, deux autres études réalisées en Inde auraient montré qu’au cours de leur première année de vie, la mortalité est inférieure chez les enfants de sexe féminin, alors que la proportion se renverse par la suite. Une raison pourrait en être que, pendant les premiers mois de leur existence, les enfants sont nourris au sein et qu’à ce niveau, il n’existe donc aucune différence de traitement entre les sexes. Mais par la suite, les parents nourriraient mieux leurs enfants mâles et leur assureraient de meilleurs soins médicaux.

Pour le démographe, Ansley Coale, la Chine devrait avoir 101 femmes pour 100 hommes, l’Inde devrait en compter 102, etc. Ce qui revient à suggérer que 30 millions de Chinoises manquent à l’appel, ainsi que 22,8 millions d’Indiennes, 3,1 millions de Pakistanaises, 1,6 millions de femmes au Bangladesh, 600 000 Egyptiennes et 200 000 Népalaises. Dans ces pays seulement, toujours d’après les calculs de M. Coale, ce sont donc 60 millions de femmes qui manquent à l’appel. Si l’on parle pourcentage, ce seraient 5,2% de femmes qui manquent en Chine, 5,6% en Inde, 7,8% au Pakistan, 3,8% au Bangladesh et des taux moindres en d’autres pays.

Huang Baoshan, porte-parole de la Commission chinoise pour le planning familial, suggère qu’un nombre important des femmes manquantes sont en fait vivantes, mais échappent au recensement, en raison de la limite imposée au nombre de naissances chez les paysans. Ceux-ci n’ont en effet « droit » qu’à un ou deux enfants. Ils évitent donc de faire inscrire leurs filles. Encore faut-il préciser qu’avant le début de la politique « une famille, un enfant », ils n’avaient pas de raison de cacher les filles. Et pourtant même alors, des millions d’entre elles manquaient à l’appel. Le recensement de 1953 montrait un rapport de 107,6 hommes pour 100 femmes: un rapport encore plus déséquilibré que de nos jours, à cause, sans doute, des nombreux meurtres d’enfants de sexe féminin et de la discrimination contre elles durant la première moitié du XXème siècle.

Le meurtre des nouvelles-nées fut interdit en Inde en 1870. En Chine, dès 1949, les communistes ont dénoncé et banni cette pratique. Elle reste pourtant profondément enracinée dans la Chine rurale, en partie parce que les enfants n’étaient pas autrefois considérés comme des personnes humaines à part entière, jusqu’à la fin de leur première année, ou jusqu’à la pousse de leur première dent. Une vieille tradition raconte que des parents, un jour, décidèrent d’enterrer vivante leur petite fille, afin d’économiser la nourriture pour la grand-mère paternelle. Après avoir creusé la tombe, ils trouvèrent un trésor qui devint la récompense de leur piété filiale.

Chaque année, en Chine, naissent 600 000 filles de moins que ce que l’on pourrait attendre. Ce calcul est basé sur le rapport entre les sexes et le nombre des naissances de garçons. Beaucoup de petites filles sont discrètement offertes pour adoption et d’autres sont confiées aux parents ou à d’autres membres de la famille qui évitent de les faire enregistrer. Certaines sont, au moment de leur naissance, noyées par la sage-femme qui place un seau d’eau près du lit de l’accouchée, pour le cas où l’enfant serait une fille et où l’on n’en voudrait pas. Mais il est impossible de dire le nombre des victimes. De nos jours, les techniques modernes offrent aux parents un moyen plus « propre » que l’infanticide: on peut désormais déterminer le sexe du foetus. « Tout le monde veut un fils. On fait les tests nécessaires et s’il s’agit d’une fille, on provoque l’avortement », dit un homme d’affaires originaire de la province du Fujian. Il ajoute: « Cette pratique est illégale en Chine, mais la loi n’est pas pour les docteurs. C’est une affaire de relations et d’argent ».

Dans les grandes villes indiennes, une amniocentèse permet de connaître le sexe du foetus: on peut ainsi avorter s’il s’agit d’une fille (1). Un rapport de l’ONU citait le nombre de 8 000 avortements provoqués, à Bombay, après que les parents eurent pris connaissance du sexe de l’enfant à naître: sur le nombre, on ne comptait qu’un seul enfant mâle. Sen pense que cette pratique n’est cependant pas assez répandue en Inde pour rendre compte, de manière significative, des millions de femmes « manquant à l’appel ». En Chine, par contre, l’avortement sélectif peut avoir un impact important sur les statistiques. La loi chinoise interdit aux docteurs de dire aux parents le sexe de leurs futurs enfants; mais cette interdiction n’a d’autre résultat que de faire monter le prix des pots-de-vin payés pour obtenir les résultats de l’investigation. Selon le « Journal de science et de technologie », « les ultrasons s’avèrent être une source de grande satisfaction pour les paysans qui observent encore les vieilles pratiques ». L’un d’eux raconte: « Cela en vaut vraiment la peine, même si ma femme a dû se faire avorter quatre fois avant d’avoir un fils ».