Eglises d'Asie

LA GUERRE ANTI-INSURRECTIONNELLE AUX PHILIPPINES

Publié le 18/03/2010




Notre camion saute de nid-de-poule en nid-de-poule sur la route de Samar. Nous pressons des mouchoirs devant notre bouche pour nous protéger de la poussière et nous ne sommes par trop tranquilles dans cette région où les gens tirent sans sommation. Comme nous passons près d’un cratère de bombe, je pose à ma guide philippine une question qui me hante depuis le début de la journée: “Luz, pourquoi risquez-vous ainsi votre vie? N’avez-vous pas peur?” Luz se tourne vers moi, et, avec calme, répond: “Moi aussi j’ai été victime de violations des droits de l’homme. Mon père a été assassiné en 1987 par des vigilantes (2) et nous nous sommes enfuis du village. Ma mère et ma famille se cachent dans une autre province, mais je suis revenue. Je tiens à aider ceux qui souffrent comme nous

Les membres de la famille de Luz comptent parmi le plus d’un million de personnes déplacées depuis 1986 par les opérations anti-insurrectionnelles aux Philippines. L’administration Aquino et les autorités militaires, jouissant du soutien indéfectible du gouvernement américain, se sont décidées en faveur d’une “solution” militaire à la rébellion qui continue de faire des ravages à travers tout l’archipel. Les stratégies mises en oeuvre par cette guerre anti-insurrectionnelle font d’innombrables victimes innocentes et leur coût humain est impossible à chiffrer. Pendant ce temps, les problèmes sous-jacents à cette rébellion demeurent, et les souffrances imposées aux Philippins ne font que s’aggraver.

Essayons de comprendre la nature de cette guerre anti-insurrectionnelle et ses précédents historiques. Identifions les victimes, parlons en leur nom et demandons des comptes à ceux qui sont coupables de ces injustices imposées au peuple. Le gouvernement des Etats-Unis en particulier doit être pris à partie, car il continue de fournir des fonds et de former les combattants de cette guerre des Philippines.

GUERRE ET PAIX

En 1986, les Philippins célébraient la chute du dictateur Ferdinand Marcos et l’avènement d’un gouvernement démocratique. La présidente Corazon Aquino libérait les prisonniers politiques, remettait en place le droit d'”Habeas Corpus” (3), signait les protocoles internationaux de défense des droits de l’homme et promettait la réforme agraire. La popularité de Mme Aquino atteignit des sommets lorsqu’elle prit l’initiative d’un dialogue avec le Front démocratique national, le mouvement révolutionnaire clandestin fondé en 1973. Ces conversations et le cessez-le-feu qui s’ensuivit firent naître l’espoir que 20 ans d’hostilités allaient enfin se terminer.

Et cependant, le 27 janvier 1987, l’armée tirait sur des paysans réunis devant le palais du gouvernement pour une manifestation en faveur de la réforme agraire. Dix-neuf personnes étaient tuées et, le lendemain, l’une des personnalités les plus en vue parmi celles qui avaient engagé des négociations avec les rebelles démissionnait. Celle-ci, Maria Serana Diokno, exprimait ainsi sa déception: “Le gouvernement a eu beau nous assurer que l’esprit des forces armées avait changé… nous avons vu le contraire dans la violence avec laquelle la manifestation paysanne a été dispersée” (4).

Dans ce climat de suspicion mutuelle, les négociations ont bien vite été interrompues. La présidente Aquino prétendit alors que le Front démocratique national n’ayant pas déposé les armes, son gouvernement avait une “base morale” pour faire la guerre. Le 22 mars 1987, au cours de la cérémonie de remise des insignes à l’école militaire des Philippines, Mme Aquino annonçait: “S’il devient nécessaire de sortir l’épée du fourreau, je veux une série de victoires militaires qui nous fassent honneur.” Dans une volte-face remarquable, elle renonçait à son ancienne conviction selon laquelle seules des réformes pouvaient venir à bout de la rébellion, et elle proclamait: “La réponse au terrorisme de gauche comme de droite ne se trouve pas dans des réformes sociales et économiques, mais dans une action de la police et de l’armée”. En 1988, elle se ralliait l’armée en annonçant qu’elle approuvait les tactiques choisies par les militaires: “Combattez et sachez bien que je suis derrière vous. Je partagerai les critiques qui vous seront faites, je défendrai vos actions, je pleurerai vos pertes et me réjouirai avec vous de la victoire finale que nous sommes sûrs d’obtenir. Vous et moi, nous accomplirons cela ensemble” (5).

Et en effet, rien n’a pu dissuader le gouvernement de dépenser des milliards de pesos et des milliers de vies humaines pour balayer le mouvement révolutionnaire. “Accomplir cela ensemble” n’a cependant pas été facile et la victoire se fait attendre. Les militaires sont désunis et d’autres problèmes ont pris le devant de la scène. Le gouvernement Aquino s’est trouvé assailli par des tentatives de coups d’Etat de la part de la droite, par des rébellions répétées des musulmans de Mindanao, par les banques devenues impatientes, par des désastres comme le tremblement de terre de juillet 1990 et l’éruption volcanique de juillet 1991.

Critiques et partisans du Front démocratique national sont d’accord pour dire que les rébellions populaires trouvent leur origine dans des structures sociales telles que la propriété de la terre et du capital, ainsi que dans la corruption du service public. Le ministre de la Défense, M. Fidel Ramos, par exemple, admet volontiers que “ce ne sont pas l’Armée du peuple nouveau, ni le Front Moro de libération nationale, ni les bandits, qui font problème, mais bien la pauvreté, l’analphabétisme, l’injustice, la corruption et la peur” (6).

L’historien Renato Constantino, un commentateur politique, nationaliste à tout crin, regarde les choses de plus haut et met la responsabilité des structures injustes sur le compte des banquiers internationaux qui gèrent la dette des Philippines et sur les Etats-Unis qui font passer leurs intérêts stratégiques avant les aspirations des Philippins à la justice sociale et économique.

La présidente Aquino et ses conseillers militaires se sont donné comme objectif primordial l’écrasement de la rébellion avant les élections de 1992. Ils ont mis au point une stratégie appelée “Lambat Bitag” (“Opération-nasse”). La “nasse” est faite pour attraper les insurgés, mais elle prend aussi des civils innocents. C’est bien dommage, disent les militaires, mais quand on fait la guerre on ne peut éviter les bavures. Dans les régions où la nasse ne fonctionnerait pas, il faudrait déplacer les populations dans leur totalité.

“Lambat Bitag” consiste en offensives militaires traditionnelles soutenues par une guerre politique et psychologique dont on espère qu’elle prépare la voie pour la paix et le développement.

LA GUERRE ANTI-INSURRECTIONNELLE DANS LES ANNEES 1980 ET 1990

Les moyens utilisés par les militaires d’aujourd’hui sont: les offensives armées, les attaques politiques et la guerre psychologique.

Guerre dans les campagnes

Des centaines de milliers de Philippins ont été déplacés par la guerre, soumis à des souffrances horribles et profondément traumatisés. Au moment du cessez-le-feu de 1986, le nombre des personnes déplacées était “seulement” de 54 299. Mais dès le début de 1987, on déterrait la “hache de guerre” et à la fin de l’année, 340 305 personnes avaient fui leurs villages. L’offensive de 1988 continuait à dépeupler les campagnes: 321 495 personnes se répandaient sur les routes. En 1989, au moins 196 868 non-combattants devenaient des réfugiés. A la fin de l’année 1989, c’était un total de 912 897 personnes qui avaient été déplacées depuis 1986 (8). Dans son rapport annuel, la “Commission oecuménique pour les communautés et familles déplacées” (COCFD), estimait à 22 561 le nombre de familles qui avaient dû s’enfuir de chez elles en 1990, c’est-à-dire environ 135 000 individus, ce qui porte le total à plus d’un million (9).

Les Philippines étant un archipel, les fuyards ne peuvent passer la frontière ni demander asile contre la persécution. Ils doivent se reloger ailleurs dans le pays même. C’est pourquoi nous les appelons “réfugiés de l’intérieur”.

Trouver un lieu d’asile n’est pas facile. Dans les îles de Leyte, Samar, Panay, Mindanao et dans le nord de Luçon, des régions entières sont devenues de véritables champs de bataille. De nombreux villages ont été brûlés et abandonnés. En octobre 1988, le général Jesus Hermosa, commandant militaire des Visayas, assurait qu’il n’hésiterait pas à lancer des attaques aériennes, même si les bombardements devaient mettre en danger les vies de civils non combattants (10). Hermosa fut à l’époque sévèrement critiqué par les Eglises et les groupes de défense des droits de l’homme. Mais il n’est jamais revenu sur ses ordres.

L’exode le plus important s’est produit dans la partie ouest de l’île de Negros, en mai-juin 1989. Il était provoqué par une opération militaire de grande envergure portant le nom de code “Opération-éclair”. Lancée le 24 avril 1989, elle avait pour but de venger l’assassinat perpétré le 18 avril, par l’Armée du peuple nouveau, de cinq soldats et d’un civil. Des avions à hélice “Tota-Tora” étaient utilisés comme bombardiers, pendant que des hélicoptères “Sikorsky” lancaient des roquettes sur les emplacement supposés des rebelles: emplacements parmi lesquels se trouvaient nombre d’agglomérations peuplées de civils. Au mois de mai 1989, au moins 35 000 réfugiés avaient fui le Negros: plus qu’à n’importe quel moment de la seconde guerre mondiale. Lorsque 491 enfants évacués moururent de faim et de maladie, cette situation tragique finit par attirer l’attention du Haut-commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (11).

Les fonctionnaires du gouvernement n’essayaient même pas de subvenir aux besoins les plus élémentaires des évacués. La rougeole se répandit dans les centres d’accueil dépourvus de toute organisation sanitaire et les enfants se mirent à mourir de rougeole, de diarrhée et de dysenterie. A Bacolod, la fabrique de cercueils prospérait et, presque chaque jour, les prêtres célébraient des enterrements.

A la même époque, on raconte qu’au cours d’une opération militaire massive dans la vallée de Marag, au nord de l’île de Luçon, une centaine de civils, dont 74 enfants, seraient morts de la rougeole ou d’autres maladies. 3 000 maisons auraient été brûlées. Les habitants de la vallée furent forcés de s’enfuir dans la forêt, n’emportant rien d’autre que les habits dont ils étaient vêtus (12).

Les 3 et 4 juillet 1989, je faisais partie d’une mission médicale qui visita les communautés réfugiées dans les montagnes, à Dumogok, au sud de l’île de Mindanao. Niché au sein d’une vallée fertile, le village était devenu pratiquement une morgue. 72 enfants réfugiés venaient de mourir au cours d’une épidémie de rougeole. En état de choc, les parents nous ont tous raconté la même histoire: ils avaient échappé aux tirs d’artillerie, mais, dans le centre d’évacuation, la maladie avait frappé leurs enfants. Les vaccins envoyés par le ministère de la Santé ont enrayé l’épidémie; mais le mal était déjà fait. Le responsable du village concluait: “Nous voulions des écoles et des centres de soins: le gouvernement nous a envoyé des balles”.

La décision de chercher une solution militaire à l’insurrection a eu des conséquences affreuses pour les aborigènes qui vivent dans les montagnes. Leurs représentants accusent les soldats de génocide car certains groupes risquent de disparaître complètement. Depuis le 16ème siècle, ces tribus ont été progressivement dépossédées de leurs terres ancestrales. Elles ont droit à retrouver leurs terres et à recevoir des réparations. Malheureusement, les armes modernes des militaires n’ont fait qu’accélérer les déplacements de ces populations. Les bombardements aériens sur les villages de Mangyan, Higaonan, Isneg et Manobo sont célèbres.

Des statistiques recueillies par le “Centre pour la réhabilitation des citoyens affectés par les désastres”, montrent par exemple que, pour 1968, à Mindanao, où vivent 15% des aborigènes, ceux-ci formaient 28% des personnes déplacées. Dans l’île de Luçon, où, si l’on ne tient pas compte de Manille, la population tribale ne s’élève pas à plus de 6%, celle-ci fournit 32% des réfugiés internes.

Ce sont peut-être les enfants qui souffrent le plus de la situation actuelle. En 1987, une étude de l’UNICEF estimait que 2,4 millions d’enfants philippins avaient été, directement ou indirectement, victimes de la guerre (13). Dans un combat qui ne les concernait pas, ils ont été tués, mutilés, évacués de force, portés disparus. Milabel Cristobal, qui représente aux Philippines l’Association internationale pour la défense de l’enfance, disait en mars 1991 que, sur le million de réfugiés intérieurs chassés de chez eux depuis cinq ans en raison des opérations militaires, plus de la moitié étaient des enfants de moins de 12 ans. Selon elle, “la plus grande partie des morts dues à la faim et aux épidémies dans les centres d’évacuation, sont des morts d’enfants” (14).

Une étude de l’UNESCO a montré que les dégâts psychologiques sont incalculables chez l’enfant. “Si l’on étudie la nature de la souffrance psychologique de l’enfant victime de la guerre, on s’aperçoit que ce ne sont pas seulement les faits de guerre eux-mêmes, comme les bombardements ou les opérations militaires, qui l’affectent émotionnellement, mais la perte de son cadre habituel de vie, et, plus que tout, la séparation d’avec sa mère” (15).

Guerre politique: objectifs civils

La stratégie anti-insurrectionnelle est faite non seulement de tactiques militaires, mais aussi d’efforts politiques concertés. Les offensives politiques des militaires cherchent à discréditer des organisations non gouvernementales légalement enregistrées, ainsi que des réformateurs et des militants luttant en faveur des libertés civiles. Le sous-secrétaire d’Etat à la Défense, M. Fortunato Abat, est apparu comme l’homme de cette politique lorsqu’il a annoncé que les militaires n’hésiteraitent pas à supprimer les organisations légalement enregistrées soupçonnées de se livrer à des activités subversives: “Nous travaillons à démanteler ces façades légales”, dit-il. Et c’est ainsi qu’un bon nombre de groupes d’Eglise, d’associations de défense des droits de l’homme ou autres, ont été visés simplement parce qu’ils s’opposaient à la politique du gouvernement ou des militaires, et alors même qu’ils n’utilisaient pas d’armes ni ne soutenaient la lutte armée.

En 1988, “Asia Watch”, une organisation américaine de défense des droits de l’homme, publiait la nouvelle inquiétante que les Philippines “ont l’honneur équivoque d’être le pays du monde où, au cours de l’année, ont été tuées le plus grand nombre de personnes militant en faveur des droits de l’homme. Parmi elles, quatre avocats” (16). La place occupée par les Philippines dans ce rapport, et la violence subie par ceux qui font profession de défendre les droits des autres, montrent à l’évidence que l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement civil ne signifie pas automatiquement l’avènement du respect des droits de l’homme.

Les hommes d’Eglise eux-mêmes n’ont pas été épargnés. En 1989, le pasteur Zenaido Ruelo, de “l’Eglise du Christ aux Philippines”, était mortellement blessé par un membre d’une organisation paramilitaire. A la fin de l’année dernière, le P. Dionisio Malalay était assassiné par un policier, et le P. Carl Schmitz par un soldat.

Le 10 janvier 1991, dans la partie ouest de l’île de Negros, deux hommes armés tiraient sur le P. Narcision Pico, curé d’une paroisse de l’Eglise indépendante des Philippines et le tuaient. On pense que les assassins appartenaient soit à une association de “citoyens armés”, soit à un autre groupe paramilitaire non enregistré opérant avec le consentement des autorités militaires. Celles-ci prétendaient que le P. Pico avait des sympathies pour l’Armée du peuple nouveau (17).

Les membres de la profession médicale connaissent l’insécurité, eux aussi. Le docteur Marilyn Danguilan, du comité du Sénat pour la santé, rapporte que “même le travailleur médical est considéré par les militaires comme ‘un communiste qui se cache’. Qu’il soigne un fermier ou un ouvrier et il sera classé”. Depuis 1987, d’après le “Groupe d’action médicale”, au moins sept employés des services de santé ont été tués par des militaires ou assimilés. Chacune de ces morts a été une violation directe de la neutralité médicale telle qu’elle est définie par la loi internationale.

Les avocats sont visés, à leur tour. Depuis 1986, plus d’avocats ont été tués par des militaires ou par des hommes de main, que pendant les 21 ans de l’administration Marcos. L’ironie de l’affaire, c’est qu’ils meurent pour avoir défendu les droits de l’homme.

Depuis 1986, au moins 25 journalistes ont été tués par des miliciens, des soldats, des gardes, l’Armée du peuple nouveau ou des inconnus (18). Le “Mouvement pour la liberté de la presse aux Philippines”, un groupe de surveillance des droits de l’homme, note que si, pour tout le temps du régime Marcos, 32 journalistes sont morts au cours d’attaques armées, les cinq dernières années ont été les plus sanglantes pour cette profession. En 1991, à Ozamis, dans l’île de Mindanao, après l’assassinat de l’un des leurs, Nesino Toling, les journalistes se sont demandés s’ils n’allaient pas s’armer.

Bref! Toute organisation se mettant sérieusement à un travail de réforme s’expose à la répression. Des fermiers ont été chassés de leurs terres et massacrés en 1987 à Mendiola et l’un de leurs leaders, Jaime Tadeo, a été jeté en prison à la suite d’un jugement fortement influencé par la politique. Les syndicats sont détruits par des imbéciles armés, tandis que les manifestations pacifiques d’étudiants sont réprimées à coups de matraques. Même le docteur Nemesio Prudente, président de l’université la plus importante du pays mais qui n’a pas peur de critiquer le gouvernement, a été attaqué par deux fois: la seconde, au dire de nombreux témoins, par des policiers.

“Asia Watch” et les avocats du “Comité pour les droits de l’homme” un autre groupe américain de défense des droits de l’homme, en concluent que si, sur le papier, le gouvernement des Philippines se dit en faveur de la protection des droits de l’homme, les dossiers n’en montrent pas moins que les violations de ces droits n’ont pas diminué. Mme Aquino a pris un certain nombre de décisions qui empêchent la défense des droits de l’homme. Ainsi, elle a donné son approbation à la création de groupes armés de miliciens et de forces paramilitaires comme les “Unités locales des forces armées des citoyens”. Elle n’a rien dit lorsque les militaires ont oublié de punir les soldats coupables de violations des droits de l’homme. Elle a opposé son veto au projet qui aurait permis aux tribunaux civils de poursuivre les militaires coupables de violations des droits de l’homme. Elle a accepté la décision de la Cour suprême autorisant l’arrestation sans mandat des personnes accusées de “subversion”.

L’événement EDSA (19) apportait avec lui la promesse d’un changement radical par rapport à ce qui existait auparavant et la possibilité d’une restauration de la société philippine. Des groupes de fermiers, d’ouvriers, de religieux, de travailleurs médicaux et d’autres, continuent à oeuvrer en ce sens, mais leur enthousiasme de 1986 a été bien refroidi par le coût humain de leurs activités.

Guerre psychologique contre les coeurs et contre les esprits

Les militaires ont essayé d’introduire la guerre dans chaque village du pays, en estompant la distinction entre le rôle des civils et celui des militaires. Cette privatisation de la guerre oblige chaque citoyen à faire publiquement un choix: ou bien pour le gouvernement, ou bien en faveur de la subversion. Maris Diokno, professeur d’histoire à l’université des Philippines, commente: “Le système est devenu si oppressant que chaque Philippin se retrouve appelé, au nom de l’amour du pays, à combattre dans une guerre qu’il ne comprend ni n’accepte” (20).

Les équipes spécialisées dans les “Opérations spéciales” sont les instruments privilégiés de cette guerre psychologique. Experts dans l’utilisation des techniques sociales au niveau des “barrios”, les membres de ces brigades d’élite s’efforcent de se rallier la population locale et de mettre au service du gouvernement l’influence acquise auprès d’elle. Avec l’aide d’informateurs et grâce à des confessions obtenues par la force, elles dépistent les personnes coupables d’“activités subversives” et les “neutralisent”. Le “New York Times” a comparé leur programme à celui utilisé au Vietnam par l’organisme notoire de guerre psychologique “Phoenix”: “Bien qu’il ait été retaillé à la mesure des Philippines, ce programme est essentiellement le même que celui mis en oeuvre au Vietnam par les Etats-Unis. Les diplomates américains et philippins sont d’accord sur ce point” (21).

Les rapports en provenance des provinces mettent bien en évidence “l’efficacité insidieuse” de ces équipes. L’ancienne harmonie est remplacée par la crainte et la suspicion. Il est tragique de voir à quel point cette tactique “espion-contre-espion” et “dénoncez-votre-voisin” est en train de détruire les liens qui gardaient les communautés dans l’unité.

LE ROLE DES ETATS-UNIS DANS LA LUTTE ANTI-INSURRECTIONNELLE

Le budget de l’armée tel qu’il a été aprouvé par le Parlement pour cette année (1991) s’élève à quelque 24 milliards de pesos, (soit environ 4,9 milliards de francs) (22). Pour les Philippins, c’est une somme énorme qui est utilisée uniquement contre les “ennemis” de l’intérieur. En 1988, le député Gregorio Andolana faisait remarquer que les demandes de fonds présentées par les seuls services secrets de l’armée auraient été suffisants pour “offrir 7 661 salles de classe à 612 900 écoliers, ou pour vacciner un million d’enfants, ou encore pour construire au moins 50 km de route goudronnée” (23).

Par le truchement de divers traités ou contrats d’aide aux Philippines, le gouvernement des Etats-Unis fournit 83% du budget (salaires exclus) de l’armée des Philippines. Les Etats-Unis financent l’achat des hélicoptères de combat, des armes et munitions, des véhicules de transport de troupes, de l’équipement pour les communications, l’entraînement, tout ce qui permet à l’armée des Philippines de faire la guerre (24). Des officiers philippins, formés en Amérique, en rapportent les méthodes de guerre psychologique utilisées par la CIA.

Pour l’année fiscale 1990, les Etats-Unis ont réservé un total de 140 095 000 dollars destinés à fournir des crédits pour les ventes militaires hors du pays et 2 600 000 dollars pour la formation et l’entraînement militaires à l’extérieur (25). De là viennent les fonds et les armes utilisés pour les “opérations anti-insurrectionnelles et anti-dissidence” (26). Apparemment, la formation est très large: c’est ainsi que le protecteur des “vigilantes”, le colonel Francis Calida, expliquait au cours d’une entrevue avec une commission d’enquête, comment le cours de cuisine auquel il avait participé à Fort Bragg comprenait aussi une formation à la lutte anti-insurrectionnelle.

CONCLUSION

La décision de “sortir l’épée du fourreau” plutôt que de travailler à changer les structures sociales et économiques injustes a été un désastre pour les Philippins. Jamais, nulle part dans le monde, une telle stratégie n’a produit de bons résultats à long terme. Le soutien des USA à une telle approche du problème est inexcusable.

Si l’on additionne le coût de la militarisation en vies humaines, en torture mentale, en destructions de propriété, en violations des droits de l’homme et en argent, les pertes sont incalculables. Les stratégies actuelles de lutte anti-insurrectionnelles des Philippines et le gouvernement des USA, sont responsables des souffrances imposées aux peuple philippin.

Quand j’ai vu Luz pour la dernière fois, elle s’occupait de Noël, un jeune homme de 19 ans employé dans une minoterie. Il était hospitalisé pour les blessures qui lui avaient été infligées par un groupe de “vigilantes”. Noël avait reçu 14 coups de couteaux, s’était traîné jusqu’à l’hôpital et avait dit à l’infirmière qu’il désirait vivre assez longtemps pour identifier ses assaillants. A la surprise de tous, alors qu’il attendait son tour, il se levait de sa civière couverte de sang pour venir en aide à un autre patient. L’infirmière lui criait: “Couche-toi. Ne vois-tu pas que tu es déjà presque mort?” Il se coucha, mais refusa de mourir. Guéri, il fit devant son évêque une déclaration sous serment, puis, avec l’aide de Luz, alla se réfugier dans une autre ville. Noël ajoute son nom à la liste interminable des victimes de cette agression perpétrée contre la population des Philippines au nom de la lutte anti-insurrectionnelle.