Cela ressemblait davantage à une visite du musée de cire de Mme Tussaud à Londres qu’à un service religieux dominical. 160 personnes remplissaient la salle, immobiles et les mains jointes sur les genoux. Sur les accoudoirs en face de chaque personne, des bibles toutes neuves, toutes ouvertes à la même page, et des livres de chants tous neufs eux aussi et ouverts à la même page. Alors qu’un groupe d’étrangers entrait et s’asseyait, il n’ y eut aucun signe, aucune bienvenue, pas même un regard de curiosité de qui que ce soit dans l’assemblée.
Evidemment, il aurait été stupide de s’attendre à des initiatives individuelles ou spontanées. Nous sommes en effet en Corée du Nord, une terre où, depuis 1948, 23 millions de personnes ont été sacrifiées à l’Etat le plus rigidement stalinien du XXème siècle. Selon le point de vue choisi, il s’agit du cauchemar imaginé par George Orwell, ou du « paradis » de B.F. Skinner. Le pays tout entier est le champ d’une gigantesque expérience sur le contrôle du comportement humain. Isolée du monde extérieur, chaque minute de la vie de cette société captive est littéralement planifiée et contrôlée par un seul homme, Kim Il Sung. Agé aujourd’hui de 79 ans, Kim Il Sung est le « grand leader » pour ses concitoyens et « le dernier des staliniens » pour ses détracteurs.
Hyun Hee Kim, ancien agent secret de la Corée du Nord, récemment convertie au christianisme, a décrit, en novembre 1990, ce que signifiait pour elle d’avoir été élevée sur cette terre: « Depuis le temps où, enfant, j’ai appris à parler, j’ai appris à dire ‘merci, grand leader Kim Il Sung’. De la maternelle à la terminale, en passant par l’école primaire et secondaire, nous avons étudié presque quotidiennement la philosophie, les vertus, et les grandes réalisations de Kim Il SungElle admet que l’endoctrinement était si total que Kim Il Sung en est venu à être regardé virtuellement comme un dieu. « Le peuple tout entier et le Parti, dit encore Hyun Hee Kim, sont organisés, contrôlés et formés pour élever Kim Il Sung à un statut divin, et pour ignorer tout ce qui n’est pas la grandeur de la philosophie de Kim Il Sung
L’omniprésence semble être l’un de ses attributs. Le ciel de Pyongyang n’est qu’un chant de louange à la gloire de ses oeuvres, y compris une « flamme » de 20 mètres de haut en l’honneur de sa philosophie et une statue de bronze, haute de près de 4 mètres, le représentant, les bras tendus, surplombant toute la ville. Son portrait est exposé dans tous les lieux publics, son badge doit être porté au revers de toutes les vestes, les collines doivent être couvertes de ses maximes, et chaque bâtiment doit proclamer ses principes au néon. Bref, il est impossible de vivre 5 minutes en Corée du Nord sans tomber sur un rappel visuel du règne de Kim Il Sung et de sa philosophie.
Peut-être cette ambition effrénée d’atteindre à un statut divin est-elle la raison pour laquelle Kim Il Sung est parti en guerre avec tant de violence contre les religions traditionnelles. En 1950, la Corée du Nord avait lancé une campagne antireligieuse d’une férocité et d’une intransigeance totales, sans équivalent ailleurs. Toutes les églises furent détruites, tous ceux qui étaient connus comme chrétiens furent emprisonnés ou exécutés, toutes les bibles furent brûlées. Professer une religion équivalait à se présenter comme impérialiste.
A un certain stade, les observateurs occidentaux se demandèrent avec effroi s’il resterait des chrétiens vivants, étant donné les mesures extraordinaires prises durant cette campagne pour extirper et éliminer tous les croyants clandestins. Une dissidente a raconté comment, alors qu’elle était à l’école dans les années 60, son institutrice leur avait dit: « Nous allons faire une petite blague à vos parents. Vous allez regarder si vous trouvez un petit livre comme celui-ci, caché dans votre maisonL’institutrice tenait une bible en main et demanda aux enfants, s’ils la trouvaient chez eux, de la porter à l’école sans que leurs parents le sachent. Habitée par le sens du devoir, elle alla chez elle et en trouva une. Elle la porta à l’école le lendemain et on lui annonça alors qu’elle avait été « nommée » dans une autre famille. Elle n’a jamais revu ses parents. Plus de 400 enfants de cette école « perdirent » leurs parents de cette manière, par le subterfuge ainsi mis en scène par l’institutrice.
Il était donc étrange pour un journaliste de se retrouver assis dans la nef d’une église flambant neuve, entouré de fidèles, à Pyongyang, capitale de l’Etat le plus athée du monde. C’est probablement aussi l’église la plus incongrue du monde. Inaugurée en octobre 1988, elle est la première et jusqu’à présent la seule église protestante de Corée du Nord. Elle appartient à la Fédération chrétienne de Corée qui est l’Eglise protestante officielle (1). Une Eglise catholique a aussi été ouverte (2) et il existe une toute récente Association bouddhiste coréenne. Selon le jeune pasteur de l’église, Pak Chun Gun, la Fédération chrétienne de Corée revendique 10 000 fidèles, dispersés à travers toute la Corée du Nord et organisés autour de 500 leaders laïcs. Une autre église est en voie de construction à Pyongyang, déclare-t-il fièrement. Il exprime son regret que nous ne puissions rencontrer l’évêque Ko Gi Sun: « Il est à Canberra à l’assemblée du Conseil oecuménique des Eglises et il y présente le problème de notre réunification » (avec le Sud). Il semble donc que le retour à la surface de l’Eglise soit lié à l’ambition présente de la Corée du Nord de réunifier la péninsule.
Au cours du service religieux, trois prières furent offertes; elles exprimaient des sentiments virtuellement identiques: « Seigneur, merci pour la visite des amis étrangers, qui nous rappelle notre douloureuse séparation d’avec nos frères et soeurs de Corée du Sud. Nous te prions de nous donner un pays unifié. AmenLe sermon était parsemé d’allusions politiques. Délivré par le pasteur adjoint, Kim Chong Mo, il développait l’histoire de l’homme riche et du mendiant du chapitre 16 de Luc. L’homme riche était « le capitalistele mendiant était « un socialistePourquoi l’homme riche va-t-il en enfer ? « Parce qu’il était oisif, parce qu’il vivait des revenus de ses richesses, parce qu’il ne travaillait pas et n’a pas montré de compassion vis-à-vis du mendiantLe prédicateur continua par une diatribe contre les maux sociaux créés par la convoitise, maux que ne connaît pas la Corée du Nord « puisqu’il n’y a pas de gens avides ici
L’assemblée se montrait bizarrement inerte. Tous avaient plus de 50 ans, et la plupart semblaient s’ennuyer terriblement. A l’occasion, un soupir trouait le silence. Dès que la bénédiction fut prononcée, tout le monde se leva pourtant précipitamment et quitta l’église à la vitesse d’une évacuation d’urgence: pas plus de 30 secondes.
(…) Le contenu politique du service était tellement évident et la volonté d’impressionner les visiteurs étrangers tellement obsédante qu’on ne peut s’empêcher de penser que ce n’était là rien de plus qu’une mise en scène pour le bénéfice des étrangers.
Qu’elle soit ou non authentique, l’existence même de cette Eglise amène pourtant la question: Pourquoi le gouvernement ouvertement athée de Corée du Nord permet-il maintenant à une Eglise d’exister, alors qu’il lui a refusé ce privilège pendant 30 ans? C’est peut-être pour suggérer que Kim Il Sung évolue vers la libéralisation; qu’il trouve son stalinisme pur et dur de plus en plus contesté à l’intérieur du bloc communiste, et qu’il desserre un peu son étreinte à l’intérieur du pays afin de conserver l’appui de ses bailleurs de fonds et éviter une possible banqueroute domestique.
Pourtant il n’y a guère de preuve de cette libéralisation, tout au contraire. Un examen des deux derniers discours de Kim Il Sung révèle en effet plutôt un durcissement de sa ligne politique, préparant le peuple à une nouvelle phase d’endoctrinement idéologique. Dans son discours du Nouvel an, il disait: « Nous devons établir plus fermement le système idéologique du ‘juche’ parmi les membres du Parti et les autres travailleurs, renforcer l’unité politique et idéologique de toute la société autour du Parti, et nous assurer que la société toute entière est pénétrée de l’esprit d’unité des camarades‘Juche’ est le nom donné à la philosophie de Kim Il Sung et contient deux propositions fondamentales: d’abord, que l’homme est le maître de sa propre destinée et ne doit en aucun cas s’en remettre à une autre force que la sienne; ensuite, que les Coréens doivent compter seulement sur eux-mêmes pour construire la société idéale. Tout ceci rend d’autant plus étonnante la permission de fonctionner donnée à une Eglise chrétienne, puisque l’existence même de celle-ci contredit, de manière spectaculaire, le progrès de la pensée ‘juche’. Encore plus bizarre est le fait que cette Eglise n’ait pas eu à solliciter le droit d’exister, mais qu’elle ait été généreusement subventionnée par un gouvernement qui n’a pourtant pas beaucoup de moyens.
L’ordre du jour politique de l’Eglise
L’église de Pyongyang est très belle. Aucune dépense n’a été épargnée. Elle est construite en matériaux nobles et située sur un terrain de premier choix dans la capitale. Les bancs y sont en bois d’ébène, la sonorisation japonaise est d’excellente qualité et coûte cher; par ailleurs, à côté de l’église, a été bâti un immeuble administratif trois fois plus grand que l’église elle-même, et tout cela a été fait par un gouvernement qui est virtuellement en état de cessation de paiement, et qui affiche officiellement son mépris du christianisme.
Tout ceci indique que le régime a pris conscience de l’utilité politique de l’Eglise. Mais, utilité pour quoi faire?
La dernière nuit de notre séjour, nous avons demandé à notre guide officiel nommé par le gouvernement, quand il pensait que l’unification des deux Corées pourrait se réaliser. Il a répondu: « Notre grand leader a déjà décidé de la date… Ce sera 1993, 50ème anniversaire de la division de notre pays » (3).
A la question de savoir si les Coréens du Sud seraient d’accord avec les projets de Kim Il Sung, le guide répondit: « Les prêtres nous ont dit que le peuple du Sud était d’accordDeux prêtres du Sud ont visité la Corée du Nord ces dernières années; un catholique et un protestant qui ont été reçus personnellement par Kim Il Sung. Moon Ik Kwan, le pasteur presbytérien fut emprisonné à son retour au Sud, mais continue à faire campagne pour la réunification dans les termes de la Corée du Nord (4). Il est possible que les relations établies avec ces prêtres aient convaincu le régime de la Corée du Nord de l’utilité que pouvaient avoir quelques ecclésiastiques pour faire la une des médias internationaux.
Si la réunification est la priorité politique première du régime nord-coréen (c’est ce que dit Kim Il Sung), alors, il faut créer un canal pour influencer l’opinion internationale. La diplomatie ne semble pas le choix le plus probable étant donné le peu de cas qu’en fait Kim Il Sung. De même, le poids économique est un facteur inexistant. Au contraire, les Coréens du Nord ont observé avec un étonnement grandissant leurs prospères voisins du Sud qui ont utilisé leur richesse nouvellement acquise pour récupérer les anciens alliés (du Nord) tels que la Russie et la Chine.
Le seul canal qui reste au régime nord-coréen pour présenter à l’opinion internationale ses aspirations à la réunification, est le canal culturel, et plus particulièrement religieux. Ceci explique la visite de l’évêque Ko à Canberra. Ainsi s’explique aussi le fait que tout le service religieux de ce dimanche matin avait tourné autour de la question de la réunification, et qu’un gouvernement athée subventionne une Eglise chrétienne, en totale contradiction avec sa politique intérieure.
Il existe, à nouveau, une Eglise en Corée du Nord, mais elle a « un autre Evangile ». Il ne s’agit plus de l’Evangile de la réconciliation, mais de l’Evangile de la réunification. Il faudra attendre encore un peu pour être sûr que le Corps du Christ vit en Corée du Nord.