Eglises d'Asie

LES TRAVAILLEURS ETRANGERS AU JAPON

Publié le 18/03/2010




Mardi 7 avril 1992: un reportage de la NHK (chaîne nationale de la télévision japonaise) montre des images de Péruviens qui viennent de passer la nuit à l’aéroport de Narita près de Tôkyô.

Arrivés la veille avec l’assurance d’obtenir un permis de travail et d’être immédiatement embauchés, ils se retrouvent seuls et sans recours, car l’employeur présumé ne s’est pas présenté au rendez-vous fixé à la descente de l’avion. La raison? Depuis le début de l’année surtout, la récession économique qui se fait sentir dans la plupart des entreprises conduit les patrons à se débarrasser prioritairement de leurs travailleurs étrangers.

Les images de l’écran nous font suivre l’itinéraire d’un Péruvien de 38 ans arrivé il y a déjà plusieurs mois. D’abord, le choc de l’arrivée. Persuadé que le Japon, manquant de main-d’oeuvre, l’emploierait aussitôt et qu’il recevrait un salaire à ses yeux fabuleux, le voici plongé d’un coup dans une situation de détresse qu’il n’avait pas une seconde imaginée: se retrouver chômeur dans un pays où les statistiques les plus officielles parlent de millions de demandes d’emploi non satisfaites (1).

Après avoir vivoté des semaines et des semaines, grâce surtout à l’aide de parents japonais éloignés (à peu près tous les travailleurs latino-américains au Japon sont eux-mêmes des descendants de Japonais émigrés outre-Pacifique, dans les années d’après guerre surtout), il a fini par trouver du travail horaire sous-payé dans un magasin d’alimentation, avec le seul but, désormais, de se procurer l’argent nécessaire à l’achat du billet de l’avion qui le ramènera dans son pays.

Une situation des plus précaires

Ce genre de nouvelle en dit long sur les incertitudes qui pèsent sur le sort des étrangers immigrés récemment au Japon. Cependant, une première distinction s’impose ici pour clarifier l’exposé qui va suivre.

Sur une population de plus de 123 millions d’habitants, le nombre des étrangers résidant dans le pays a depuis peu dépassé le cap du million. En 1988, le nombre des étrangers dûment enregistrés par les services de l’Immigration se montait à un peu plus de 940 000, mais le ministère de la Justice estimait à plus de 100 000 les étrangers restés dans le pays avec un visa désormais périmé. Sans parler des 120 000 Latino-américains de souche japonaise dont le traitement est particulier. Depuis, le nombre de ces derniers a sans doute doublé. Quant à celui des travailleurs étrangers en situation illégale, on estimait leur nombre à plus de 200 000 en février 1992 (2).

Il y aurait donc aux alentours de 1 400 000 étrangers dans le Japon d’aujourd’hui.

Sur cette masse aux limites fluctuantes, le groupe le plus important (environ 750 000 personnes) est constitué de descendants de Coréens, de Taiwanais et de Chinois, la plupart amenés de force au Japon au cours de la période d’expansion de l’empire nippon: en gros, du début du siècle à la fin de la deuxième guerre mondiale. Les Coréens sont de loin les plus nombreux (700 000 environ).

Tout en conservant leur nationalité, ces étrangers, nés au Japon dans leur grande majorité, sont le plus souvent bien intégrés à la société japonaise et ils n’envisagent pas de retourner un jour dans le pays de leurs ancêtres. S’ils sont toujours victimes de mesures discriminatoires inacceptables (3), leur situation est trop différente de celle des nouveaux immigrés pour qu’on puisse traiter de leurs problèmes dans le cadre de ce dossier. Leur cas ne sera donc pas pris en considération ici.

Un deuxième groupe très important est, précisément, celui que forme l’ensemble des travailleurs qui, à la faveur de l’incroyable boom économique des années 1986-1991, ont afflué dans l’archipel pour combler – très partiellement- un manque de main-d’oeuvre qui, un moment, a pris des proportions considérables (4).

Faut-il compter dans ce groupe les femmes embauchées, aux Philippines et ailleurs, pour travailler dans les cabarets et les boites de nuit? En fait, leur recrutement a commencé beaucoup plus tôt et contrairement à leurs compatriotes à peu près tous en situation irrégulière, elles entrent avec un permis de travail valable 6 mois.

Et les femmes étrangères mariées avec des Japonais? On estime leur nombre à une dizaine de milliers, mais la différence culturelle et les difficultés de communication entre mari et femme sont telles que plus de la moitié des couples se séparent dans les quelques années qui suivent le mariage. Le plus souvent, la femme rentre alors dans son pays.

Il faut aussi évoquer le sort des réfugiés politiques, presque tous vietnamiens (5 000 environ): ils ont souvent beaucoup de mal à s’adapter à la société japonaise, mais ils ont l’avantage d’avoir un statut plus stable que les autres travailleurs étrangers.

Ici, on se limitera à une présentation des conditions faites aux étrangers entrés au Japon depuis 1986 pour y travailler dans les entreprises. Leur nombre, impossible à préciser avec exactitude, se situe entre 400 000 et 500 000 au printemps 1992. Ils se partagent entre deux grands groupes d’importance à peu près égale: les Asiatiques (Philippins, Iraniens, Pakistanais etc.) et les Latino-américains presque tous d’ascendance japonaise (Brésiliens, Péruviens).

S’il arrive que ces derniers se retrouvent au chômage du fait de la baisse de l’activité économique, l’avenir des ouvriers asiatiques est beaucoup plus incertain encore. Ainsi, nombreux sont les Iraniens qui, licenciés au cours de l’hiver et privés du fait même de tout logement, se sont retrouvés brusquement à la rue. A Tôkyô, les Asiatiques sans travail ont pris l’habitude de se regrouper, entre autres, dans un grand parc très connu situé près de la gare de Ueno: nombreux au point que des pétitions ont été faites auprès de la police pour qu’ils laissent la place aux locaux désireux d’y aller s’amuser sous les cerisiers en fleurs!

Depuis 1974, les Iraniens, bénéficiant des relations économiques privilégiées de leur pays avec le Japon, n’avaient pas besoin de visa pour entrer, mais cette faveur vient de leur être supprimée: un signe parmi d’autres qui souligne la précarité actuelle de la situation des travailleurs étrangers, surtout ceux qui n’ont ni permis de séjour ni permis de travail.

UN BREF HISTORIQUE

Début de l’année 1986: on était alors encore au creux d’une sérieuse dépression économique, et le taux de chômage au Japon dépassait les 3%, chose qu’on n’avait pas vue depuis longtemps. La situation était vraiment inquiétante dans certains secteurs, tel celui de la construction navale. Une hausse trop brutale du yen, nuisible aux exportations, était considérée comme étant la raison principale de la crise.

Cependant, des mesures se mettaient en place (investissements à l’étranger, développement rapide de la consommation intérieure) qui allaient faire d’un yen fort l’arme d’un redressement économique spectaculaire.

C’est ainsi que, dès l’automne 1986, la main-d’oeuvre se faisant rare, une porte fut entrouverte aux travailleurs étrangers. Il y a de cela seulement un peu plus de cinq ans, mais il me semble qu’on peut aisément distinguer trois périodes dans ce court laps de temps.

Première période: “l’exploitation sauvage” du travailleur étranger

En effet, devant la nouveauté du phénomène, les prises de conscience nécessaires pour que s’organise une défense des droits des immigrés demandèrent du temps. Par contre, on trouve, à l’origine du mouvement de migration, des compagnies fort bien organisées d’agents recruteurs qui, dans les pays pauvres à la main d’oeuvre abondante, vont embaucher les travailleurs dont ont besoin les entreprises japonaises.

Ces compagnies se chargent de tout: passeport, visa, billet d’avion aller-retour (le billet de retour étant obligatoire pour tous ceux qui entrent avec seulement un visa de touriste), accueil à l’aéroport, choix de l’entreprise, logement, etc. La recrue n’a qu’à se laisser faire, mais elle se voit imposer des conditions draconiennes. N’ayant pas pu, en général, fournir au départ l’argent nécessaire, elle arrive avec une dette à rembourser dépassant facilement les 500 000 yens (1 franc = 25 yens).

Passeport et billet de retour demeurent entre les mains de l’agent recruteur. C’est lui aussi qui touche directement le salaire versé par l’entreprise. Dans les premiers temps surtout, où les agences échappaient pratiquement à tout contrôle, ce système se prêtait à tous les abus. C’est ainsi que, en 1988, le directeur de l’une d’entre elles fut finalement arrêté à Yokohama: en un peu plus d’un an, sa compagnie avait pu engranger quelques milliards de yens de bénéfice sur le dos de ses clients immigrés. On devait s’apercevoir qu’elle prélevait systématiquement 40% du salaire des travailleurs!

Employés sans permis de travail et aussi, une fois leur visa de touriste périmé, sans permis de séjour, les étrangers se retrouvaient pratiquement sans droits. Se sachant sous la menace permanente d’une expulsion, ils se faisaient tout petits devant leurs employeurs. En cas d’accident de travail ou de maladie, ils ne pouvaient compter que sur une entraide mutuelle et, éventuellement, la bienveillance d’un patron, d’un médecin, de personnes ou de groupes japonais sensibles à leur détresse.

Dans les entreprises, ils se trouvaient pratiquement à la merci de l’humeur et des intérêts de l’employeur: salaires fantaisistes ou même impayés, brutalités, renvois, etc. Quant aux horaires de travail, voici un fait n’ayant rien d’exceptionnel: en 1987, dans une fabrique de pneumatiques à Iruma, alors que les Japonais se répartissent les 24h de travail continu de la journée en “3/8”, les étrangers y faisaient des journées de 12h, une semaine de nuit suivant une semaine de jour, à peu près sans repos même le dimanche. J’ai entendu des jeunes dire que, au bout d’un an de travail dans cette entreprise, ils n’étaient pas encore allés jusqu’à Tôkyô (à peine une heure de train).

Il m’est arrivé d’intervenir comme traducteur-médiateur dans des conflits entre ouvriers étrangers et leurs employeurs. Surprise: ces derniers interpellaient toujours les Philippins ou les Bengalais employés chez eux en les affublant d’un nom japonais: Nakamura, Tanaka, etc. Etonnement devant un tel manque de respect…

Cependant, j’ai vite appris que, à leur entrée dans l’entreprise, les travailleurs étrangers étaient “déclarés” à la police de l’endroit sous un nom d’emprunt japonais. Est-ce là une pratique généralisée dans le pays? En tout cas, elle renvoie à un comportement habituel des services administratifs et, finalement, du gouvernement lui-même. En effet, de multiples incidents m’ont permis de conclure que, à commencer par la police, les services de l’administration n’ignorent rien ou pas grand-chose de la présence et du travail des étrangers qui sont en situation illégale. Simplement, sauf trouble majeur, ils ferment les yeux.

Ainsi est apparu dès le début ce qu’il faut bien appeler l’attitude double des autorités à l’égard du problème des travailleurs étrangers. D’une part, on laisse ceux-ci sous la menace permanente d’une expulsion immédiate. D’autre part, on feint d’ignorer leur présence et leurs activités. Les avantages de cette attitude sont évidents: tout en permettant de s’assurer à moindres frais une main-d’oeuvre devenue indispensable, elle autorise également à s’en débarrasser immédiatemment le jour où on le juge bon.

Deuxième période: améliorations progressives et contradictions renforcées

Il n’est évidemment pas possible de dater avec précision un changement qui s’est opéré peu à peu, mais disons que, avec l’année 1988, ce changement apparaît nettement. Grâce principalement aux liens de solidarité qui se sont créés entre travailleurs étrangers et diverses associations qui, d’abord à l’échelon local, puis au niveau régional ou national, se sont engagées activement dans la défense et la promotion de leurs droits (5), l’information et les débats concernant les immigrés occupent désormais une place importante dans les médias, et des mesures concrètes ont été prises en leur faveur.

Cependant, d’autres facteurs aussi ont contribué à l’amélioration de leur condition. Ainsi, dans le cadre d’un politique gouvernementale freinant au maximum le mouvement migratoire vers le Japon, le fait que le manque de main-d’oeuvre, en particulier sur les chantiers de construction, n’a pas cessé de s’aggraver jusqu’en 1991 a eu pour effet de provoquer, entre les entreprises intéressées, une concurrence très vive sur le marché du travail. L’un des résultats fut une amélioration très importante du niveau des salaires et de l’ensemble des conditions faites aux travailleurs étrangers.

De leur côté, ceux-ci, surtout quand ils avaient pu se libérer de la dette les liant à l’agence qui les avait recrutés, apprenaient peu à peu à tirer le meilleur parti de la situation. Ainsi, nouant entre eux des réseaux informels d’information, ils parvenaient à quitter assez facilement un emploi pour un autre plus avantageux.

Parmi les employeurs aussi, un mouvement se dessinait pour réévaluer la présence des travailleurs étrangers devenus indispensables au fonctionnement de l’économie. Non seulement certains d’entre eux acceptaient de négocier des améliorations (conditions de travail, logement, assurance, sécurité) dans le cadre de leur entreprise, mais ils élevaient aussi la voix pour réclamer aux pouvoirs publics le vote d’une législation garantissant un minimum de droits aux immigrés (6).

Réponse du gouvernement: il fit voter par le parlement une loi, entrée en application le 1er juin 1990, interdisant tout travail rémunéré aux étrangers ne disposant que d’un visa de touriste, ou restés au Japon après expiration de celui-ci. Quant aux patrons qui les emploieraient, ils se trouvaient désormais sous la menace de fortes amendes et même de peines d’emprisonnement.

Raison invoquée: les étrangers qui possèdent une qualification professionnelle peuvent, éventuellement, obtenir un permis de travail pour un temps déterminé. Quant aux autres, le Japon n’en a pas besoin.

Or, toute différente était la réalité à ce moment-là. C’était principalement une main-d’oeuvre non qualifiée que les entreprises japonaises recherchaient. Il suffisait, pour s’en rendre compte, de passer près d’un chantier de construction ou sur une route en travaux: dans la région de Tôkyô, plus d’un tiers des ouvriers qu’on y trouvait étaient étrangers.

Dans le même temps, les jeunes Japonais se détournaient de plus en plus des travaux considérés comme “sales, pénibles ou dangereux”, désignés sous le sigle des “3K” (en japonais: “Kitanai, Kitsui, Kiken”). Phénomène bien connu dans tous les autres pays dits “les plus développés”!

Ce divorce entre la loi et la réalité en cachait un autre: entre ce que les Japonais appellent les “tatemaé” (les principes affirmés) et le “honné” (ce qu’on pense, ce qu’on veut vraiment). Inconscients de ces subtilités, beaucoup de travailleurs étrangers prirent peur et décidèrent de rentrer précipitamment chez eux. Ce fut au point que, craignant une fuite massive par trop préjudiciable à l’économie, les autorités se virent contraintes aux déclarations rassurantes, parlant de “longs délais” avant qu’on n’en arrive à des mesures concrètes (7).

Quelles étaient donc les véritables intentions (honné) du législateur? La pratique des autorités devait confirmer ce qui s’annonçait déjà: parce qu’on ne voulait pas priver le pays de l’apport d’une main-d’oeuvre étrangère devenue indispensable, on continua à fermer habituellement les yeux sur la présence et les activités des immigrés en situation illégale, mais, en même temps, la loi votée autorisait à se débarrasser sans problème de tous les indésirables et, en cas de récession économique, à expulser immédiatemment tous ceux dont on n’aurait plus besoin (8).

Troisième période: un avenir de plus en plus incertain

La récession est revenue à la fin de l’année 1991 et, un peu partout, on signale des licenciements de travailleurs étrangers (9). Ceux qui, parmi eux, se trouvent en situation illégale, n’ont pratiquement pas d’espoir, en mai 1992, de retrouver du travail. La seule solution pour eux est de rentrer au pays.

Cependant, c’est pour l’ensemble des travailleurs étrangers que la situation redevient difficile. Ainsi, j’ai reçu, fin avril 1992, un appel d’un groupe de Philippins travaillant dans une petite entreprise de matériel électronique. Les premiers arrivés parmi eux sont là depuis plus de cinq ans. Leur leader a pu faire venir sa femme et son fils aîné. Un deuxième garçon est né au Japon il y a déjà trois ans.

L’aîné, qui a maintenant six ans, est entré, début avril, en première année d’école primaire après une année passée dans une école maternelle du quartier. Tout cela, dans l’illégalité, grâce à des amis japonais qui se sont entremis auprès des services municipaux et des directeurs d’école. Après s’être fait tirer l’oreille, le patron de l’entreprise a accepté de donner sa caution.

Quand je suis arrivé au logement des Philippins (une construction en bois très sommaire), leur leader m’attendait. Il m’a emmené dans un endroit écarté pour m’expliquer la situation. Depuis le début de la récession, le patron – qui s’était déjà montré très brutal au cours de la “première période” – avait peu à peu diminué leurs salaires et, une fois encore, il imposait une réduction.

Que faire? Les Philippins menaçaient de quitter l’entreprise. Le patron rétorquait en leur faisant savoir qu’ils devraient alors quitter leur logement le jour même. On a envisagé ensemble la possiblité d’un autre logement, mais quel espoir de retrouver du travail? Et l’enfant tout juste entré à l’école, qu’allait-il devenir?

Finalement, tous sauf un ont fini, le lendemain, par se plier aux conditions faites par l’employeur. Mais l’espoir de rester désormais longtemps au Japon est devenu pour eux très fragile.

La situation ambiguë des Latino-américains: les “Nikkeijin”

Dès 1987, on a vu arriver en force les travailleurs Latino-américains, venant du Brésil surtout: pratiquement tous des descendants de Japonais (2ème, 3ème, voire 4ème génération) qui, en sens inverse, étaient allés chercher du travail sur le continent américain dans les années creuses pour le Japon. Parfois, ce sont ces émigrés eux-mêmes qui reviennent au pays après 30 ou 40 ans d’absence.

On sait la gravité de la crise économique qui secoue l’ensemble des pays latino-américains et on serait porté à croire que ce retour des “Nikkeijin” au pays de leurs ancêtres, aujourd’hui en pleine prospérité, s’explique tout naturellement. En réalité, les choses se sont passées beaucoup moins simplement.

En juin 1991, j’ai eu l’occasion de rencontrer le Père Hasegawa, un prêtre japonais qui, depuis quelques années, exerce son ministère au Brésil. Il me disait que le départ des Nikkeijin pour aller travailler au Japon était on ne peut plus regrettable pour le Brésil lui-même, étant donné, très souvent, l’importance de la place occupée par eux dans l’ensemble de l’économie du pays. Il me citait, entre autres, le cas des exploitations agricoles d’origine japonaise spécialisées dans la production des légumes autour des grands centres urbains comme Rio de Janeiro. Le départ subit et massif de ces maraîchers pose un gros problème d’approvisionnement.

Aujourd’hui, on trouve au Japon des médecins brésiliens employés à des travaux non qualifiés. Pourquoi? Le P. Hasegawa me disait qu’il essayait continuellement, le plus souvent en vain, de convaincre les Nikkeijin de rester dans un pays qui a absolument besoin d’eux.

Certes, la motivation dernière est la perspective de gagner très vite beaucoup d’argent à faire n’importe quel métier au Japon. Au retour, la petite fortune ainsi accumulée devrait permettre de construire grand et de s’aménager une existence confortable. Illusion sans doute, ne serait-ce qu’en raison de la montée des sentiments “anti-japonais” dans l’ensemble de la population brésilienne.

Cependant, la raison principale de cet exode massif est l’intense publicité faite, y compris dans les grands journaux et à la télévision, par des agences japonaises chargées de recruter du personnel pour les entreprises de leur pays. Et il est vite apparu que, derrière elles, il y a toute une politique visant à embaucher au maximum des étrangers de souche japonaise de préférence aux Asiatiques.

Ainsi, les Brésiliens, en particulier, ont très tôt bénéficié d’un traitement de faveur: permis de séjour et de travail pour trois ou même cinq ans, avec tous les avantages qu’entraîne cette régularisation (assurances, scolarisation des enfants). Beaucoup d’entreprises se sont alors hâtées de remplacer les Asiatiques qu’elles employaient par des Nikkeijin.

Que les travailleurs venus des pays d’Asie, souvent sans possibilité de trouver un emploi dans leur pays et qui se voient refuser un permis de travail au Japon, aient vu là des mesures discriminatoires, on le comprend facilement. Mais le côté raciste des mesures prises par les services japonais de l’Immigration est pleinement apparu dans le traitement aujourd’hui réservé aux travailleurs qui viennent, nombreux, d’un Pérou à la dérive.

Ceux-ci entrent, en général, avec un visa de touriste valable un an. Si, au cours de cette année, ils parviennent à fournir la preuve qu’ils sont réellement d’ascendance japonaise, leur visa est transformé en un permis de séjour comportant le droit au travail. Dans le cas contraire, ils n’ont plus qu’à rentrer chez eux.

Les autorités japonaises concernées se défendent en arguant des faux présentés par de nombreux Péruviens qui, en réalité, ne sont pas des Nikkeijin. Mais comment ne pas leur rétorquer que la véritable ségrégation raciale qu’elles opèrent ainsi de plus en plus systématiquement est inacceptable? D’autant plus que ces Péruviens, à la différence des Nikkeijin brésiliens, ont peu d’espoir de retrouver un travail en rentrant dans leur pays.

Ceci dit, les Nikkeijin du Brésil, si privilégiés soient-ils par rapport à d’autres, n’ont pas pour autant la vie facile au Japon. Ainsi, dans un hôpital proche de la paroisse de Tokorozawa où je suis, deux soeurs d’une vingtaine d’années travaillent, sans aucune formation préalable, comme aides-infirmières onze heures par jour (une semaine de 5h du matin à 4h du soir et la suivante de 11h du matin à 10h du soir), avec seulement deux jours de repos par mois. Jamais le dimanche, jour réservé au repos des Japonais.

Leurs parents travaillent dans le même hôpital de vieillards comme gardes-malades sans un seul jour de repos dans le mois. Moyennant quoi, ils gagnent de bons salaires, surtout vus du Brésil. Mais, par exemple, les filles, qui voudraient apprendre le japonais, ne parviennent pas à en trouver le loisir.

La très grande majorité des Latino-américains sont venus travailler au Japon avec l’intention de rentrer dans leur pays au bout de quelques années. Cependant des jeunes se marient ici, et les nouvelles peu rassurantes qu’ils reçoivent de chez eux en poussent certains à envisager de rester au Japon. Le pourront-ils? Malgré le sang japonais qui circule dans leurs veines, ils continuent à se sentir étrangers ici et à être habituellement traités comme tels. Si la crise économique s’aggrave, ils auront sans doute beaucoup de mal à renouveler leur permis de travail.

L’ACTION MENEE AU JAPON DANS LE SENS D’UNE SOLIDARITE

AVEC LES TRAVAILLEURS ETRANGERS

Les 29 et 30 avril 1992, un forum sur les problèmes des travailleurs étrangers a réuni environ 300 personnes à Takasaki, ville industrielle située à l’ouest de Tôkyô, avec la participation de nombreux Asiatiques et Latino-Américains (10). Les rapports et les échanges de ce forum ont fourni une idée assez précise des efforts accomplis et des résultats obtenus jusqu’ici, mais aussi de difficultés et d’incertitudes telles qu’on a senti beaucoup de lassitude et même de découragement. Voici un bref aperçu des activités de solidarité avec les travailleurs étrangers.

Créer des liens, favoriser la communication

L’étranger qui arrive au Japon rencontre de très grandes difficultés pour nouer des contacts personnels comme pour se faire admettre dans des groupes et dans la société en général. Cela est vrai surtout pour les Asiatiques et, plus encore, pour les Africains, les Blancs bénéficiant en général d’un préjugé favorable.

La langue est compliquée. Les habitudes culturelles imprègnent l’existence jusque dans les détails. Une société verticale, vouée toute entière aujourd’hui aux impératifs de la guerre économique, permet difficilement à un élément étranger de trouver sa place dans le système. Si la plupart des Japonais sont prêts à rendre service quand on le leur demande, ils ont beaucoup de mal à faire le premier pas vers l’autre, même quand celui-ci est un Japonais: à plus forte raison quand il arrive du dehors.

D’autre part, les travailleurs étrangers qui arrivent par l’intermédiaire d’une agence (c’est-à-dire presque tous), se retrouvent dès le lendemain au travail dans l’entreprise choisie pour eux, et ils logent souvent sur place dans des habitations construites hâtivement à leur intention. Une Japonaise, secrétaire dans une importante entreprise de construction, racontait récemment que des ouvriers chinois, philippins, indonésiens, s’y trouvent employés à des tâches répétitives qui ne nécessitent la connaissance que de très peu de mots. Comme les horaires de travail ne leur laissent guère que le temps de dormir, on comprend qu’ils se trouvent pratiquement condamnés à ne vivre qu’entre eux jusqu’au jour où ils rentreront dans leur pays.

C’est dans ce contexte difficile que des initiatives se prennent cependant un peu partout pour offrir aux étrangers la possibilité de se mettre à l’étude de la langue japonaise: associations de volontaires, paroisses, etc. Ainsi, à la paroisse catholique de Tokorozawa, des gens se relaient, deux fois par semaine, pour enseigner leur langue. Malheureusement, ceux qui peuvent venir aux heures proposées sont peu nombreux (ce sont surtout des femmes mariées à des Japonais) et, pour diverses raisons, on ne les voit plus au bout de quelque temps. Les plus intéressés sont les Nikkeijin, plus libres et plus proches des Japonais, plus motivés aussi, surtout quand ils possèdent un permis de séjour de cinq ans: la difficulté avec eux, c’est qu’ils ne connaissent que l’espagnol ou le portugais face à des Japonais qui ne peuvent s’expliquer qu’en anglais (et encore, ces derniers ne sont pas nombreux!)

Autre forme d’initiative: des rencontres où, autour d’une table éventuellement garnie des apports des uns et des autres, on essaie de se comprendre. Quelquefois les circonstances se prêtent à une continuité dans l’échange qui finit par porter des fruits. Ainsi, dans la petite paroisse de Miyadera, desservie à partir de Tokorozawa: depuis cinq ans déjà, après la messe du samedi soir, une quinzaine d’étrangers en moyenne (Philippins et Brésiliens) se retrouvent régulièrement avec à peu près autant de Japonais autour d’un thé avec gâteaux, voire d’un repas les grands jours.

Cette continuité (malgré de nombreux départs et arrivées) a beaucoup fait pour créer une atmosphère détendue et confiante qui, à maintes reprises, a permis une entraide efficace (maladies, école pour les enfants, démêlés avec l’entreprise ou l’administration). Souvent, de telles tentatives ne durent pas: les gens sont trop nombreux, trop divers, trop changeants; la proportion entre étrangers et Japonais trop inégale, etc.

Les étrangers qui ont un statut légal, essentiellement les Brésiliens, organisent des fêtes populaires, avec danses, chants, football, plats du pays, et diffusent des tracts pour y inviter les Japonais. Par ailleurs, les Latino-américains ont aussi créé des revues mensuelles en espagnol et en portugais: elles fournissent au lecteur des informations précieuses sur la société japonaise, sur leurs droits, sur les possibilités de travail.

Obtenir que la loi reconnaisse explicitement les droits de tous les travailleurs étrangers

Une question qui se pose sans tarder à tous ceux qui se font accueillants aux appels de travailleurs étrangers en difficulté est celle des droits de ceux-ci: en cas d’accident (de travail en particulier), de maladie, de non-paiement de salaire, de licenciement, d’expulsion d’un logement.

La réponse est relativement simple quand ces travailleurs se trouvent en situation régulière, mais quel recours a-t-on quand il s’agit de personnes qui n’ont ni permis de séjour ni permis de travail?

C’est ainsi qu’un grand objectif à atteindre est vite apparu: obtenir des pouvoirs publics un cadre légal approprié au lieu de maintenir la fiction selon laquelle le pays n’a pas besoin de manoeuvres et autres travailleurs non qualifiés, qu’ils n’ont donc pas à être là. Grâce aux efforts des associations de défense des droits des immigrés, le problème a pu, par les journaux et la télévision, être porté à la connaissance du grand public.

Un fait, parmi beaucoup d’autres, permettra de saisir l’importance de l’enjeu. Le 28 avril 1991, au cours du premier forum de la région de Tôkyô sur les problèmes des travailleurs étrangers, Carabao, une association de soutien qui a son siège à Yokohama, signale avoir reçu un appel en faveur d’un ouvrier philippin qui doit subir sans tarder une opération du col du fémur sous peine de ne plus pouvoir marcher. Il se trouve dans l’assistance une dizaine de personnes qui habitent Sayama (où se trouve le malade) ou les villes voisines: des membres d’associations de quartiers et de diverses communautés chrétiennes.

Sur place, nous décidons (je me trouve dans le groupe) de nous retrouver quelques jours plus tard pour voir ce que nous pouvons faire. Renseignements pris, il ne nous paraît pas possible de laisser cet homme, père de six enfants, rentrer dans son pays où il se retrouverait sans travail et, vraisemblablement, sans possibilité de se faire opérer. Mais il faut trouver le million et demi de yens nécessaires à l’opération. Deux possibilités: ou bien trouver par nous-mêmes la somme nécessaire, ou bien essayer d’obtenir des services sociaux de la municipalité un financement, au moins partiel, dans le cadre de l’aide prévue aux “personnes sans ressources”. Il s’agit d’un Philippin sans permis de séjour, mais on nous a signalé des cas où une municipalité avait accordé une aide semblable.

Hélas! les démarches ne devaient pas aboutir. Il se trouvait, entre autres, que le ministère de la Santé venait d’envoyer à toutes les municipalités des directives très strictes interdisant d’accorder pareille faveur aux étrangers en situation illégale. Alors que l’espoir se faisait jour parmi nous que les actions ainsi menées au niveau des collectivités locales pourraient aboutir à un assouplissement de la politique du pouvoir central lui-même!

Bien sûr, grâce à la générosité des gens, la somme nécessaire à l’opération a pu être réunie, mais c’est une solution qui, non seulement ne peut pas être généralisée, mais laisse entier le problème de la justice due à des travailleurs dont les autorités savent pourtant bien que le pays ne peut pas se passer.

Les propositions émanant jusqu’ici du parti libéral au pouvoir n’ont pas cessé d’esquiver le fond du problème: on n’y parle toujours que de qualification professionnelle. Outre des ouvriers déjà qualifiés, on prétend qu’on est disposé à accueillir dans la légalité des étrangers acceptant de passer par des stages conduisant à une qualification. Récemment encore, on parlait de recruter dans “les pays en voie de développement” des sujets “particulièrement doués” qui, une fois formés, retourneraient chez eux “pour travailler dans les entreprises japonaises établies dans leur pays”. Quel beau désintéressement!

En attendant, le nombre des manoeuvres étrangers travaillant au Japon sans visa, et donc sans droits, augmentait encore rapidement à la fin de l’année 1991.

Opérations de dépannage

C’est ainsi que les volontaires qui consacrent ce qu’ils peuvent de leur temps à tenter de répondre aux appels reçus de travailleurs étrangers, faute le plus souvent de pouvoir prendre appui sur la loi, cherchent avec ces derniers une éventuelle “solution” de fortune.

Ici encore, partons d’un cas concret.

A la mi-septembre 1991, je reçois un appel répété d’amis japonais ayant découvert trois Malaisiens qui ont déjà passé plusieurs nuits dans un parc public de Sayama, alors qu’il ne cesse de pleuvoir. Renvoyés subitement de l’entreprise qui les employait, ils se sont retrouvés du même coup sans logement.

Effectivement, ils arrivent à la paroisse de Tokorozawa, trempés comme des canards, en milieu d’après-midi. Une fois changés, ils se mettent à raconter leur histoire. Arrivés de Penang depuis trois mois, ils ont un visa de touriste toujours valide, mais leur passeport se trouve entre les mains de leur entremetteur, malaisien lui aussi, d’ascendance chinoise (eux sont tamouls), employé lui même par une agence japonaise. Je n’allais pas tarder à me rendre compte que celle-ci était très liée à la maffia de Yokohama. Ils n’avaient remboursé à l’entremetteur qu’une petite partie de leur dette.

Ils me disent que, venus au Japon pour y gagner de l’argent, ils souhaitent y rester quelque temps, et ils me demandent si je peux les aider à trouver un nouvel emploi. Difficile! Je leur réponds que, de toute manière, je ne peux rien faire pour eux tant qu’ils n’auront pas récupéré leurs passeports.

C’est alors qu’ils combinent le stratagème suivant: deux d’entre eux sont censés être entre les mains de la police, et le troisième va téléphoner à l’entremetteur que celle-ci réclame les passeports. Et ça marche! L’autre prend peur au bout du fil et accepte de fournir les passeports. Mais il faut aller les chercher chez lui, dans un hôtel louche de Kotobukichô à Yokohama.

Par chance, il se trouve que je connais un pasteur protestant qui habite ce quartier-là et s’occupe activement des travailleurs étrangers. Je lui téléphone: il accepte aussitôt, pour plus de sûreté, d’accompagner le Malaisien, chargé de mission, de la gare la plus proche jusqu’à l’hôtel en question. Résultat: les trois passeports sont là le lendemain matin, avec ordre de les rapporter aussitôt après les avoir montrés à la police! Heureusement, l’adresse remise à l’entremetteur est fantaisiste.

En fait, il s’avère très difficile de trouver un nouveau travail, les entreprises ne voulant pas prendre la responsabilité d’employer directement (sans l’intermédiaire d’un entremetteur) des étrangers n’ayant qu’un visa de touriste. Restés quelques jours chez moi par la force des choses, les trois hommes me parlent de leurs conditions de vie à Penang, me montrent des photos de leurs maisons, et je me rends compte qu’ils peuvent vivre convenablement dans leur pays. Je leur fais part de mon sentiment, et finalement ils décident de rentrer chez eux. Je continue à penser que c’était pour eux la meilleure solution.

Ce fait renvoie à la question: qui sont ces étrangers qui viennent travailler au Japon, et pourquoi viennent-ils? On y reviendra. Il aide aussi à comprendre l’importance des réseaux établis, en particulier à l’échelle des régions, entre les groupes très divers qui essaient de dépanner les travailleurs étrangers en difficulté. La centralisation des informations, la mise en rapport avec des avocats, des médecins, des entreprises, des compagnies d’assurances, des organismes qui se prêtent à une collaboration, l’échange de documents, la tenue de rencontres régulières, sont de précieux services rendus.

Cependant, dépanner, c’est bien, mais jusqu’où aller sans s’épuiser soi-même à la tâche, sans en faire “trop” pour des amis étrangers qui doivent tout de même le plus possible prendre leur sort en main? La bonne volonté, même bien organisée, ne suffit pas. Il faut encore s’interroger sur la structure qui porte le mouvement migratoire en cours et sur son avenir.

Japon et Japonais dans leur relation avec les travailleurs étrangers

Si les Japonais, des “îliens”, héritiers d’une longue tradition de repli du pays sur lui-même, ont peut-être plus de mal que d’autres à s’ouvrir aux étrangers, il m’arrive d’être admiratif en constatant la cordialité des rapports qui peuvent s’établir avec le temps quand les uns et les autres ont vraiment la possibilité de se rencontrer et d’échanger. L’obstacle prinicpal est qu’il est très difficile de réunir les conditions favorables à de telles rencontres.

Par ailleurs, il faut reconnaître la qualité d’écoute, l’honnêteté de l’information, la sympathie compréhensive dont témoignent de nombreux articles dans la presse et même certains reportages à la télévision.

Cependant, on doit constater en même temps que les médias jouent un rôle extrêmement ambigu. En effet, ces articles sont à aller chercher dans les pages “sérieuses” des journaux et ces reportages passent à la télévision à des heures tardives. Par contre, les informations concernant les étrangers qui paraissent à la une des journaux, télévisés ou autres, contribuent le plus souvent à donner une image négative des travailleurs immigrés: bagarres, assassinats, faux billets de banque, faux passeports, viols, etc.

La conséquence en est une dégradation progressive de leur image dans l’opinion publique. Dans le département du Saitama où j’habite, des rumeurs, que la police elle-même reconnaît être sans fondement, ne cessent de reparaître sur le danger que représentent les étrangers pour les femmes circulant seules la nuit. Il est devenu pratiquement impossible à un Asiatique étranger de trouver par lui-même un appartement à louer. Récemment, alors que, dans le train, je venais de m’asseoir près d’un Africain noir, il me dit: “Vous n’avez pas peur?” Voyant mon étonnement, il ajoute: “Vous savez, personne ici ne s’asseoit auprès de moi. Les gens préfèrent rester debout”.

La politique qui favorise ouvertement les Nikkeijin au détriment des autres travailleurs étrangers a des relents de racisme. Et n’ont pas manqué ces derniers temps les déclarations d’hommes politiques, comptant parmi les plus influents, sur les effets néfastes des mélanges de races. Ces déclarations ont eu un écho beaucoup plus grand dans des pays étrangers, telle l’Amérique, qu’au Japon lui-même où elles ont tout juste soulevé quelques bulles.

Cependant, ces données propres au Japon ne suffisent pas à expliquer les comportements et la politique actuels à l’égard des ouvriers étrangers. Il me paraît très significatif, par exemple, que l’argument tout de suite avancé pour les justifier est que le Japon doit éviter à tout prix de devenir “comme l’Allemagne ou la France qui sont empêtrées dans leurs problèmes d’étrangers

En réalité, la situation actuelle du Japon n’est pas du tout comparable. Les seuls étrangers qui pourraient y poser un jour un grave problème d’insertion sociale sont les 2 ou 300 000 Asiatiques et Africains entrés au cours des six dernières années. Or, ceux qui, parmi eux, possèdent un permis de séjour, ne l’ont que pour un temps très limité. Et on ne voit vraiment pas en quoi une régularisation de la situation (une “amnistie” dit-on encore ici) de ceux qui sont sans visa et sans permis de travail pourrait compromettre l’avenir, quand on considère que le gouvernement a toute latitude pour limiter en temps et en nombre les permis de séjour.

Il y a cependant un fondement plus ou moins voilé à la peur d’être un jour “envahi”. On a beau répéter que ce qui attire les étrangers, c’est la richesse du Japon et la possibilité d’y faire beaucoup d’argent, sans même qu’on fasse allusion à l’ampleur croissante du chômage dans la plupart des pays d’où ils viennent, on n’ignore pas tout-à-fait que c’est là le fond du problème.

Il faut voir, par exemple, l’espèce de panique qui saisit les autorités quand apparaissent sur les côtes (encore ces jours-ci, mi-mai 1992) de ces “boat-people” venus de Chine: “réfugiés économiques” qu’on s’empresse de refouler chez eux. Ne parle-t-on pas de plus de 100 millions de gens sans travail, 200 millions peut-être dans quelques années, sur le continent d’en-face?

C’est plus que tout, la structure même de l’économie libérale détruisant aujourd’hui, surtout à l’échelle mondiale, beaucoup plus d’emplois qu’elle n’en crée, qui est responsable, au Japon aussi, de la peur du travailleur étranger. C’est vraiment faute de pouvoir s’en passer qu’on tolère sa présence, et on tient à pouvoir s’en débarrasser dès que, éventuellement, on n’aura plus besoin de lui. Il faut à tout prix contenir la pression de plus en plus forte que les “sans travail” des pays pauvres exercent aux frontières des pays riches.

Travailleurs étrangers: qui sont-ils et quel peut-être leur avenir?

Au cours de l’année 1991, les services de l’Immigration ont refusé l’entrée dans le pays à 20 729 étrangers arrivés dans les aéroports en touristes, parce qu’ils ont été suspectés de venir y chercher du travail (11). Un éventail étonnant de 82 nationalités représentées. En tête: 7 315 Iraniens, 5 876 Thaïlandais, 3 802 Malaisiens, mais aussi quelques citoyens de la Barbade et du Lesotho.

Il ne fait guère de doute que le Japon serait vite “envahi” aujourd’hui s’il ouvrait largement ses portes à l’immigration. Et sans avoir de statistiques sur le sujet, il apparaît qu’une grande partie des migrants viennent de milieux relativement privilégiés dans leur pays. Outre la débrouillardise, il faut disposer d’un capital relativement important au départ pour envisager le voyage au Japon. D’autre part, le principal critère de l’Immigration pour refouler les étrangers à leur arrivée semble bien être la somme d’argent dont ces derniers disposent: moins on en a et moins on a de chances d’entrer, car on est alors davantage suspect de ne pas être un vrai touriste.

Sans doute n’est-ce pas là une raison pour refuser à ceux qui sont là le soutien qu’on peut leur apporter, mais comment, encore, ne pas se poser des questions pour tenter de discerner quelles sont les véritables priorités aujourd’hui?

Derrière le petit nombre de ceux qui sont là, il y a la foule innombrable, en augmentation rapide, de ceux qui sont sans travail et sans ressources dans leur propre pays. Que faire pour eux? N’est-il pas tout à fait vain de penser qu’ils puissent trouver leur salut dans l’émigration?

D’ailleurs, quel peut être l’avenir de ceux-là mêmes qui travaillent aujourd’hui au Japon? Certes, les milieux d’affaires et les experts en économie, inquiets du vieillissement rapide de la population japonaise, estiment qu’on aura de plus en plus besoin des services des travailleurs étrangers, mais c’est là supposer que la croissance ne s’essouffle pas trop dans les années qui viennent: rien n’est moins sûr!

La société s’avère, par ailleurs, de plus en plus irrespirable pour beaucoup de travailleurs étrangers. Un prêtre japonais, le Père Ishikawa, qui, depuis leur arrivée, travaille au service des réfugiés vietnamiens, vient de fonder un centre pour ceux qui sont en dépression, des jeunes en particulier. On signale des cas semblables un peu partout. J’ai dû moi-même recourir au service d’un avocat pour défendre les droits d’un jeune Brésilien qui, épuisé par 12h de travail par jour, s’était soudain jeté contre un camion qui passait.

Les Japonais eux-mêmes, tout entiers mobilisés au service d’intérêts économiques destructeurs de l’homme autant que de la nature, respirent de plus en plus mal dans leur propre société. Comment pourraient donc s’y faire des gens d’autres cultures qui se trouvent “rapportés” là uniquement comme des rouages devenus indispensables au fonctionnement du système économique?

La seule véritable solution, à longue échéance, serait que les hommes puissent, dans leur ensemble, trouver du travail dans leur propre pays. Mais cela suppose une toute autre organisation de l’économie mondiale et des rapports internationaux. Difficile? Le premier pas à faire ne serait-il pas de cesser de fermer les yeux sur l’urgence où nous sommes d’un tel changement?

L’accueil des travailleurs étrangers dans les communautés chrétiennes

Dans l’ensemble du pays, les chrétiens sont nombreux dans les associations qui se dépensent pour répondre aux appels des immigrés. Parmi ces derniers, ceux qui sont chrétiens se retrouvent en assez grand nombre dans les églises le dimanche. Il y a même des paroisses où ce nombre dépasse celui des chrétiens du lieu, au point que leur présence peut être perçue comme “écrasante”. Il faut dire que les communautés chrétiennes au Japon ne réunissent souvent que quelques dizaines de personnes le dimanche.

Ce sont les Philippins qui se présentent en plus grand nombre. Après eux viennent les Latino-américains. Parmi eux, les Brésiliens: ils sont peut-être aujourd’hui au Japon une centaine de mille ayant reçu le baptême, mais dans leur grande majorité, faute d’avoir reçu un minimum de formation chrétienne, ils ne paraissent guère dans les églises, même quand ils vont dans les paroisses pour y étudier le japonais. Proportionnellement, il semble que les Péruviens y viennent plus nombreux.

Ensuite on trouve des Coréens, des Vietnamiens, puis, beaucoup moins nombreux, des chrétiens d’autres pays d’Amérique latine, d’Asie, voire d’Afrique. Pour Noël à Tokorozawa, une douzaine de nationalités étaient représentées.

Quel accueil leur faire, compte tenu des barrières que représentent les différences de langue? Sans pouvoir entrer dans les détails, voici quelques types de réponses apportées.

Assez tôt, surtout dans les grandes villes, des messes ont été célébrées en tagalog (pour les Philippins), en portugais (pour les Brésiliens), en espagnol (pour les autres Latino-américains). La liturgie est alors toute entière célébrée dans la langue des participants, et les échanges entre eux sont largement facilités.

Mais, outre que les célébrants sont difficiles à trouver pour ces messes, la question demeure: comment favoriser la rencontre et la communion entre chrétiens japonais et chrétiens étrangers?

Une réponse assez largement répandue est celle des “messes en anglais”, cette langue étant supposée la plus commune entre les étrangers eux-même et avec les Japonais. A la pratique, on s’aperçoit que, sans parler des Latino-américains, peu d’Asiatiques savent l’anglais, même parmi les Philippins. Et les Japonais viennent peu à ces messes.

En fait, beaucoup d’étrangers participent à la messe paroissiale du dimanche célébrée, bien sûr, en japonais. Par la force des choses sans doute, mais l’expérience montre que c’est peut-être encore la meilleure solution, à condition de faire le maximum pour faciliter leur participation: accueil, présentation à la communauté, remise des textes du jour en leur langue et, quand c’est faisable, un chant, une prière également en leur langue. Avec le temps, des contacts se prennent avec les chrétiens japonais, grâce par exemple à des étrangères mariées avec des Japonais et devenues bilingues.

Cette présence d’étrangers peut, me semble-t-il, être très bénéfique à une communauté chrétienne, en particulier par les prises de conscience qu’elle oblige les gens à faire. Certains découvrent que ces Philippins ou autres, qu’on dit paresseux, travaillent “mieux que les Japonais”. On découvre un peu, à travers eux, le drame vécu par tant de pays pauvres et on s’interroge sur la responsabilité des entreprises japonaises, sur l’utilisation de “l’aide au développement”, sur les multiples formes de gaspillage qui sont devenues “naturelles” ici. Certains passent à l’action, accueillant des étrangers en panne de logement, les aidant à trouver un travail, leur servant d’interprète à l’occasion.

Cependant, les problèmes aussi ne manquent pas. Surtout dans les paroisses où les étrangers sont nombreux et où le prêtre essaie de faire le maximum pour eux (ce qui lui prend alors beaucoup de temps), des gens se plaignent que la paroisse n’est plus la leur, mais celle des étrangers. Et c’est un fait que ceux-ci deviennent parfois envahissants, que certains d’entre eux ont une mentalité d'”assistés”, que l’accueil n’est pas facile dans un monde où les gens ont souvent un emploi du temps très chargé. Et, il faut bien le dire, ne serait-ce que par leur type de construction, beaucoup de nos paroisses ne sont pas faites pour accueillir les gens “hors-cadre” ou les paumés.

Ce rapide survol de la situation des travailleurs étrangers au Japon est très insuffisant. Si les articles et les livres qui paraissent sur la question sont nombreux, les vues d’ensemble manquent et ne sont peut-être pas possibles. J’ai essayé d’être aussi objectif que faire se peut, mais la réalité m’échappe certainement par bien des côtés. La part de l’expérience et de l’interprétation personnelles est sans doute trop grande, mais comment faire autrement?

* [NDLR. L’auteur de ce dossier, le P. Eugène Juguet, des Missions Etrangères de Paris, est missionnaire au Japon depuis de très nombreuses années. Il est aussi l’auteur d’un livre intitulé ‘Le prix de la liberté’, qui vient de paraître aux éditions Karthala à Paris, en mai 1992.