Eglises d'Asie

LE MOUVEMENT DE RENOUVEAU ISLAMIQUE

Publié le 18/03/2010




Quelle est l’attitude chrétienne?

par Victor I. Tanja

Alvin Toffler déclare dans plusieurs écrits qu’au XXIème siècle, le rôle de la religion deviendra plus important encore pour fixer le sens de la vie de l’homme. Il note cependant que ce qui va revivre, ce n’est pas la religion dans sa réalité institutionnelle, mais plutôt une intériorisation de l’expérience religieuse sous forme de culte. La religion aura donc un caractère plus individuel, mais aussi plus fanatique et donc plus agressif et plus militant.

Aujourd’hui déjà, c’est sous ce jour, comme un mouvement politique et spirituel agressif, qu’est perçu l’islam, surtout dans le monde chrétien occidental qui le ressent comme s’affrontant à la civilisation occidentale chrétienne. Cette analyse se fait généralement à partir d’événements politiques récents survenus dans certains pays musulmans, tels que la révolution islamique en Iran (Shiah), les activités du FIS en Algérie, ou les tensions causées en Egypte par les Frères musulmans (sunnites). Le radicalisme libyen, les problèmes de la Palestine et quelques actions dures en Asie Mineure et ailleurs font peur et donnent des inquiétudes. On en conclut que, dans le monde entier, l’islam veut aujourd’hui se montrer comme une force religieuse et politique. Cette analyse fausse le regard que porte le christianisme occidental sur l’islam, et suscite à l’égard de celui-ci une attitude antagoniste. La cause de cette attitude est à chercher dans le regard négatif qu’on a porté sur la révolution en Iran. Mais un autre facteur a marqué aussi les relations entre l’Occident chrétien et l’islam, c’est le poids historique que représentent les croisades.

C’est donc dans un contexte d’incompréhension et d’opposition que sont distribuées la majorité des informations des médias mondiaux sur les mouvements de renouveau islamique depuis les années 70. Les grands titres de la presse montent en épingle, d’une façon exagérée, l’attitude fanatique des tenants du puritanisme musulman, et l’agressivité qui qui se manifeste dans tout mouvement de renouveau islamique.

Il en est de même du regard que porte l’Occident chrétien sur l’action des groupes missionnaires musulmans. A lire ou entendre certains médias, le monde occidental chrétien situe souvent l’action de ces groupes dans la ligne d’un renouveau politique islamique, qui représenterait une menace pour la continuité de l’organisation politique des pays modernes, fondée sur les valeurs culturelles de l’Occident. Beaucoup de spécialistes occidentaux des affaires politiques qui pensent que ce mouvement de propagation religieuse est la cause profonde de la révolution en Iran.

Aux Philippines, par exemple, l’aspiration à l’autonomie politique de la communauté musulmane qui se trouve au sud du pays, et les efforts des Moro pour créer une nation indépendante, sont considérés comme une résurrection de la force politique de l’islam.

L’Asie du Sud-est

Bien qu’en vérité, nous parlions ici du mouvement de renouveau de l’islam en général, il semble important de concentrer l’attention sur ce qui s’est passé en Asie du Sud-est. Une première remarque à ce sujet : ce que nous observons et désignons comme mouvement de renouveau de l’islam, possède une signification plus large que celle qui lui est donnée par les médias européens qui l’identifient souvent à un mouvement fondamentaliste. Le concept de “fondamentalisme” a en réalité sa racine dans la théologie chrétienne. Il découle de la lecture littérale de la Bible. Les mouvements de renouveau islamique ne se développent pas toujours de cette façon. Par exemple, aux dires des médias occidentaux, la révolution islamique irannienne aurait été dirigée par le groupe fondamentaliste. Or l’enseignement shiah, en général, refuse d’interpréter le Coran de façon littérale ; il est plutôt favorable à une exégèse du sens et à une interprétation rationnelle. Voilà une bonne raison pour les musulmans de refuser que le renouveau islamique soit qualifié de “fondamentaliste”.

Le mouvement de renouveau de l’islam prend des formes et des visages différents selon les régions de l’Asie du Sud-est. Mon exposé présentera seulement quelques aspects qui paraissent plus importants. Le renouveau de l’islam est caractérisé par le refus ferme et tranché de l’idée occidentale d'”Etat-nation” et de toutes ses conséquences. cette idée contredit la notion islamique de , c’est-à-dire de la communauté islamique universelle, qui n’est pas limitée par les frontières des nations ou des pays, et dont l’existence ne peut être garantie que par un gouvernement fondé sur la loi de l’islam.

Le mouvement pour la formation d’une nation islamique s’efforce donc d’organiser un Etat islamique, régi par la loi de l’islam, la loi coranique. Et parce que la loi coranique est basée sur une révélation, elle ne peut accepter ni additions ni modifications. Elle ne peut être qu’observée. L’observation de la loi révélée ne permet qu’une interprétation juridique, et n’autorise aucune innovation. Le responsable de cette nation islamique (khalifah) ne peut qu’entériner cette interprétation et assurer l’accomplissement de la loi coranique grâce à laquelle seront entretenues l’intégrité et la vie morale des fidèles. Cela signifie que le khalifah accomplira sa fonction de chef de gouvernement dans un cadre juridique fixé avant lui et qui ne peut jamais donner lieu à revendication. Tel est, semble-t-il, le point de vue généralement suivi par les chefs de file du mouvement pour la formation d’une nation islamique. Selon eux, ce gouvernement idéal a existé durant la période des quatre premiers khalifah, c’est-à-dire: Abu Bakar (632-634), Umar (634-644) Uthman (644-656) et Ali (656-661).

Le renouveau islamique qui s’est souvent manifesté comme un mouvement radical, a été généralement inspiré par un courant de renaissance de la pensée chez ceux qui ont voulu que l’islam soit interprété comme l’avaient compris les quatre Khalifah déjà mentionnés.

Cet esprit de renouveau se développa ensuite dans ce qu’on appelle le mouvement de la Salafiyya, sous l’autorité de Rashid Rida, qui milita spécialement pour un retour sérieux à l’enseignement du Coran et des Hadith, afin de purifier l’islam des erreurs et des déviations qui l’entachaient.

Rashid Rida fut un élève de Muhammad Abduh, grand réformateur égyptien qui proposa de faire montre de liberté d’esprit et de jugement personnel, ou “ijtihad”, dans la lecture et l’interprétation des enseignements du Coran et des Traditions qui n’ont pas de rapport direct avec la profession de foi elle-même.

Cette vue s’applique aux questions de propagation de la foi que nous avons mentionnées plus haut. La propagation de la foi ne se limite pas aux sermons qui répandent l’enseignement de l’islam. Le mouvement de renouveau recouvre en fait tous les aspects de la vie qui sont susceptibles de fortifier l’unité des fidèles. Il est investi d’une mission d’appel aux hommes, pour qu’ils fassent le bien et évitent le mal (amar ma’ruf nahi munkar).

Tel qu’il est compris ici, le sens de la mission contient en germe la notion de “guerre sainte”( dans le sens de faire effort), et conduit naturellement à la notion de pouvoir politique. Mais, en pratique, ce qui est premier, ce n’est pas la prise en main du pouvoir, mais l’obligation d’observer la loi morale éternelle. On fait la guerre contre ceux qui ne se soumettent pas à la loi morale parce qu’ils se conduisent en infidèles.

Plusieurs courants islamiques, en Asie du Sud-est comme dans les autres pays musulmans, comprennent autrement le renouveau de l’islam à l’époque moderne. Certains l’imaginent à travers le triomphe de l’islam aux temps anciens, et désirent à tout prix revenir à l’atmosphère de la vie du temps du prophète et des quatre premiers khalifah.

D’autres toutefois s’efforcent de chercher des modalités différentes afin de développer un enseignement islamique en harmonie avec les nécessités de l’ère industrielle moderne. Pour eux, la loi coranique s’interprète selon les théories de la connaissance scientifique moderne. Une autre tendance de renouveau défend, avec obstination, la vérité de l’enseignement de l’islam face au courant communiste et laïque. Elle a une influence assez large en Asie du sud-est.

Quelques caractéristiques particulières

Les mouvements de renouveau islamique en Asie du Sud-est sont influencés par la situation mondiale. D’un ensemble complexe nous ne retiendrons que quatre caractéristiques particulières.

1/ Ces mouvements, derrière un aspect agressif et militant, ne représentent en fait qu’une petite minorité de la communauté islamique, et peu de fidèles sont influencés par eux. La majorité des groupes musulmans d’Asie sont de fidèles pratiquants, mais ils ne possèdent pas une intelligence solide de l’enseignement islamique, et surtout beaucoup d’entre eux ne comprennent pas la langue arabe. En Indonésie, plus particulièrement, ils appartiennent à l’islam javanais non pratiquant, hétérodoxe, pour emprunter le terme employé par Clifford Geertz. Tout en se disant musulmans, ils s’adonnent à des pratiques syncrétistes mêlées de croyances populaires locales. Ils ne reflètent pas le type du musulman tel que l’Occident l’imagine.

2/ L’influence du mouvement du renouveau est davantage perceptible dans certaines classes sociales, surtout dans la classe moyenne urbanisée, parmi les commerçants et les chefs d’entreprise. Ces derniers temps, très nombreux sont les jeunes, les étudiants, les gens cultivés, les intellectuels qui s’associent à ce mouvement à cause de son enseignement sur la vie morale moderne en général. Par réaction contre l’hédonisme et le matérialisme ambiants, se produit un sursaut moral.

3/ La troisième caractéristique du mouvement est la rareté des contacts entre les différents groupes. Les facteurs ethniques et géographiques rendent l’unité difficile. On voit cela en Indonésie, et aussi aux Philippines, par exemple dans les tribus musulmanes de Mindanao. Cette division entre les tribus est le premier obstacle à leurs aspirations autonomistes.

Il faut noter aussi que la situation explosive de Mindanao est exploitée par le gouvernement de la Libye sous l’autorité de Qaddafi, non pas dans l’intérêt des musulmans des Philippines, mais plutôt pour donner corps à la vision politique du colonel Qaddafi. C’est devenu l’obstacle principal sur le chemin de l’autonomie vis-à-vis de Manille.

4/ Le plus important, c’est qu’en dépit de sa coloration politique, la première préoccupation du mouvement porte sur les problèmes socio-économiques et moraux. Par conséquent, le combat politique est uniquement perçu comme moyen de parvenir à l’amélioration des conditions morales et socio-économiques.

L’objectif ultime véritable est un peuple de haute qualité morale se composant d’hommes pieux et dévots qui connaissent mieux l’enseignement de l’islam.

S’ils observent les caractéristiques du mouvement de renouveau de l’islam, tel que nous venons de le décrire, les fidèles des autres religions, en particulier les chrétiens d’Asie du Sud-est n’ont aucune raison d’être inquiets et de craindre l’avènement d’un Etat islamique qui ferait des chrétiens un groupe minoritaire opprimé ou bien des citoyens de seconde zone.

Pour comprendre les problèmes de l’islam en Asie du Sud-est, nous devons aussi le comparer aux problèmes qui se posent dans le monde entier. A cet égard, il nous paraît important de signaler trois éléments :

a/ Le mouvement du renouveau de l’islam n’est pas quelque chose qui est apparu subitement. Ce n’est pas d’hier que datent les efforts consentis par le monde islamique pour proposer ses valeurs propres et contre-balancer ainsi le colonialisme occidental chrétien. Cela met en évidence que l’islam est une religion mondiale en plein développement.

b/ Les conflits armés du Moyen-Orient, les problèmes de la Palestine ont déjà transformé l’image et la perception de l’islam à travers le monde. Les insurrections Moro aux Philippines et malaise au sud de la Thaïlande apparaissent comme des luttes de ces peuples pour obtenir la reconnaissance de leur existence et de leur dignité.

c/ L’embargo pétrolier de 1973 a montré que les musulmans possèdent une force non négligeable et ils ont réussi à créer une force susceptible d’assurer leur destin politique.

L’attitude chrétienne

En vérité, il est pour moi difficile de définir exactement l’attitude des chrétiens. Parce que le christianisme, pas plus que les autres religions, n’a pas partout la même unité monolithique, ni des attitudes religieuses identiques dans le monde entier. J’exposerai donc mon point de vue personnel, mais comme quelqu’un qui vit depuis longtemps ces problèmes à l’intérieur de la religion chrétienne.

Lorsque l’islam est apparu comme religion mondiale, il s’est heurté à deux puissances religieuses et politiques qui faisaient figure de superpuissances dans la région du Moyen-Orient : la Perse et Byzance. Byzance était un empire mondial, et la religion chrétienne grecque orthodoxe y était religion d’Etat. La religion chrétienne copte d’Egypte et la religion nestorienne de Syrie étaient alors considérées comme des doctrines erronées, bien qu’elles fussent des religions populaires pratiquées par les autochtones. Plus tard, elles seront persécutées par les Byzantins, envahisseurs qui appartenaient pourtant à la religion chrétienne.

L’arrivée et le succès de l’islam dans cette région, sa victoire sur Byzance, eurent d’importantes répercussions, car les deux communautés chrétiennes d’Egypte et de Syrie reçurent les musulmans comme des libérateurs. Nous savons que les croisades furent lancées plus tard à cause de la défaite de Byzance et de l’occupation de Jérusalem par les musulmans. Cet événement a eu une grande influence sur le regard des chrétiens occidentaux sur l’islam. C’est en général une vision négative qui considère l’islam comme une puissance antichrétienne menaçant l’existence de la religion chrétienne. La chrétienté d’Asie du sud-est est née de la chrétienté occidentale qui lui a transmis cette vision négative de l’islam, qui reste sienne aujourd’hui.

C’est pourquoi, ce monde islamique, qui a pris de l’extension, se heurte en milieu chrétien à une image négative sur le plan théologique. Ajoutons à cela l’expérience historique du colonialisme occidental. Il faut se souvenir que la présence des puissances coloniales en Asie, en Afrique et en Amérique Latine était celle de puissances politiques plutôt que religieuses comme du temps des croisades.

Dans ce contexte et dans ce climat de renouveau islamique, la meilleure solution pour les chrétiens est de réorienter leur recherche théologique. Il faudrait que d’une vision politique agressive de confrontation, ils passent à une vision de foi fraternelle et à une attitude de dialogue. Dans l’histoire, l’islam apparait comme une religion “post-chrétienne”, une puissance qui a germé historiquement sur un champ d’influence chrétienne. C’est pourquoi beaucoup de points de l’enseignement islamique, comme le prophétisme, le jugement dernier, les livres saints, sont considérés dans les milieux musulmans comme favorables à une réconciliation. En ces domaines, en effet, l’islam ne se sépare pas essentiellement du christianisme. Dans l’islam comme chez les chrétiens et les juifs, on reconnaît Abraham comme un grand homme de foi.

Au-delà du langage négatif que l’on entend le plus souvent, la théologie de l’islam, est au fond, comme la chrétienne et la juive, une théologie inclusive. Cela veut dire que, sur le plan de la foi, l’islam est obligé de faire entrer plusieurs vérités chrétiennes et juives dans tout dialogue, pour chercher la vérité de l’enseignement de l’islam. Ici il y a un désir théologal profond, et l’enseignement musulman y consent : bien que les gens soient de religion différente, tous, aux yeux de Dieu, appartiennent à la même famille.

Et dans l’accomplissement de cette tâche familiale universelle, l’islam en tant que religion peut avoir un rôle très honorable et noble qui sera reconnu par tous les hommes. Au nom du même principe, il faut donc que les chrétiens adoptent une attitude concrète de dialogue et de communication :

– parler avec les musulmans voudra dire qu’il faut parler avec eux des problèmes que l’humanité affronte, comme la pauvreté, l’inculture, le sous-développement, l’injustice, la démocratie, le pluralisme. Ici apparaît de façon claire et vraie le concept musulman de l’humanité comme “khalifahtullah” et le concept chrétien de l’homme “image de Dieu”.

– pour accomplir cette noble tâche, il faut qu’il y ait, entre les fidèles des deux religions, une amitié humaine et une communauté de partage dans le souci des autres.

– le premier devoir de l’Eglise en milieu islamique n’est autre que de former des membres pour jouer un rôle si noble.

Conclusion

Les musulmans comme les chrétiens doivent faire effort pour vivre et travailler ensemble et contribuer à l’avènement d’une société humaine, qui vivra dans la paix et le bonheur (chrétiens) ou le Salam (musulman). Il nous faut certes reconnaître nos différences, mais reconnaître aussi avec courage notre ressemblance humaine, nous qui avons un engagement commun pour faire progresser les valeurs humaines universelles, sans regarder les différences de races, de religion, d’ethnie ou d’origine, car, tant chez les musulmans que chez les chrétiens, c’est la pratique religieuse qui est importante. Dans cette façon de penser, les différences qu’il y a entre nous ne doivent pas devenir des motifs de conflit, il faut au contraire qu’elles deviennent grâce pour le monde. Que ce mouvement de renouveau de l’islam ne soit plus considéré comme une menace, mais qu’il devienne pour nous tous une raison de mieux nous connaître.

Nous voyons des points communs chez les musulmans et chez les chrétiens pour vivre ensemble dans la paix et une mutuelle compréhension toujours plus forte. Bien plus, il y a chez les uns et les autres la même opposition à la tyrannie sous toutes ses formes. Ils mènent ensemble le même combat pour une société démocratique, pluraliste, dans un climat d’ouverture et libre de toute contrainte, ainsi que pour un juste partage des biens dans une libre économie de marché. Il reste encore beaucoup de choses que les chrétiens et les musulmans peuvent faire ensemble pour le bien de l’humanité.