Eglises d'Asie

LES RACINES DE LA VIOLENCE A MINDANAO

Publié le 18/03/2010




Pourquoi les violences entre chrétiens et musulmans se multiplient-elles sur l’île de Mindanao, au sud des Philippines ? Au cours des derniers mois : l’assassinat en mai du P. Salvatore Carzedda, PIME, un attentat à l’explosif en plein marché à la fin de juillet, la tuerie de la cathédrale de Pilar en août, l’assassinat d’un pasteur protestant en septembre, une voiture chargée de passagers dynamitée au début d’octobre (2).

Il est difficile de répondre à la question en renonçant à descendre dans des détails qui pourraient susciter l’incompréhension à cause de la délicatesse du sujet ou parce qu’il manque certaines preuves pour qu’on puisse conclure à partir d’une analyse complète de la situation.

Avant tout, beaucoup de musulmans des Philippines ne se sentent pas Philippins. Les “Philippins”, disent-ils, sont ceux qui ont été conquis par les troupes du roi Philippe II d’Espagne, puis par les colonisateurs espagnols en lutte pendant plus de trois siècles contre les musulmans. L’arrivée des Etats-Unis à la fin du siècle dernier n’a pas apporté de changement substantiel jusqu’à la création de la République des Philippines en 1948, même si beaucoup de musulmans ont cédé à la politique de séduction des Américains. Ceux-ci ont favorisé la migration de groupes chrétiens du Nord vers le Sud des Philippines, où ils ont occupé ou acheté à bas prix les terres des musulmans et des tribus. De plus, les Américains ont encouragé la venue dans le pays de groupes protestants américains afin de mieux contrôler les populations chrétiennes en majorité catholiques constituées sous les Espagnols.

Après 1948, une vingtaine d’années se sont écoulées pendant lesquelles la population musulmane est restée apparemment soumise au nouveau gouvernement, grâce en partie aux avantages qu’il accorda aux dirigeants musulmans en contrepartie de son contrôle sur eux. Cette période vit se développer une forme de fatalisme qui faisait accepter aux adeptes de l’islam leur position minoritaire dans un pays à majorité chrétienne, contrôlé par un pouvoir central lointain, à Manille. A cette époque, disent aujourd’hui les vieux chrétiens, le pays était calme, les rapports entre musulmans et chrétiens étaient bons : on pouvait dormir en laissant sa porte ouverte ou se promener sans danger en pleine nuit. Ces souvenirs sont véridiques, mais il faut ajouter qu’alors, le niveau d’instruction des musulmans était très bas, que les rapports de la communauté musulmane avec le monde islamique étaient rares et que l’esprit nationaliste n’avait pas encore créé des situations de grave rupture avec les étrangers, spécialement les Américains, qui commençaient à introduire leurs multinationales dans les secteurs-clés de l’économie du pays.

Au cours des deux décennies suivantes, après 1968, l’influence de l’idéologie communiste et de la révolution chinoise de Mao ont suscité des mouvements nationalistes et éveillé dans le pays deux espérances révolutionnaires : l'”Armée du peuple nouveau”, formée surtout de chrétiens, et le “Front de libération nationale moro” (FLNM), qui rassembla surtout des musulmans. La même matrice idéologique poussait les deux groupes à la révolution : lutter contre le gouvernement pour les droits des masses. Mais ils surgissaient des cendres de situations historiques différentes. Chez les musulmans de Mindanao, en particulier, les deux groupes se sont trouvés unis pour revendiquer leurs droits.

La lutte fut sanglante. Les violences et les massacres atteignirent leur paroxysme en 1972-1975, quand se formèrent des groupes chrétiens fanatiques (ilaga) contre les musulmans et, pour leur riposter, des groupes de fanatiques musulmans (barakutas). On compta en cette période plus de 100 000 victimes et 500 000 réfugiés. Les villages anéantis, les mosquées et les églises détruites ont laissé un sillage de haine qui n’a pas encore disparu.

Ce ne sont pas les accords qui ont manqué, ni les promesses, ni les espoirs. L’accord le plus important fut signé au niveau international, en 1976 à Tripoli, entre les chefs du FLNM, le gouvernement philippin et plusieurs pays musulmans. Depuis, le FLNM s’est appliqué à obtenir une voix officielle dans l'”Organisation de la conférence islamique”, tandis que le gouvernement cherchait à étouffer ses efforts avec l’aide des quelques pays musulmans qui le soutiennent.

La révolution de 1986 et le nouveau gouvernement de Corazon Aquino renouvelèrent l’espoir, sans grands résultats, de sorte que le FLNM se prépare à une nouvelle offensive si le président Ramos ne réussit pas à répondre aux attentes de certains groupes musulmans prêts à lutter encore. Les efforts du gouvernement pour mettre en place un gouvernement autonome à Mindanao, selon les décisions de l’accord de Tripoli, ne satisfont pas certains secteurs musulmans. Le FLNM a d’ailleurs subi des scissions internes et d’autres groupes armés, détachés du groupe initial du FLNM, se sont constitués. Cette évolution favorise le gouvernement sur le plan stratégique, en même temps qu’elle fait apparaître les divisions ethniques des groupes musulmans.

Au seuil de la période qui commence, des éléments nouveaux se font jour. Les communautés musulmanes sont divisées : les unes pour, les autres contre le gouvernement. Un réveil religieux s’est produit, avec des pointes de fanatisme, tant chez les musulmans que chez les chrétiens, qui pourraient conduire à un nouveau conflit.

Au cours de tant de tentatives de dialogue et de paix entre musulmans et catholiques, dans les années 70 et 80, j’ai servi de médiateur entre des groupes de rebelles musulmans et le gouvernement. Cette expérience m’a fait rencontrer des rebelles au fond des forêts, écouter leurs aspirations et m’a révélé à quel point le gouvernement n’a pas encore donné aux groupes musulmans l’attention nécessaire. Le représentant d’un de ces groupes m’a dit un jour : “Tu vois, Père, pour se faire écouter, il ne suffit pas de tuer un individu, il faut faire un massacre, c’est notre seul moyen de forcer l’attention au niveau internationalIl est navrant de penser que tant de violences sont commises simplement pour se faire écouter.

Et il est encore plus navrant qu’on songe à étouffer une violence au moyen d’une autre violence. C’est de ce point de vue qu’il faut déchiffrer les tragiques évènements des derniers mois à Mindanao, où explose un conflit entre chrétiens et musulmans. Si le gouvernement philippin pense résoudre le problème avec ses forces armées, nous vivrons aux Philippines des décennies encore plus terribles que les précédentes. Il faut espérer que ce qui s’est passé jusqu’à présent sera une leçon pour tous ceux qui ont en mains le pouvoir civil, religieux, militaire et économique.

Il est temps de donner plus d’attention aux minorités : les musulmans (environ 4 millions), et les groupes aborigènes (environ 3 millions). Dans la zone musulmane, en particulier, le conflit pourrait entraîner des conséquences aussi graves que celles qui ont marqué le conflit entre Juifs et Palestiniens en Israël.

Le 12 septembre 1992, à Zamboanga, le président Ramos a signé une déclaration de solidarité avec les leaders musulmans et chrétiens. Il faut se demander : “Ce geste de solidarité sera-t-il suivi d’un engagement de paix ou de guerre ?” Car les premiers signaux sont négatifs : le gouvernement a intensifié les efforts militaires plutôt que les efforts de paix.

C’est la communauté internationale qui, à ce point, peut faire quelque chose pour rendre l’espoir à Mindanao. A moins que certains pays de cette communauté n’aient eux-mêmes planifié le conflit des Philippines entre musulmans et chrétiens dans l’idée d’en tirer profit !