Eglises d'Asie

UN TRAIT DISTINCTIF DU SYSTÈME SCOLAIRE VIETNAMIEN : LES COURS PARTICULIERS

Publié le 18/03/2010




« Les cours particuliers sont quelquefois nécessaires – pour les élèves faibles, pour ceux qui désirent acquérir la parfaite maîtrise d’une discipline ou encore pour les candidats à divers concours. Cependant, à cause de leur développement démesuré et des conséquences néfastes qu’ils ont déjà provoquées dans tout le corps enseignant, ils constituent aujourd’hui un phénomène anormal que l’on ne devrait plus tolérer ». Une étude récente parue dans un hebdomadaire de Hô Chi Minh-Ville (1) porte ce très sévère jugement sur un des aspects paradoxaux du système scolaire d’un pays qui se proclame encore socialiste : les cours particuliers. On sait que depuis quelques années, pour compenser les défaillances de l’enseignement officiel qui a abandonné la gratuité de la scolarité, des formes nouvelles d’institutions scolaires, réglementées par les autorités, se sont développées au Vietnam : les écoles privées appelées « écoles fondées par le peuple » et les écoles semi-publiques (2). On connaît moins bien le système d’éducation parallèle apparu spontanément au sein de la société civile comme une sorte de parade à l’impéritie officielle en ce domaine. C’est l’immense réseau des cours particuliers, ce véritable marché noir de l’éducation où les élèves viennent redoubler leurs études, compléter leurs programmes, ou tout simplement acquérir des bases qui ne leur ont pas été fournies dans l’enseignement public, pendant que leurs maîtres y doublent ou triplent leurs revenus.

Un développement malsain

Ce que l’on pourrait appeler « l’enseignement parallèle » présente de très nombreuses formes. Il est quelquefois semi-officiel quand il est organisé à l’intérieur même des écoles (Phu Dao), comme une sorte de rattrapage scolaire, adapté à chaque individu. Il peut être dispensé par un seul maître à de nombreux élèves et ressemble alors beaucoup à un cours privé non déclaré, une « école sans enseigne », selon l’expression consacrée. Mais il peut aussi se présenter comme une sorte de préceptorat. Il s’adresse alors aux familles les plus fortunées.

La majorité des enseignants se livrent désormais à cette activité supplémentaire relativement lucrative. Melle T. institutrice, interrogée par la revue de Saigon, a déclaré: « Parmi mes collègues, je n’en connais aucun qui ne donne point de cours particulier. Personnellement, mon traitement mensuel est de 150 000 dongs (l’équivalent de 14,32$ US)(3). Grâce aux heures supplémentaires, je perçois 200 000 dongs supplémentaires ». Dans la maison familiale de beaucoup de membres de l’enseignement de Hô Chi Minh-Ville, la salle de séjour n’offre désormais ni chaises ni fauteuils aux visiteurs éventuels. Elle n’est meublée que de tables et bancs scolaires. Ainsi, dans le logement de ce professeur de Tan Dinh (4), devenue une école sans enseigne, l’unique pièce de 4m sur 10m a été transformée en une vraie salle de classe, encombrée de bancs, de bureaux et de tableaux noirs. Durant la journée, on peut y voir travailler de nombreux élèves, quelquefois les effectifs d’une véritable classe. Seuls les lits repliés, empilés contre le mur rappellent qu’il s’agit là du logement d’une famille. Il arrive même que les enseignants désirant ouvrir un cours privé soient obligés de louer pour cela des locaux en ville parce qu’ils n’ont pas assez d’espace dans leur propre habitation ou parce qu’ils ne veulent pas troubler l’intimité de leur vie familiale.

Les élèves ne manquent pas. Un enseignant n’a pas besoin de jouir d’une grande renommée pédagogique pour se faire une abondante clientèle, surtout s’il est professeur de mathémathiques, de physique-chimie, ou de langue vivante, tant la demande est abondante. Monsieur T.T.X., professeur dans une grande école du 3ème arrondissement décrit ainsi ses activités: « En dehors des heures de classe de mon école, j’enseigne aussi 8 heures par semaine pour des élèves de la filière « B » (5). A l’école, mon traitement est de 400 000 dongs par mois (un peu plus de 38$ US). Cela ne suffit pas à nourrir ma famille; je dois impérativement ajouter des heures supplémentaires. J’ai ouvert une classe de préparation à l’université qui me rapporte 300 000 dongs par mois. Ailleurs, j’assure un autre cours particulier qui me procure 300 000 dongs. Enfin, je recois encore 80 000 dongs d’un groupe d’élèves auxquels je donne des cours; soit un total qui dépasse largement le million de dongs (l’équivalent de 110$ US) ». C’est à tous les niveaux que la demande de cours particuliers se fait sentir y compris à celui de la classe maternelle. En effet, dès cette classe, les élèves ont besoin de rattrapage scolaire. Pour rentrer en cours élémentaire, il faut déjà connaître les rudiments de l’alphabet, sinon l’élève risque de ne pas suivre et de se trouver obligé, dès la première classe, d’emprunter la filière B, plus chère et réservée aux élèves faibles.

Sous la pression des élèves.

Certes la piètre rémunération réservée aux enseignants incline ces derniers à accepter facilement les offres de cours supplémentaires. Un employé de la voirie de Hô Chi Minh-Ville gagne par mois 100 000 dongs de plus qu’un instituteur. Il ne faudrait cependant pas croire que la généralisation des cours particuliers à Hô Chi Minh-Ville n’a servi qu’à satisfaire les besoins financiers des enseignants. Chacun s’accorde à reconnaître qu’en ce domaine aussi bien les élèves que leurs parents ont exercé une pression considérable sur les maîtres.

Il n’existe pas de statistiques officielles sur le nombre d’élèves qui suivent des cours particuliers à Hô Chi Minh-Ville. Mais on peut penser que ce taux est très important. Dans beaucoup d’écoles semi-publiques (6), des cours de rattrapage scolaire sont organisés par l’école elle-même, et accueillent 85 à 100 % des élèves. Tous les élèves y vont, qu’ils soient faibles ou, au contraire, d’un bon niveau.

Dans les années récentes, une véritable émulation a entraîné tout le monde dans cette course aux cours particuliers et au rattrapage scolaire : aussi bien les élèves que les parents d’élèves et les enseignants. Les écoles elles-mêmes s’y sont mises. Pour les élèves et leurs parents, la pression est en partie psychologique. Ce sont des raisons de prestige qui poussent les écoliers vers ces cours particuliers. Dans l’école, une distinction s’est établie entre les élèves qui suivent des cours particuliers et les autres. Les premiers, pour l’avoir étudié par avance, connaissent déjà le programme des cours. Cet avantage renforce chez les seconds qui se voient défavorisés, le désir de bénéficier, eux aussi, de ce type de cours.

La nécessité d’assurer leur subsistance et celle de leur famille constitue pour les enseignants un motif plus que suffisant pour se lancer dans ces activités supplémentaires. Les écoles et leurs administrations ne sont pas les dernières à encourager ce type d’études privées. Sans compter les avantages financiers qu’ils apportent à l’école, les cours particuliers rehaussent le niveau de l’école, élèvent le taux de réussite aux examens et améliorent la réputation de l’institution. Il n’est pas rare de voir sur les murs des écoles, des affiches portant des inscriptions invitant à suivre tel ou tel cours particulier, en particulier des cours organisés pendant les vacances. Dans une école du premier arrondissement, une affiche annoncant l’ouverture d’un cours d’été, comportait cet avertissement: « Les enseignants ne garantissent pas les résultats scolaires pendant l’année des élèves qui ne suivraient pas ce cours ».

Détérioration de l’image de l’enseignant, inquiétudes pour l’élève

La conséquence la plus fâcheuse de cet état de choses a été très certainement l’usure accélérée du prestige dont jouit traditionnellement l’enseignant au Vietnam. Dans le public, chez les parents d’élèves, les critères d’appréciation de la capacité des maîtres ont maintenant changé. Les membres de l’enseignement sont désormais jugés sur le nombre de classes qu’ils sont capables d’enseigner, sur leur réussite dans la préparation des élèves à divers concours, autant d’aspects non négligeables de leur profession mais qui, autrefois, n’étaient pas considérés comme les plus importants.

La multiplication des cours particuliers a une influence néfaste sur la qualité d’enseignement dispensé, sur la santé et le moral des maîtres. Certains d’entre eux assurent 50 heures (7) par semaine. Le temps leur manque pour préparer le cours, ou tout simplement pour récupérer leurs forces. De plus en plus, le désir d’augmenter leurs gains l’emporte sur les impératifs de leur conscience pédagogique.

Du côté des élèves, les plaintes des parents se multiplient. Une inquiétude se fait jour, dont témoigne éloquemment cette remarque entendue dans la bouche d’un parent d’élève: « Quelle attitude avoir vis-à-vis de ces enfants de neuf ans qui, du matin au soir, ne songent qu’à étudier ou à compléter leurs connaissances par des cours particuliers ? Quel temps leur reste-t-il pour jouer et se reposer ? Comment ne pas éprouver une grande appréhension pour tout ce qui concerne le développement futur de leur psychologie et de leur esprit?