Eglises d'Asie

L’ISLAM EN INDE Après la destruction de la mosquée d’Ayodhya

Publié le 18/03/2010




Le dimanche 6 décembre 1992 est d’emblée devenu pour les médias le “dimanche noir”. Il restera sans aucun doute l’une des dates les plus importantes de l’histoire de l’Inde, en particulier pour les Indiens musulmans. A mesure que la mosquée à trois dômes, construite à l’époque de Babur en 1528-1529, tombait en miettes, le symbolisme de sa disparition prenait plus de relief. Le présent article va tenter de traduire ce symbolisme dans les mots et de l’interpréter. Ce n’est possible que dans le contexte de l’histoire de l’islam en Inde et des manoeuvres qui visent aujourd’hui à s’emparer du pouvoir politique.

Notre première tâche sera de brosser un panorama de l’histoire de l’islam en Inde jusqu’au début des années 80. Cette partie essentiellement descriptive est l’arrière-plan indispensable pour faire voir les événements récents dans leur vraie perspective. Suivra une histoire de la mosquée démolie au cours du “dimanche noir”. De ces descriptions se dégagera le problème auquel font face les musulmans de l’Inde.

(*) Ces pages sont la traduction, établie par nos soins, d’une étude rédigée en anglais à l’intention d’Asie. L’auteur, prêtre de la compagnie de Jésus, exerce son apostolat en Inde depuis plus d’une trentaine d’années. Parmi ses nombreux écrits sur l’histoire de l’islam en Inde citons les deux livres : The way of a Sufi : Sharafuddin Maneri, Delhi, 1987, et The Muslims of India : beliefs and practices, Bangalore, 1988.

I – SURVOL HISTORIQUE

Longtemps avant de devenir musulmans, les marchands arabes ont fréquenté les régions côtières de l’Inde du Sud en quête des épices et autres marchandises qui faisaient la célébrité de l’Inde. Leurs contacts se sont multipliés à partir du milieu du premier siècle grâce à la découverte du rythme saisonnier des vents de mousson. Au lieu d’avoir à serrer la côte, leurs bateaux pouvaient désormais utiliser ces vents pour traverser directement l’Océan indien à l’aller et au retour. Ces marchands arabes devinrent musulmans à partir du septième siècle. Ils continuèrent d’être bien accueillis et certains d’entre eux s’établirent sur place. Ils épousèrent des femmes du pays, qui tout naturellement devinrent musulmanes. Ce fut un processus pacifique, qui a laissé un paisible héritage. En vérité, en l’absence de tout impact soudain, violent, sur la société, il est difficile de donner des détails précis. Qu’il suffise de rappeler que les musulmans du Kerala actuel étaient appelés d’un terme de respect, Mappilas. Quand les Portugais prirent le contrôle de tout le trafic maritime, certains Mappilas déménagèrent vers l’intérieur du pays. Des hindous des basses castes commençèrent à se convertir à l’islam. Le commissaire au recensement de 1881 en a donné un exemple frappant en expliquant la diminution des Cherumans (de 99 000 en 1871 à 64 000 en 1881) par le fait bien connu des conversions à l’Islam (1).

Les conversions en masse des basses castes ont eu des aspects sociaux, culturels et économiques en plus de leur caractère religieux. Les Cherumans et les autres groupes semblables ont assurément eu l’espoir d’une vie meilleure en ce monde autant que du paradis dans l’autre. Le seul mouvement violent notable de l’histoire des Mappilas du Kerala fut la rébellion de 1921 quand, pour faire écho aux sermons enflammés des prédicateurs Khilafat, artisans du maintien du califat turc, ils convertirent de force un certain nombre d’hindous. Le processus ancien et généralement pacifique de conversion a eu pour résultat – il est instructif de l’observer – que les musulmans représentent au Kerala 21 % de la population, et 5 % dans le Tamil Nadu voisin.

L’Inde du nord présente un contraste très net avec cette évolution quasi imperceptible. La province du Sind, dans le Pakistan actuel, fut envahie par les Arabes sous Muhammad bin Qasim en 711 et, dès 724, dirigée par un gouverneur à poigne qui rendait compte à Kufa. Une étude récente de Maclean°2) a montré plusieurs points importants. Il y avait des bouddhistes dans la province, principalement parmi les commerçants des villes. Quand le Sind après la conquête fut intégré dans le réseau commercial de l’islam, ces bouddhistes profitèrent naturellement de la situation nouvelle et leur conversion n’en devint que plus facile. Si complète fut leur conversion que l’Indien moyen serait aujourd’hui fort surpris d’apprendre que des bouddhistes ont autrefois vécu dans le Sind. Il tiendrait pour assuré que tous les habitants de la province étaient hindous.

Il y avait certes des hindous, dominés par une aristocratie brahmane de propriétaires fonciers qui n’avaient nulle envie de perdre leurs droits de propriété et qui résistèrent aux nouveaux venus. Naturellement cette résistance déborda sur le plan religieux. C’est pourquoi il y a encore des hindous dans le Sind, encore qu’en petit nombre. M.L.K. Advani, le dirigeant politique le plus marquant dans l’agitation actuelle, qui a été formé dans une école chrétienne de Karachi, appartient à une famille hindoue réfugiée du Sind. Une donnée statistique extrêmement importante révélée par Maclean est que 63 à 65% des villes et des tribus nommément mentionnées dans les comptes rendus des conquêtes arabes se sont rendues par traité, pas par la force des armes. C’était une tradition des Arabes, renforcée par l’exemple de Mahomet lui-même, que d’observer dans les moindres détails les termes de leurs traités. Tenir la parole donnée était pour eux un point d’honneur.

Lehmann a attiré notre attention sur plusieurs aspects intéressants de la démolition de bâtiments dans le but d’en utiliser les matériaux pour construire des mosquées(3). Des fouilles faites à Banbhore, au Pakistan, ont mis au jour le port médiéval de Daybul, abandonné depuis le treizième siècle. Sa mosquée contient des matériaux qui proviennent de constructions antérieures, mais pas du principal temple shivaïte, transformé en prison après la démolition de sa tour (shikara). Une pierre phallique (lingam) était placée à l’entrée de la mosquée de sorte que les dévots la foulaient aux pieds en entrant. La mosquée fut réparée en 844 et en 906. Elle contient des inscriptions de ce qui deviendra la doctrine sunnite dans les controverses des Mutazilites à la lointaine Bagdad. Les fouilles ont également révélé un temple hindou intact, avec son lingam correctement placé.

Le sort subi par le temple principal de Multan est du plus haut intérêt. Son dépôt d’or fut pris, mais l’édifice a été librement fréquenté pendant plus de deux siècles, source lucrative de revenus pour le pouvoir musulman. Un gouvernant enclin au fanatisme le détruisit en 986.

Laissant derrière nous le Sind du huitième siècle, nous relevons les nombreuses expéditions en Inde, peut-être dix-sept entre 1001 et 1027, de Mahmud de Ghazna. Son principal objectif était de rapporter le maximum de butin. Il dépouilla de ses richesses le temple de Somnath. Il conserva seulement le contrôle du Punjab, qui tomba aux mains des Ghurid. En 1191, Muhammad Ghuri se mit en marche vers l’Est. Arrêté et défait par Prithviraj à Tarain, au nord-ouest de Delhi, il rentra chez lui pour lever une nouvelle armée et tirer profit des leçons apprises de Prithviraj. Il repartit l’année suivante, en 1192, et battit celui-ci sur le même champ de bataille de Tarain. C’était le début de sa domination au nord de l’Inde.

Jusqu’à son assassinat en 1206, il multiplia les raids-éclair dans l’Hindoustan, en personne ou par ses habiles généraux(4). Ses troupes allèrent dans toutes les directions, mais surtout vers l’est. En 1195, Avadh (Ayodhya) et Varanasi (Bénarès) étaient sous un gouverneur turc, Husamuddin Aghul Bek. En 1197, un de ses officiers, Bakhtiyar Khalji, s’empara de Maner, à environ vingt-cinq kilomètres à l’ouest de l’actuelle Patna, capitale de l’Etat du Bihar. En 1199, Odantapuri (Bihar Sharif) fut conquise. Gaya passa bientôt sous son contrôle puis, en 1202, Nadia, où le roi du Sena, Rai Lakhmania, tenait sa cour. Le nord du Bengale fut rapidement submergé. Tout ceci sans une seule rencontre digne d’être appelée bataille, comme s’il avait suffi à Bakhtiyar Khalji d’entrer à la tête de ses troupes pour s’emparer de vastes territoires du Bihar et du Bengale. Il finit par s’étendre à l’excès et fut contraint de se retirer du nord de l’Assam. Le gros de ses soldats périrent en tentant de traverser une rivière près de Gauhati. Une inscription sanscrite rappelle à cet endroit la destruction d’une force Tutushka en mars 1206. Bakhtiyar Khalji tomba malade et fut assassiné par un de ses officiers.

Revenons un instant sur ce procédé de conquête. Il ne fut aucunement un phénomène nouveau, ni en Inde ni dans l’Asie centrale, berceau des Turcs et des autres tribus qui vinrent inonder l’Inde. La conquête ne fut pas un phénomène sporadique, mais bien plutôt une constante : dès qu’un chef avait la haute main sur son groupe, il lui fallait étendre le champ de son pouvoir, rechercher avec ses gens de possibles conquêtes. Le succès ne faisait que creuser ce besoin. La poursuite du pouvoir ne lui faisait plus regarder les autres que pour les asservir, cherchant sans fin à reculer les bornes de son domaine, par la ruse et la fourberie autant que par la force des armes, sous les symboles sacrés autant que profanes. Quand on chevauche un tigre, il est presque impossible d’en descendre. Pour le faire, peu de rois ont eu l’humilité et le courage d’un Ashoka, l’empereur de l’Inde le plus fameux avant le Moyen-Age.

Dans ce contexte la première phase d’expansion : 1192-1206, peut être appelée une conquête militaire. Les récits le montrent très clairement, qui jamais ne font mention de conversion. Ce n’étaient pas les conversions qui faisaient problème, mais l’architecture. On en trouve l’évidence aussi bien à Delhi qu’à Ajmer. A Delhi, la pièce maîtresse du dossier est une mosquée, le Quwat ul-Islam (la puissance de l’islam), avec la tour qui l’accompagne, le Qutb Minar. L’une et l’autre furent commencées par Qutbuddin Aibak, le principal général de Muhammad Ghuri qui, après l’assassinat de son maître en 1206, se proclama sultan de Delhi. Aujourd’hui encore, après tant de siècles, le Qutb Minar reste un ouvrage impressionnant. Des dix inscriptions qu’il porte, six chantent les louanges d’Aibak, de son maître Muhammad Ghuri et d’Iltutmish, le sultan qui acheva l’édifice, quatre seulement sont des versets du Coran. L’orgueilleux message lancé du haut de cette tour sonne haut et clair. L’ironie de tout cela, c’est que l’idée évidemment conçue par les nouveaux maîtres a été en grande partie exécutée par les artisans hindous de la région.

Alors que tous les matériaux de la tour Qutb Minar ont été spécialement extraits et taillés pour elle, une inscription d’un portail de la mosquée rappelle qu’on a utilisé pour la bâtir les matériaux de vingt-sept temples(5). La méthode marquait avec éloquence l’étendue de la victoire, tout en ouvrant d’un coup une source considérable d’approvisionnement pour les matériaux de la mosquée. Et celle-ci a presque certainement été édifiée sur le site de l’un des temples démolis. Là encore, la touche créatrice des artisans hindous se voit dans l’exécution de nombreux éléments du projet.

A la mosquée d’Ajmer les parties inférieures des colonnes sont faites d’éléments spécialement préparés pour elles, tandis que ceux des parties hautes viennent de temples. Il y a plus de cohérence dans le plan de cette mosquée et dans sa construction que dans celle de Delhi. De l’avis de Meister cité par Lehmann, son plafond aussi a été commandé exprès. Il est admirable et rappelle un des plafonds des beaux temples Jaïn du mont Abu. Le talent des tailleurs de pierre hindous a beaucoup contribué à rehausser la beauté du monument. Cette collaboration dans l’architecture allait se poursuivre et peut-être culminer dans le Taj Mahal, que beaucoup regardent comme le plus bel édifice jamais construit par l’homme.

Les inscriptions méritent un dernier commentaire. Elles donnent une place prépondérante, dans les termes les plus extravagants, à la louange des nouveaux maîtres, Qutbuddin Aibak et Iltutmish. Leur message est en réalité spécifique et très personnel, il revient à ceci : “C’est moi votre nouveau patron, tâchez de ne pas l’oublier

Alors qu’autour de Delhi et d’Ajmer et dans l’ouest en général les combats furent féroces, il n’y eut quasiment aucune résistance dans le Bihar et au Bengale. Les Turcs, conduits par Bakhtiyar Khalji, frappèrent de terreur les habitants de la région. Déjà avant cette époque, une inscription sur cuivre en sanscrit trouvée à Maner, qui date de l’an 1126 de l’ère chrétienne, a fait mention du “devoir du Turc”(6). Le mot sanscrit pour Turc est Turushka. C’est le même mot qu’utilise en bonne logique Dharmasvamin, un moine tibétain qui visita le Bihar en 1234-1236, quand il raconte comment les gens s’enfuirent de Vaishali à la nouvelle de l’arrivée d’une armée Turushka, comment la même chose se passa en Nalanda et comment “un jour, on annonça que le Raja (Buddhasena) allait sortir de la forêt” (où il avait fui à l’arrivée des troupes Turushka). Il vit surgir le Raja monté sur un éléphant, entouré par cinq cents soldats en armes(7).

Il est clair que trente-cinq ans environ après la première incursion de Bakhtiyar Khalij dans le Bihar, tout le monde restait terrorisé par les Turcs. Il est significatif que le terme racial Turushka ait été utilisé dans les inscriptions de Maner et de Gauhati comme par Dharmasvamin. Ce mot évoque l’image du soldat. C’est précisément ce qu’étaient des hommes comme Qutbuddin Aibak, Iltutmish et Bakhtiyar Khalij. Ce n’est pas leur religion, mais leur personnage de guerrier qui a frappé la population. Il est donc anachronique et c’est un détournement de sens d’utiliser le mot “musulman” pour les décrire, comme si la religion avait été leur trait dominant. Ce n’est pas ainsi que les peuples conquis les ont vus, les inscriptions en témoignent clairement.

Dans ce contexte il est bon de rappeler un fait incontestable : les sultans de Delhi et les autres ont infligé la mort, souvent une mort cruelle, à des multitudes de gens, y compris des hindous, au cours des siècles du sultanat de Delhi (1206-1526). Il ne faut pas se hâter d’affirmer que ces hindous furent mis à mort parce qu’ils étaient hindous. Par exemple Alauddin Khalji (1296-1316), découvrant que quelques Mongols récemment convertis à l’islam complotaient pour le renverser, au lieu de châtier les comploteurs, ordonna le massacre de tous les Mongols, quelque chose comme trente mille ! Les sultans de Delhi ont traité sans pitié la moindre menace contre leur pouvoir politique. Ils eurent des raisons de s’inquiéter. Sur trente-six sultans de Delhi, de Qutbuddin Aibak à Ibrahim Lodi, dix-sept furent assassinés, cinq autres furent déposés, jetés en prison, eurent les yeux crevés ou furent contraints d’abdiquer. Quand les textes mentionnent l’exécution d’hindous ou d’autres, il faut présumer une raison politique. Il arrive que les chroniqueurs de la Cour décrivent les évènements en termes religieux. Leurs récits sont à regarder de près. Ils essaient peut-être de donner une atmosphère religieuse à un règne qui fut en réalité fondé sur la force brutale. Alauddin Khalji, par exemple, est parvenu au pouvoir en tuant son oncle, ce qui ne l’a pas empêché de dresser les plans d’une mosquée Quwwat ul-islam plus grande et plus belle, et ceux d’une tour auprès de laquelle l’imposante Qutb Minar eût fait figure de naine. Sa mort mit un terme à toute activité de construction.

L’empereur mogol Aurangzeb (1658-1707) a été très souvent accusé d’avoir détruit des temples, levé le jizya (une taxe de protection sur les non-musulmans), converti des hindous par la force, voire permis de les tuer. Un examen attentif des sources persanes révèle que des temples ont été détruits parce que la sédition y avait été préparée, ou comme une forme de châtiment politique quand, par exemple, un raja rajput se révolta. Mais mises à part ces décisions à motif politique, les récits abondent de temples dotés par Aurangzeb. Il est exact qu’en 1679 il a de nouveau levé la taxe du jizya, qu’Akbar avait abolie. Mais les historiens débattent s’il a vraiment voulu humilier les hindous, comme d’aucuns le soutiennent, ou cherché à gagner le soutien des classes religieuses musulmanes, bénéficiaires de cette recette fiscale. Il faut se souvenir, au moment de porter un jugement, que dans la dernière partie du règne d’Aurangzeb, un tiers de ses principaux nobles étaient hindous(8). La chose n’aurait pas été compatible avec une politique antihindoue.

Dès qu’il s’agissait de politique, Aurangzeb était implacable. Il a écarté sans pitié toute menace de sa position d’empereur. Il mit en prison son propre père, l’empereur Shah Jahan. Il fit de même pour son frère aîné, Dara Shikoh, frappé ainsi de mort légale. Son autre frère, Murad, fut jeté dans la prison de Gwalior, où il fut tué deux ans plus tard. Son propre fils, Muhammad, conduit à la même prison, y languit pendant seize ans sans qu’Aurangzeb s’inquiétât une seule fois de ce qu’il devenait ! Il mit même en prison sa propre fille. La ligne politique d’Aurangzeb a été des plus claires et il l’a appliquée sans faiblesse. S’il avait eu une politique antihindoue, il n’aurait pas donné à des hindous un tiers des plus hauts postes de l’empire. Il est plus exact de dire qu’en politique il a été, dans l’ordre : pour Aurangzeb, pour l’empire, pour l’islam (version sunnite). Mais il était hors de question qu’il tuât des hindous simplement parce qu’ils étaient hindous. Cette accusation appartient au domaine du mythe.

Aurangzeb a beaucoup soutenu la loi islamique (shari’at). Il a fondé sur elle nombre de ses décisions légales (fatwa, pluriel fatawa), recueillies depuis dans une collection appelée Fatawa-i Alamgiri, en cours de traduction en bengali par les spécialistes de la fondation islamique de Dacca au Bangladesh. Il faut toutefois ajouter qu’une autre collection, le Zawabit-i Alamgiri, réunit en un code les mesures législatives qu’il a prises, non pas d’après la shari’at, mais sur la base de la loi coutumière de la population locale, principalement hindoue. Ce qui montre qu’il n’y a pas eu tentative d’imposer la totalité de la shari’at aux hindous, même si telle de ses dispositions particulières comme le jizya a été introduite. On peut aussi observer qu’aucune évidence ne soutient l’accusation de conversions forcées. Ce qui est vrai, c’est que les conversions ont été encouragées. Les récits font état de terres concédées à des convertis dans le nord du Bihar.

On pourrait écrire bien d’autres choses au sujet d’Aurangzeb, qui n’a pas fini de fasciner les historiens. Retenons qu’il est l’empereur qu’on accuse couramment d’avoir eu une politique antihindoue et que l’évidence milite contre cette accusation au lieu de lui fournir un soutien.

Le règne d’Aurangzeb contraste avec celui d’Akbar, le plus grand de tous les empereurs mogols (1556-1605). D’un mot, Akbar a été pour l’empire. Mais tout en appliquant toute sa pensée et son action à l’empire, il était un réaliste, ne surestimant pas ses forces et sachant oublier ses préférences. Il a fait montre d’une grande humanité, par exemple à l’égard de son fils rebelle, Salim, le futur Jahangir (1605-1627), et il s’est sincèrement soucié de faire régner l’harmonie religieuse entre ses sujets. Il s’intéressait beaucoup à ce que les doctes de toute religion connue avaient à dire et s’est montré profondément sensible aux sentiments religieux de ses sujets. Par exemple, par respect pour les sentiments de ses sujets hindous, il a mis des restrictions à l’abattage du boeuf et à la consommation de sa viande. Il a fait traduire en persan leurs textes religieux classiques comme le Mahabharat et le Ramayana.

Akbar a tenté de forger une religion syncrétiste, qu’il appela “la religion divine” (Din-i Ilahi), basée sur ce qu’il voyait de meilleur dans chaque religion. Elle n’a pas eu grand effet et ne lui survécut pas. Mais tout en démontrant que le syncrétisme n’était pas la solution, son expérience est partie d’une attitude d’esprit et a suivi une méthode extraordinairement modernes. Il est tout à fait étonnant de trouver au seizième siècle un souverain qui adopte et entretienne activement le dialogue religieux à sa cour, dans le but de découvrir le meilleur de chaque religion et de le faire connaître par des traductions, tout cela en vue du bien commun autant que par la conviction personnelle que Dieu mérite d’être loué de toutes les manières possibles. Il n’est que de regarder la conduite des rois dans l’Europe du seizième siècle pour apprécier pleinement le fait.

Les empereurs mogols ont donné à l’Inde, à un degré extraordinaire, la stabilité et la continuité politiques. Depuis la conquête de Babur en 1526 jusqu’à la mort du dernier grand Mogol, Aurangzeb, en 1707, en 181 ans, il n’y a eu que sept souverains. L’Inde indépendante a déjà eu neuf premiers ministres en 45 ans.

Après Aurangzeb les Mogols ont été faibles et des potentats régionaux comme les Marathes se sont taillé leur propre royaume. La compagnie des Indes orientales arriva et devint peu à peu le pouvoir dominant. A partir de 1857 la couronne britannique prit le contrôle jusqu’à l’indépendance en 1947. Celle-ci a été une opération dramatique, le sous-continent indien a été divisé entre deux nations souveraines, l’Inde et le Pakistan, le second avec une partie à l’ouest et une autre à l’est devenue plus tard le Bangladesh. Les pressions internes, ethniques et culturelles, se sont avérées plus fortes que l’adhésion à une même religion.

La partition a été l’aboutissement de bien des facteurs. Depuis 1857, les dirigeants britanniques se méfiaient des musulmans. Et ceux-ci avaient tendance à bouder l’enseignement anglais, qui offrait de nouvelles opportunités dont les hindous ont tiré profit. La majorité des emplois du gouvernement, pour lesquels la connaissance de l’anglais était exigée, sont allés à des hindous. L’hindouisme a connu en son sein beaucoup de mouvements de réforme, animés par des hommes remarquables comme Raja Ram Mohan Roy et Swami Vivekananda. Alors que les musulmans hésitaient, les hindous restaient en alerte, à l’affût des bonnes occasions. Ils ont pris part de bon coeur au développement industriel. Ils pensaient à l’avenir, tandis que l’élite musulmane tendait à s’endormir en rêvant de ses gloires passées. Sir Sayyid Ahmad Khan (mort en 1898) essaya de remédier à cela en fondant l’institution qui allait devenir l’université musulmane Aligarh, mais il lui fallut mener une véritable bataille.

L’agitation de 1921 pour préserver le califat turc – appelée mouvement Khilafat – tenta en vain de s’accrocher à un symbole désuet et irréaliste de l’unité islamique. Kemal Ataturk porta le coup de grâce au mouvement quand il abolit le califat en 1924. Il voulait que la Turquie, au lieu de rester empêtrée dans les atours d’une époque révolue, si glorieuse ait-elle été, prît sa place dans le monde comme un Etat moderne.

En fait, les musulmans du sous-continent ont été eux aussi invités à prendre leur destin en main. Certains comme Maulana Abu’l-Kalam Azad (mort en 1958) ont cru qu’ils devaient s’unir à des hindous comme Gandhi (mort en 1948) afin de bâtir un Etat-nation moderne, l’Inde, où toutes les religions seraient également respectées. Mais Muhammad Iqbal (mort en 1938) avait exprimé en poète et en philosophe l’aspiration des aristocrates musulmans propriétaires terriens à une “mère-patrie” où ils pourraient pratiquer leur religion en toute liberté, dans le cadre d’institutions entièrement islamiques. Cela signifiait aussi qu’ils seraient la classe dirigeante de cette nation nouvelle, pour laquelle fut forgé le nom de “Pakistan”, où ils n’auraient pas à rivaliser avec les Sikhs riches et durs à la tâche ni avec les hindous compétents pour occuper les postes de direction dans l’administration, le commerce et l’industrie. Pour toutes sortes de raisons complexes, leur but a été atteint. Le Pakistan est né.

La blessure de la partition a laissé des traces durables. Il y a eu des déplacements massifs de population et de part et d’autre d’horribles atrocités ont été commises qui ont laissé un héritage de haine et de méfiance. Au fil des années, le passé a de plus en plus été perçu à travers le prisme de la partition, qui en donnait une image faussée. Sans qu’il faille idéaliser les relations entre les communautés au cours des siècles, elles ont été bien meilleures qu’on ne les présente aujourd’hui. Par exemple, pendant les 181 années de règne des grands Mogols, les troubles entre communautés ont été un phénomène rare.

L’Inde indépendante a opté pour une république laïque, démocratique. La constitution indienne, document en tous points remarquable, a été rédigée pour donner corps à ces idéaux. Des hommes comme Gandhi, Nehru et Azad les ont inspirés par leur exemple. Si le manteau de la religion n’a pesé que très légèrement sur les épaules de Nehru, Gandhi a été un hindou pieux et Azad, un intellectuel musulman religieux. Devant eux et une multitude d’autres comme eux s’ouvrait largement la possibilité d’une contribution personnelle originale à l’Inde indépendante.

L’assassinat de Gandhi par un hindou fanatique fut le triste et brutal rappel de l’existence d’un autre courant dans la société indienne. Il eut l’effet d’une thérapie de choc sur la nation et provoqua un élan puissant en faveur de la voie adoptée par Gandhi, celle du respect pour toutes les religions. Comme l’idéologie laïque de la constitution était celle du parti du Congrès au pouvoir, elle fut renforcée par cet élan sentimental. Tout en donnant signe de vie au cours des années suivantes, les forces fondamentalistes hindoues n’étaient pas vigoureuses au point de représenter un défi politique sérieux. La situation changea de façon dramatique quand le parti Bharatiya Janata (BJP) joignit ses forces à celles des organisations fondamentalistes hindoues dans l’affaire de la Babari Masjid. Sur les 542 membres de la Lok Sabha, ceux du BJP passèrent brusquement de 2 à 119, ce qui faisait de lui le principal parti d’opposition, et ils étaient portés au pouvoir dans l’Etat le plus peuplé de l’Inde, l’Uttar Pradesh – où Ayodhya est situé – et dans trois autres Etats.

II – LA BABARI MASJID

Jusqu’au 6 décembre 1992, une mosquée à trois dômes se dressait à Ayodhya. Au cours des siècles elle avait été appelée “la mosquée de Babur” : “Babari Masjidainsi que l’a montré Annette Beveridge en 1921(9). Babur est accusé d’avoir fait détruire un temple qui marquait le lieu de la naissance de Rama et construit une mosquée à sa place. La “preuve” de cette allégation la plus communément citée est une note de bas de page dans la traduction de Beveridge, que nous examinerons brièvement plus loin.

Il faut noter en premier lieu qu’en dehors du Ramayana, le classique sanscrit de Valmiki, aucune source ne nous fournit d’information au sujet de Rama. Subir Ray a écrit dans un article du journal The Statesman : “C’est en vérité un grand hommage au génie poétique de Valmiki que Rama ait été tenu en si profonde vénération à travers les âges par la plus grande communauté de ce sous-continent, qui croit que Rama et Ramarajya ont réellement existé et que Rama était Dieu incarné… Rama fut seulement ce que Valmiki voulut qu’il fût, pas un personnage historique réel. Rabindranath Tagore a dit très justement que le lieu de naissance de Rama n’était pas à Ayodhya mais dans la vision poétique de Valmiki” (25 juillet 1990).

On allègue que le roi Vikramaditya a construit un temple en l’honneur de Rama à l’emplacement où la Babari Masjid serait édifiée. Dans un article sur le sujet publié par The Telegraph, Sher Singh essaie d’identifier ce roi. Il cite les passages suivants extraits de livres d’histoire courants dont il donne la référence : “…souverain d’Avintka, il vint à Ayodhya en 100 avant J.C.” ; “souverain de Ujjain en 100 avant J.C.” ; “souverain de Sravasti…, il gouverna vers 56 avant J.C.” ; “ce Vikramaditya s’identifie avec Chandragupta (379-413 après J.C.)” ; “…choisit d’identifier Vikramaditya avec Skandagupta (455-467 après J.C.” ; “Ayodhya fut découvert par Vikramaditya de Ujjain en 78 après J.C.” (19 juillet 1990).

Que dit l’archéologie ? La conclusion préliminaire des fouilles conduites par The archeological survey of India est présentée en ces termes par Pankaj Pachauri(10) : “Une tranchée de onze mètres creusée juste derrière le bâtiment existant (c’est-à-dire la Babari Masjid) n’a pas suggéré l’existence des ruines d’une structure grandiose. Il y avait seulement des morceaux de poterie qui dataient du septième au deuxième siècles avant J.C.” Il rapporte aussi comment le Ramayana est supposé antérieur au Mahabharat qui se situe au plus tard au neuvième siècle avant J.C., alors que la trace la plus ancienne d’un habitat sur le site date du septième siècle avant J.C.

Pachauri note au sujet du temple hypothétique : “Aucune figurine de Rama n’a été trouvée dans l’un des quatorze sites fouillés à AyodhyaOn attend le rapport complet des fouilles. Le professeur R.S. Sharma, qui est peut-être le plus éminent des spécialistes de l’Inde ancienne aujourd’hui, a attiré notre attention sur la possibilité d’une occupation bouddhiste du site(11). En plus des renseignements archéologiques, il cite Hsuan Tsang, le voyageur chinois qui a parlé de trois mille moines bouddhistes dans la capitale du royaume d’Ayodhya et seulement de quelques non-bouddhistes, et qui en outre a fait mention d’environ cent monastères bouddhistes et seulement de dix temples. Sharma se réfère aussi aux rapports publiés régulièrement dans la revue Indian Archeology qui ont fait ressortir l’interruption de l’habitat sur le site avant le onzième siècle, mais sans jamais parler d’un temple. “Il n’y a rien dans la Babari Masjid, pense le professeur Sharma, qui montre qu’un temple de Rama a été démoli et qu’une mosquée a été édifiée à sa placeLa Review (1976-77, p. 52) écrit : “D’après les premières couches historiques, l’occupation du site a été interrompue, avec amas considérables de débris et formation de fossés, avant une nouvelle occupation vers le onzième siècle de l’ère chrétienneUne interruption aussi longue serait inexplicable si le lieu avait été aussi cher aux premières générations de dévôts de Rama qu’on voudrait aujourd’hui le faire croire. Les quatorze piliers de basalte noir trouvés à l’intérieur de la mosquée, et les trois autres trouvés ailleurs, datent probablement d’une époque située entre le neuvième et le douzième siècles, mais ils peuvent avoir été transportés jusque là d’un autre endroit proche ou distant.

Pour résumer l’affaire, nous pouvons dire qu’un personnage mythique, qui a vécu à une époque inconnue, a été supposé né dans un palais dont il n’y a plus aucune trace, et dans un siècle antérieur aux vestiges les plus anciens d’un habitat humain. En outre un roi, dont on ne peut assurer ni le temps ni le lieu du règne, aurait édifié un temple pour marquer l’endroit de cette naissance, mais il n’y a aucune évidence qu’un temple ait jamais été bâti sur le site. Les quatorze piliers de basalte qui comportent des motifs bouddhistes comme “Salabhanjika” (une femme arrachant des feuilles de sal) peuvent avoir été amenés là de n’importe où.

Que dit Madame Beveridge ? Dans un appendice sur la Babari Masjid où elle fait référence à une inscription persane trouvée à l’intérieur de la mosquée qui établit qu’elle fut bâtie en 935 de l’hégire (15 septembre 1528 – 5 septembre 1529) par Mir Baqi, Mme Beveridge écrit dans une note de bas de page : “Pour sa’adat-nishin, une meilleure expression que ‘dans sa bonté’ serait peut-être ‘la bonne fortune’ qu’il a eue d’être désigné pour construire une mosquée sur le site de l’ancien temple hindou” (p. LXXVII). La correction qu’elle propose est tout à fait acceptable, mais pas son interprétation. Mir Baqi a été favorisé par la fortune parce que construire une mosquée est un acte béni et des plus méritoires, c’est tout. Ce qui est ajouté est une assertion sans fondement.

La page suivante contient la note additionnelle que voici : “Il est à présumer que l’ordre de construire la mosquée fut donné pendant le séjour de Babur à Aud (Ayodhyal’an 934 de l’hégire. Il était alors impressionné par la dignité et la sainteté de l’ancien sanctuaire hindou que la mosquée allait (au moins en partie) remplacer et, ne tolérant pas un autre credo, en disciple obéissant de Mahomet, il considérait comme un devoir et un mérite de remplacer un temple par une mosquéeComme le début de la note le dit clairement, tout cela est “présumé” par Mme Beveridge, ce n’est de sa part, elle en convient, qu’une hypothèse. Pour rendre justice à Babur nous devons voir ce qu’il a lui-même à dire au sujet des temples dans ses Mémoires, traduits avec tant de peine par Mme Beveridge elle-même.

Babur arrive “à deux ou trois kurohs d’Aud” le 28 mars 1528. Il est venu parce que le gouverneur afghan local, Sheikh Bayazid Farmuli, avait refusé de lui faire allégeance. Ayodhya est commis sans contestation à un gouverneur musulman depuis au moins 1195, comme il a déjà été mentionné, c’est-à-dire depuis environ 333 ans. Babur a déjà défait le sultan Ibrahim Lodi et la ligue Rajput conduite par Rana Sanga. Menant sa troisième et ultime lutte contre les Afghans, il part à la poursuite de Bayazid Farmuli. Il n’a pas la moindre querelle avec les hindous de la région, qui ne sont même pas mentionnés dans ses Mémoires. “Nous restâmes quelques jours à cet endroit (près d’Aud) afin de régler les affaires d’Aud”. “Le jeudi, le 12 du mois (c’est-à-dire le 2 avrilj’allai à la chasse” (p. 602). A ce point il y a une lacune dans les Mémoires. Des parties ont été perdues, probablement durant les années d’errance en exil de son fils, Humayun, jusqu’à sa victoire sur Sher Shah. D’autres références (par exemple pp. 684-5) montrent que Babur a nommé Baqi Bey gouverneur d’Ayodhya. La construction de la mosquée lui est attribuée.

Babur parle à deux reprises de temples dans ses Mémoires. Il s’agit chaque fois de Gwalior. “Au sud du jardin il y a un grand lac où confluent les eaux des pluies. A l’ouest, il y a un temple élevé, à côté duquel Sl. Shihabud’d-din Ailtmish (Altamsh) a fait une mosquée du vendredi. C’est un édifice très élevé (‘imaratle plus élevé de la fortification. On l’aperçoit avec celle-ci depuis la colline de Dulpur (à environ 30 miles)” (p. 610). Babur semble avoir été très impressionné par le temple. “Nous chevauchâmes depuis le jardin de fleurs pour visiter les temples de Gualiar. Certains sont hauts de deux étages, d’autres en ont trois, chaque étage assez bas à la manière ancienne. Sur leurs socles de pierre (izara) des images sont sculptées. Certains temples qui font penser à un collège ont un portique, de grands dômes élevés et des cellules semblables à celles d’un monastère, surmontées chacune d’une coupole de pierre plus légère. Dans les cellules inférieures, des idoles sont gravées dans le roc. Après avoir goûté la vue de ces constructions (‘imaratlar) nous quittâmes la fortification par le portail du sud” (p. 613).

Il est clair que Babur a apprécié ce qu’il a vu. Il a aussi remarqué que le sultan Iltutmish avait bâti une mosquée à côté du temple principal, mais sans déranger ni ce temple ni les autres qu’il a visités avec intérêt. Le lecteur peut juger par lui-même si Babur a ou non ordonné de les détruire. A l’évidence il ne l’a pas fait. Leur visite lui a donné de l’agrément, puis il a poursuivi sa route. Au surplus il n’éprouve aucune gêne à rapporter les mesures qu’il a prises. Il est tombé sur quelques grandes idoles de Mahavir sculptées dans la pierre. Elles l’ont choqué. “Ces idoles sont représentées tout à fait nues, sans que soient même couvertes les parties du corps les plus intimes… Urwa n’est pas un mauvais endroit, il est fermé sur l’extérieur. Son défaut ce sont ses idoles. J’ai ordonné de les détruire” (pp. 611-612). Sa morale a été offensée, pas sa sensibilité religieuse.

Cet arrière-plan étant rappelé, si, pour aller jusqu’au bout du raisonnement, Babur avait trouvé à Ayodhya un temple splendide, que lui aurait-il fait ? (Il faut rappeler qu’il n’avait aucune contestation avec les hindous de la région).

Si dans le présent siècle quelqu’un a bien connu Babur, ce fut Mme Beveridge. Comment a-t-elle pu tirer des conclusions aussi gratuites et aussi insultantes à son égard ? Elle-même l’appelle “un homme accompli et cultivé, inébranlable et honnête” (p. XXXVI). La réponse est probablement donnée par les préjugés religieux enracinés en elle, bien que certains voient dans ses notes sur la mosquée une des manoeuvres impérialistes délibérées visant à fomenter la dissension entre hindous et musulmans.

Un article de Sher Singh(12) met en doute l’authenticité de l’inscription citée par Mme Beveridge. Il se réfère au rapport de l’étude de Buchanan sur Ayodhya de 1813-1814, dans lequel les mots de l’inscription-clef diffèrent de ceux qu’elle cite. La date de la construction est-elle ou non exacte ? C’est difficile à dire. L’article de Sher Singh rappelle en tout cas que, dans les questions controversées, les inscriptions sont à traiter avec précaution. Quelle évidence y a-t-il de leur antiquité ?

Sous le règne des Grands Mogols (c’est-à-dire jusqu’à la mort d’Aurangbed en 1707), on n’a pas entendu parler de la mosquée. En vérité, c’est seulement en 1855 qu’il est fait état d’une violente controverse(13). Le récit de Fisher met en lumière la complexité de la situation, et comment le Résident britannique plaida pour une ligne d’action qui aurait conduit à l’instabilité politique et permis par là à la Compagnie des Indes orientales d’annexer le royaume d’Avadh gouverné par Wajid Ali Shah. Son conseil ne fut pas suivi mais le seul fait qu’il l’ait donné est significatif. En 1857, une estrade d’environ cinq mètres sur six mètres cinquante appellée une chabootra fut construite dans l’enceinte externe de la mosquée. Les hindous y faisaient leur culte à Rama tandis que les musulmans continuaient d’utiliser la mosquée pour la prière. Deux ans plus tard, les Britanniques séparèrent les deux lieux de culte par un mur.

En 1885 et 1886 la requête du mahant hindou en vue de construire sur le chabootra un temple appelé lieu de la naissance (Janmasthan) fut rejetée par une série de jugements. En 1934, lors de troubles entre les communautés, la mosquée subit des dommages. Elle fut réparée. En 1936, une enquête conduite par le commissionnaire des dotations (waqfs) a conclu que la mosquée avait été construite par Babur, un musulman sunnite. Le rapport a été publié dix ans plus tard.

Pendant la nuit du 22 décembre 1949, de petites idoles de Rama et Sita furent placées à l’intérieur de la mosquée. Le piquet de police de quinze hommes qui était en service ne fit rien pour empêcher la chose. Le magistrat du district, K.K. Nayar, refusa de retirer les idoles, raconte Noorani, au motif “des souffrances que cela entraînerait pour beaucoup de vies innocentesIl se démit plus tard de sa fonction et rejoignit le Jan Sangh, parti politique fondamentaliste hindou(14). La mosquée fut déclarée “propriété en contestation” et un magistrat désigna un séquestre pour s’en occuper. Noorani commente : “Tandis que les musulmans avaient défense absolue de prier dans la mosquée, les hindous pouvaient rendre leur culte, regarder les idoles depuis une porte latérale et leur faire des offrandes par l’intermédiaire de quatre prêtres (pujaris) qu’avait fait entrer à son service le séquestre nommé par le magistrat

En 1983, l’Organisation mondiale hindoue (Vishwa Hindu Parishad) commença une campagne pour construire un temple à Rama sur le site de la mosquée. Le 25 janvier 1986, un homme de loi obscur présenta une requête pour la levée des restrictions imposées aux dévôts hindous. Elle fut rejetée. Le 31 janvier, il interjeta appel devant le juge de district, Faizabad. Mis au courant de cette procédure, Muhammad Hashim demanda à être partie à l’instance. Sa demande fut rejetée. Le juge fit droit à la requête de l’homme de loi et donna l’ordre d’ouvrir les verrous des portes de la mosquée le ler février à 4h40 de l’après-midi. Quarante minutes plus tard, c’était chose faite et le culte commença de se dérouler sans entrave. “Après avoir entendu les parties, a noté le juge, on ne voit pas comment les membres de l’autre communauté, les musulmans, souffriraient un quelconque préjudice si les cadenas des portails sont enlevés et si les pélerins et les dévots sont autorisés à voir et adorer les idoles à l’intérieur. Il n’est pas contesté que le tribunal est actuellement en possession des lieux ni que depuis trente-cinq ans les hindous jouissent pleinement du droit de culte, à la suite de la décision du tribunal de 1950 et 1951. Si depuis trente-cinq ans leur prière et leur culte aux idoles ont pu se dérouler en dépit de contraintes, le ciel ne va pas s’écrouler parce que les verrous des portes seront ouverts. Le magistrat du district a prononcé aujourd’hui devant moi que les membres de la communauté musulmane ne sont pas autorisés à prier sur le site disputé. Ils ne sont pas autorisés à s’y rendre15).

En réalité les musulmans priaient dans la mosquée depuis 421 ans quand les idoles y ont été placées de manière subreptice et illégale en 1949 et qu’on leur a interdit l’accès des lieux. Ils furent également empêchés d’être représentés aux audiences, ce qui n’empêcha pas le juge de prétendre avoir “entendu les parties” !

En 1989, le gouvernement autorisa des cérémonies préparatoires à l’édification d’un temple. D’après le projet, les idoles resteraient à l’endroit même où elles étaient, sous le dôme central de la mosquée, ce qui impliquait évidemment une démolition préalable de celle-ci. Il s’ensuivit des violences qui coûtèrent la vie à au moins 600 personnes, en grande majorité des musulmans. En 1990, le chef du parti BJP, M.L.K. Advani, entreprit un long “voyage en chariot” qui devait se terminer à Ayodhya. Il fut arrêté au Bihar, mais pas avant qu’une autre vague de massacres entre communautés ait balayé le nord de l’Inde, faisant encore plus de victimes, cette fois encore en majorité musulmanes. Après la démolition de la mosquée le 6 décembre 1992, les convulsions de violence firent encore plus de morts, au moins 1 300. De nouveau le plus grand nombre étaient des musulmans, tombés dans les rues sous les balles de la police. En janvier 1993 Bombay a été le théâtre de violences systématiques dirigées surtout contre les musulmans. Les dégâts matériels ont été dévastateurs, les pertes en vies humaines, tragiques. La ville a subi un exode massif de population, des musulmans pour la plupart.

Les évènements du 6 décembre 1992 sont bien connus et ne réclament qu’une description brève. La Cour suprême de l’Inde avait obtenu du gouvernement BJP d’Uttar Pradesh, dirigé par M. Kalyan Singh, l’engagement solennel qu’il s’en tiendrait à la décision de la Haute cour d’Allahabad, ne permettrait aucun bouleversement du status quo et n’autoriserait d’entreprendre aucune construction. C’était le 28 novembre 1992. Sur la base de cet accord, la Cour suprême autorisa pour le 6 décembre une action “symboliquePour aider le gouvernement de l’Etat à tenir son engagement envers elle, le gouvernement central lui fournit un renfort de forces paramilitaires.

Parmi les nombreux rapports de ce qui s’est passé le 6 décembre, celui d’un témoin oculaire, Ventitesh Ramakrishnan°16), cadre bien avec les autres récits. A 10h15 du matin, à l’arrivée sur le site des deux chefs suprêmes du BJP, Advani et Joshi, des volontaires (kar sevaks) bondissent en avant. Le premier d’entre eux parvient à 11h50 au sommet de l’un des dômes. A 12h10, Mme Uma Bharati, membre BJP du Parlement, lance un appel sur le système de sonorisation et demande aux volontaires de descendre. Personne ne fait attention à elle. A 2h de l’après-midi, quatre bataillons de la force d’action rapide parviennent à moins de deux kilomètres du site. Le magistrat du district de Kaizabad, R.N. Srivastava, leur fait savoir que la situation est sous contrôle et qu’ils doivent retourner à Faizabad. Ce qu’ils font. A 2h55 de l’après-midi, le dôme de gauche est démoli. A 3h05, le dôme droit a disparu. A 3h15, on entend Advani sur les hauts-parleurs appeler les volontaires à bloquer tous les points d’entrée dans Ayodhya. A 4h50, le dôme central est mis à bas. A 6h10 de l’après-midi il ne reste que de la blocaille, la Babari Masjid n’existe plus.

Une vidéo de la démolition : Newstrack (décembre 1992), a saisi plusieurs vues intéressantes. Le 5 décembre, une expérience “démolition” avait été mise en scène et filmée. Pourtant, le 6 au matin, le magistrat du district et le superintendant de la police, interviewés, n’ont pas exprimé la moindre crainte que la situation pût devenir incontrôlée. Tous deux sont apparus parfaitement sereins. Quand les kar sevaks se sont élancés vers la barrière de protection, la plupart des hommes de la sécurité se contentèrent de tourner les talons et de s’éloigner sans hâte de la barrière. Les autres en firent autant dès les premiers jets de briques. La vidéo ne montre à aucun moment le personnel de sécurité en train de résister aux kar sevaks. Il a permis à ceux-ci de faire tout ce qu’ils ont voulu, même de lancer une attaque vicieuse et orchestrée contre les représentants des médias. L’agression dont fut victime Peter Heinelin a été filmée.

Le spectateur-témoin a eu l’impression que dans toute l’opération le rôle des forces de sécurité a été une mise en scène. Le nombre des hommes était insuffisant, ils étaient mal équipés, mal commandés pour leur mission. Leur présence, aurait conclu un analyste militaire, était plus décorative que fonctionnelle. Cette conclusion est corroborée par le fait que le chef du gouvernement du BJP, Kalyan Singh, avait clairement donné pour instruction d’éviter tout emploi des armes. Son ordre a été scrupuleusement exécuté. Aucun coup de feu n’a été tiré.

Un présentateur de Newstrack, Manoj Raghuvanshi, “a dit avoir entendu à plusieurs reprises la tour de contrôle de la police annoncer l’explosion d’une bombe et demander aux kar sevaks de sortir de la mosquée. De fait, quelques minutes plus tard, le dôme s’écroula. M. Raghuvanshi est convaincu qu’une faible charge de dynamite a été utilisée pour l’abattre et que la police était au courant. A son avis la façon dont le dôme s’est soudain écroulé prouve l’utilisation de dynamite17).

Une bande vidéo de six heures qu’avait commandée M. Sharas Pawar, ministre indien de la Défense, a été vue par Subhash Kirpekar(18). “La bande vidéo montre les hommes de la police d’Uttar Pradesh ou bien debout comme des spectateurs passifs ou bien quittant furtivement les lieux pour ne réapparaître que le soir, quand on construisait le temple provisoire de remplacementLa présence et le rôle des dirigeants suscitent des accusations : “A aucun moment l’un quelconque des dirigeants n’a tenté d’arrêter les équipes de démolition

Le scénario est clair. La troupe des démolisseurs, spécialement entraînée, entre en scène quand les autres kar sevaks sont retirés. La police quitte les lieux sans avoir montré même un semblant de résistance. La démolition est exécutée d’une manière professionnelle. Les chefs regardent faire. Une photo prise par Kedar Jain qui montre Uma Bharati et M.M. Joshi, le président du BJP, se congratuler joyeusement en assistant à la démolition révèle la vraie nature de l’appel à tout arrêter qu’ils ont lancé un moment plus tôt. Et l’appel d’Advani à bloquer toutes les voies d’accès au site n’a rien eu du cri d’un homme angoissé.

La responsabilité première de protéger la mosquée incombait au gouvernement de l’Etat. Il en avait donné l’assurance solennelle à la Cour suprême de l’Inde. La totale insuffisance des mesures prises, l’ordre exprès de ne pas tirer, l’absence de tout effort pour arrêter la démolition poursuivie en présence des dirigeants suprêmes du BJP, le mépris de la vérité aux échelons administratifs et politiques, tout proclame un manquement délibéré et coupable au devoir. Comment interpréter le rapport du chef du gouvernement au gouverneur vers une heure de l’après-midi : “Quelques vauriens sont entrés dans le sanctuaire et ont commis des déprédations. Mais le CRPF, le PAC et la police d’Uttar Pradesh les ont évacués. La situation est maintenant sous contrôle19). Aussi la démission de ce chef du gouvernement à 5h30 de l’après-midi n’a-t-elle rien eu d’“honorableAvec cinq fonctionnaires de l’administration indienne, dont R.N. Srivastava, magistrat du district de Faizabad, et un autre fonctionnaire, il est cité à comparaître devant la Cour suprême pour outrage à la cour.

Le rôle du gouvernement central soulève aussi des questions. Il est vrai qu’un important contingent des forces centrales de sécurité, environ 14 000 hommes, a été envoyé près de Faizabad. Ainsi qu’on l’a dit quatre bataillons furent renvoyés par le magistrat du district. Dans une émission de la BBC du 7 février 1993, M. Narasimha Rao, premier ministre de l’Inde, a expliqué les efforts du gouvernement central. “Quand la démolition a commencé, nous le leur avons dit et redit (aux membres du gouvernement d’Uttar Pradesh). Ils ne les ont pas utilisées (les forces centrales de sécurité) mais ils n’ont jamais dit qu’ils ne les utiliseraient pas, si bien que nous ne pouvions rien faire d’autre que de leur demander encore et encore de le faire. C’est ce qui s’est passé. Et jusqu’à 6h nous avons dû continuer à revenir à la charge, à tenter de les persuader. Nous avons eu alors une réunion de cabinet et il a fallu démettre le gouvernement. Quand nos forces se sont mises en route vers Ayodhya, elles ont dû rebrousser chemin parce que le magistrat a dit qu’il n’y avait pas d’ordre du chef du gouvernement de recourir à la force, il leur a demandé de faire demi-tour. Voilà ce qui s’est passé à ce moment-là et il a été alors impossible de faire davantage pour sauver la mosquée ou pour faire que nos forces y arriventTelles ont été à la lettre les explications du premier ministre.

Son récit prête à l’évidence à diverses interprétations. On pourrait être impressionné par le sérieux avec lequel fut suivi le principe de subsidiarité. Une force énorme de 14 000 hommes de la sécurité est mise en alerte, mais quand ses bataillons font mouvement vers Ayodhya, un simple magistrat de district est en mesure de les renvoyer. On peut soupçonner une complicité dans la démolition. On peut aussi remarquer que le récit montre une totale absence de direction dans un moment de crise grave. On doit aussi remarquer que l’ultime responsable de l’exécution des ordres de la Cour suprême est le gouvernement central. De plus on pouvait certainement prévoir des vagues de protestation et de colère qui allaient mettre en péril la loi et l’ordre si la mosquée était détruite. Il est aisé de voir pourquoi tant de gens ont réclamé la démission du premier ministre.

Comme on l’a dit, les musulmans, qui ont vu à la télévision quelque chose de ce qui est arrivé, sortirent dans les rues pour protester. Frontline (1er janvier page 7) résume la situation : “Les actions répressives des forces du pouvoir central et de l’Etat ont fait plus de mille victimes en l’espace de cinq jours. Et leur cruel message a été clair : la foi de la majorité peut être impunément prise en otage par des fanatiques religieux. Mais qu’une minorité quelconque s’affirme, elle sera traitée avec brutalité. La majorité morale – ou ceux qui se sont parés du droit de parler en son nom – peut saper les fondements de l’Etat et faire s’effondrer la loi et l’ordre. Mais la minorité n’aura d’autre choix que de remettre son destin à la clémence de l’Etat, même s’il a de façon répétée trahi sa confiance

Les récits des atrocités commises principalement contre des musulmans ont rempli la presse et les magazines populaires. Tout commença à Ayodhya même: après la destruction de la Babari Masjid, trois mosquées attaquées, une centaine de maisons détruites, au moins dix musulmans tués à Ayodhya(20). Le récit que voici, qui concerne Kanpur, est typique de ce qui est arrivé ensuite. “Afsana (le nom signifie histoire) est une fillette de six ans dont le malheur est un exemple du carnage auquel on a laissé libre cours dans cette ville industrielle, où la tuerie des musulmans paraît avoir été menée de façon préméditée par des militants de la coalition RSS-BJP-VHP. La fillette, qui a vu toute sa famille brûlée vive pendant qu’elle se cachait dans les toilettes, s’accroche à un oncle éloigné devenu sa seule sécurité, dans l’un des quatre camps de réfugiés établis à Kanpur. Elle a vu son père, sa mère, ses frères, ses soeurs et sa grand-mère battus par des bandits et jetés dans les flammes. Elle a échappé à la mort parce qu’un voisin hindou l’a emmenée en la faisant passer pour sa fille. Il l’a abritée pendant trois jours, jusqu’à ce qu’il commence à recevoir des menaces. Emmenée alors à un poste de police, elle a été recueillie au camp de réfugiés21).

Le récit parle aussi des salves de coups de feu – plus de vingt musulmans tués – tirées par la gendarmerie provinciale, dont les musulmans d’Uttar Pradesh ont grand peur, et des “vérifications” menées chez les musulmans (repérés par les listes électorales) pour savoir s’ils étaient locataires ou propriétaires. Le mobilier et les affaires des premiers étaient jetés dans la rue et brûlés. Les seconds virent leur maison incendiée.

Le même plan fut suivi ailleurs. La cible était les musulmans, mais les hindous, nombreux, qui les aidèrent s’attirèrent la colère de la foule. Et la police prit ouvertement parti.

Il est notoire que le carnage et les destructions ont atteint leur paroxysme à Bombay, en deux vagues : du 7 au 12 décembre, et du 6 au 16 janvier. V. K. Ramachandran a publié un compte rendu sobre et bien informé des évènements(22). Son récit commence ainsi : “La destruction de la Babri Masjid par les vandales Hindutva a provoqué la violence collective la plus terrible de l’histoire de Bombay. Les masses musulmanes en ont été la première cible, et le Shiv Sena est l’organisateur principal et le fer de lance des émeutes qui ont déchiré la ville.” Plusieurs points sont à mettre en lumière. Alors que tous les rapports ont dit qu’environ 90% des gens tués dans la première vague, surtout par les tirs de la police, étaient des musulmans, le préfet de police S. K. Bapat – démis ensuite de sa charge – a donné les chiffres suivants : sur 132 morts victimes des tirs de la police, 92 sont musulmans, et il y a eu 32 musulmans parmi les 51 personnes tuées par les émeutiers. Toutefois, le contrôle de 690 familles effectués par l’institut social Nirmala Niketan a conclu : “86% des victimes identifiées sont des musulmans”.

On lit encore dans le rapport de Ramachandran : “Un fait marquant de la deuxième phase des émeutes, c’est que les bandes dirigées par le Shiv Sena ont travaillé d’après un plan : les maisons des musulmans, leurs boutiques, leurs entreprises furent systématiquement repérées, et détruites… Allez dans n’importe quel endroit de la ville, dans les quartiers chics du sud, dans les rues commerçantes et résidentielles de la classe moyenne ou dans les bas quartiers, et les gens vous diront que les Shiv Sena ont été au premier rang de l’émeute…Les pires rumeurs ont été répandues, les musulmans ont été victimes du poison de la calomnie collective… Enfin il ressort des interviews menées dans toute la ville un sentiment général de dégoût devant l’inaction gouvernementale.”

Il n’est pas surprenant que dix habitants sur mille, surtout des musulmans, aient fui Bombay. Les chiffres vont de 60 000 à 150 000, et même au delà. Il faut également souligner les agissements criminels de certains musulmans. Selon un récit du Sunday : “Un ganster bien connu, Gullu Khan, et quatre de ses complices ont mis le feu à une baraque dans un bas quartier. Il y avait dedans une famille hindoue de quatre personnes. Elles ont été brûlées vives23). “Il est clair, commente le journal, que ce n’a pas été un acte collectif, mais un geste criminel”. Le journal souligne aussi que la religion n’entre pas en ligne de compte dans le monde de la pègre de Bombay. Il rapporte que l’armée a arrêté un membre des Shiv Sena, Madhukar Sarpotdar, avec un ganster appelé Anil Parab (un hindou), un des principaux lieutenants de Dawood Ibrahim (un musulman). Un récent article de presse parle de trois autres gangsters, tous hindous, tués par la police et identifiés comme membres de la même bande.

III- PERSPECTIVES

Les gens qui vivent dans le Bihar ou l’Uttar Pradesh, régions souvent appelées avec quelque condescendance “pays à vaches”, sont habitués à des déchaînements de tueries et de destructions entre groupes ethniques, sociaux ou religieux. Quand ils visitent Bombay, ils sont frappés par son aspect cosmopolite. Le rythme de la vie y est rapide, excitant, moderne. A Bombay les choses marchent. Par exemple, l’électricité : le courant n’est presque jamais coupé, au grand étonnement des gens des Etats du nord, et le voltage est constant. Ce qui veut dire que l’industrie peut prospérer à Bombay. Même les gens qui habitent dans les bas quartiers sortent de leurs baraques habillés le mieux possible quand ils partent au travail. Ils sont fiers d’être de Bombay, se voient un cran au-dessus des rustauds des “pays à vaches”, même s’ils sont eux-mêmes venus de là-bas. Le fait que des dizaines de milliers de musulmans ont fui Bombay et sont retournés vers ces pays prompts aux émeutes montre la profondeur de leur désespoir. Et si l'”impensable” peut arriver à Bombay, il peut arriver partout.

Un élément essentiel de la propagande fondamentaliste hindoue est de présenter hindous et musulmans enfermés depuis un millénaire dans une lutte gigantesque et obsessionnelle. C’est tout simplement faux. Pour un historien professionnel, c’est une caricature grotesque de l’histoire indienne. Au cours de la période écoulée de 1193 à 1707, le sultanat de Delhi (1206-1526) n’a eu à lutter qu’avec les rajputs, comme le fit l’empire mogol jusqu’au temps d’Aurangzeb quand, sous Shivaji (1646-1680), les Marathes firent sentir la première menace sérieuse pour l’empire. Pendant le règne d’Aurangzeb il fallut s’occuper d’insurrections limitées de Jat, et des Sikhs dans le Penjab. Il faudrait aussi rappeler que l’action consista surtout à courtiser les rajputs plutôt qu’à les combattre. Cette politique eut un grand succès, ainsi qu’en témoigne le grand nombre de nobles rajput placés dans les plus hautes charges, en particulier durant la période mogole. Ceux-ci ont vu les bénéfices de la stabilité politique et dès lors qu’ils étaient convenablement respectés, ils ont choisi la collaboration plutôt que la confrontation. Longtemps plus tard encore, en 1857, la population se rassembla autour de l’empereur mogol presque impuissant Bahadur Shah lors de l’insurrection générale contre les Britanniques.

Pour apprécier combien la stabilité du nord de l’Inde a été bénéfique à l’ensemble de sa population, en particulier sous les grands Mogols, il n’est que d’étudier l’histoire de l’Europe pendant la même période. Ce furent des insurrections paysannnes comme celles que plusieurs Etats d’Allemagne écrasèrent en 1524-1525(24), et qui eurent pour conséquence de “priver le paysan de droits politiques et d’en faire la propriété personnelle du seigneur”. “Par sa victoire, l’Etat territorial, renforcé par la doctrine luthérienne de soumission docile à l’autorité, est devenu le pouvoir déterminant de l’âge moderne”. On sait quelle lutte opposa Charles-Quint et François 1er, on connaît les affreuses guerres de religion, en particulier celle de 1562-1598 contre les huguenots avec le honteux massacre de la Saint-Barthélémy (1572) où périrent environ 20 000 huguenots. Il y eut la guerre de trente ans (1618-1648) et ses batailles souvent livrées par des mercenaires, dont les pillages et les assassinats dévastaient les campagnes. Comparée à l’Europe, l’Inde sous les grands Mogols a été caractérisée par la stabilité économique et politique autant que par la tolérance religieuse.

M. Advani n’a cessé de répéter son opinion que “Rama est un héros dont tous les Indiens peuvent se sentir fiers, au lieu que Babur a été un envahisseurDe son côté Subir Ray(25), qui admire fort le Ramayana de Valmiki comme “une des plus belles et des plus grandes épopéesnotant qu’“aucune autre n’a créé avec tant d’acuité un monde mental pour des gens de toute condition sociale et de tout degré de cultureformule tout de même des objections sur le plan moral, au sujet par exemple de la façon dont Rama traite Sita. Il résume ainsi son opinion : “Il était prisonnier de l’enseignement traditionnel, au delà duquel il lui était impossible de voir ou de penser” et ajoute : “Il contraste ainsi avec Babur, qui ne prête le flanc à aucun de ces griefs. Et cependant nous devons vénérer Rama comme un héros national et un dieu, et rejeter Babur comme un envahisseur

Babur raconte lui-même à propos du rajput Rana Sanga : “Alors que nous étions encore à Kaboul, Rana Sanga envoya un émissaire pour présenter ses bons voeux et proposer le plan suivant : ‘Si l’honoré Padshah (c’est-à-dire Babur) s’avance sur Dihli (Delhi) par ce côté, je me porterai de mon côté sur Agra’. Mais j’ai battu Abrahim (Lodi), j’ai pris Dihli et Agra, sans que ce Pagan ait jusqu’à présent fait mine de bouger” (p. 529). La tactique de Rana Sanga est à l’évidence d’attirer Babur en Inde dans une position où il sera attaqué par le sultan Ibrahim Lodi. Le vainqueur quel qu’il soit sera affaibli et Rana Sanga sera mieux placé pour le défaire. Mais Babur retourna la situation et défit celui-ci dans une bataille féroce.

Il n’est pas besoin de spéculer sur ce qui a amené Babur en Inde. Il l’a lui-même dit clairement : “De 910 (1504-1505 de l’ère chrétienne), année de la conquête de Kabul, jusqu’à 932 (1525-1526 après JCje n’ai jamais cessé de songer à l’Hindoustan, mais faute d’y être suffisamment encouragé par mes gouverneurs, ou de frères plus âgés ou plus jeunes pour m’accompagner, l’expédition vers l’Hindoustan s’avérait trop difficile et ses territoires sont restés insoumis” (p.478). “Depuis lors, nous nous sommes non sans mal accrochés à l’Hindoustan, emmenant par cinq fois une armée dans ce pays” (p.479). Il fait une observation intéressante au sujet de l’Inde du temps de Mahmud de Ghazni : “Les rajas étaient ses adversaires. L’Hindoustan n’était pas tout entier sous un souverain unique (padshahchaque raja gouvernait sa région de façon indépendante” (p.479). Babur donne la “géographie” de “son” Hindoustan L’Hindoustan est un pays étendu, rempli d’hommes et plein de produits. A l’est, au sud et même à l’ouest, il est limité par le vaste océan qui l’entoure. Au nord, il y a des montagnes qui touchent celles de l’Hindukush, du Kafiristan et du Cachemire” (pp.480-481). Et encore : “A l’époque de ma conquête de l’Hindoustan, le pays était gouverné par cinq Musalman (padshah) et deux Pagans (kafirC’étaient des dirigeants respectés et indépendants, mais il y avait aussi, dans les montagnes et les jungles, de nombreux rais et rajas, tenus en piètre estime” (p.481).

Beaucoup seront peut-être surpris que Babur, si calomnié, ait eu de l'”Hindoustan” une idée qui s’applique à l’Inde indivise d’avant 1947, celle d’un pays unique, d’une seule et même nation, et non pas de deux (maintenant trois) pays ou nations. Pour lui, l’idéal est un gouvernement unifié de ce pays unique, mais il reconnaît qu’à sa venue ce pays avait sept “dirigeants respectés et indépendantsEtant de son époque il regardait comme tout à fait naturel d’étendre son autorité par la force des armes, et son objectif a clairement été de devenir le “Padshah de l’HindoustanIl montre sa conception unitaire du pays par sa façon même de parler des souverains qui l’ont précédé : “Ils ont conquis et gouverné l’Hindoustan”, “occupé longtemps le trône du gouvernement de l’Hindoustan”, “gouverné royalement ce royaume pendant de nombreuses années” (p.479). Eminemment réaliste, Babur aurait probablement exclu “la force des armes” comme moyen de réaliser une Inde politiquement unie dans le contexte du monde d’aujourd’hui, mais sa vision de l’Hindoustan comme d’un pays un l’aurait poussé à tâcher de la réaliser, fût-ce en unités politiques distinctes à l’intérieur de son cher Hindoustan, “ce pays merveilleux” (p.484).

M. Advani a souvent utilisé l’expression “descendants de Babur” (Babur ki aulad) pour désigner les musulmans de l’Inde. Elle est pour le moins inexacte, puisqu’elle ne s’applique qu’aux membres de la dynastie mogole régnante. Dans un sens plus large, elle pourrait servir à désigner les desc