Eglises d'Asie

LE PERE CHAN TIN OU LE DEVOIR DE PAROLE

Publié le 18/03/2010




La récente libération sans condition de deux personnalités catholiques vietnamiennes bien connues, le Père Chân Tin et son ami Nguyen Ngoc Lan, est aussi significative que la mesure administrative prise à leur encontre il y a trois ans. Elle montre que le procès intenté par le Parti communiste vietnamien contre l’Eglise catholique reste toujours vivace mais de moins en moins efficace, alors que le processus de démocratisation, bien que lent, semble aussi inexorable que le décomposition du pouvoir totalitaire en place. Elle témoigne en même temps de la solidité, de la fidélité dans la foi d’une communauté qui, à force d’épreuves, gagne en profondeur et sérénité. Enfin elle prouve que face au pouvoir totalitaire, rompu au double langage, un discours ferme et sans détour qui exprime clairement les exigences de la foi et de la conscience trouve son écho non seulement dans le monde chrétien mais aussi bien au-delà, et contribue d’une manière fondamentale à l’évolution démocratique du pays. Mais revenons d’abord à ce qui s’est passé il y a trois ans.

Une accusation surprenante

Voici, d’après les journaux du régime, de quoi étaient accusés le Père Chân Tin et son collaborateur Nguyen Ngoc Lan:

SGGP (Sài Gon libéré) du 17 mai 1990: “porter atteinte à la sécurité nationale, s’opposer aux intérêts de l’Eglise, du pays et du peuple, semer la division entre la religion et l’Etat, susciter la division au sein de l’Eglise, inciter le peuple à s’opposer au régime socialiste et au rôle dirigeant du Parti communiste vietnamien”.

Công An (Le journal de la police) du 23 mai 1990: “répandre des arguments de guerre psychologique, colporter des fausses nouvelles…, en critiquant la ligne suivie par l’Eglise du Vietnam, en critiquant l’archevêque et en attaquant le Comité d’union des catholiques patriotes, porter la division au sein de l’Eglise, séparer les croyants et le clergé d’avec le peuple et le régime”.

Tuôi Tre (La jeunesse) du 17 mai 1990: “s’opposer au régime socialiste, saper l’union entre l’Eglise et l’Etat, produire et fournir des documents à l’étranger dans le but de saper le pouvoir populaire”.

Evidemment, personne ne prend au sérieux de telles accusations. Que le pouvoir leur fasse grief de porter atteinte à la sécurité de l’Etat, passe encore : chacun aura compris qu’ils nuisent à la sécurité de la dictature; mais les accuser de semer la division au sein de l’Eglise montre à quel point la propagande est devenue mécanique, et le pouvoir aveugle sur ses propres actions. Qui est assez naïf pour croire que le Parti communiste vietnamien se soucie de l’unité de l’Eglise, de ses intérêts et de son orthodoxie ? Par contre tout le monde peut constater ainsi l’aveu involontaire d’un pouvoir totalitaire qui assimile ses intérêts à ceux de l’Eglise. Toujours est-il que, selon le code pénal du régime, de telles accusations auraient dû entraîner au moins une quinzaine d’années de prison et non pas quelques années d’exil. Certains amis de Chân Tin (comme Ngô van An) sont de fait en prison pour des accusations moins graves. Les jésuites du centre Alexandre de Rhodes, les prêtres de la Congrégation de Marie co-rédemptrice ou ceux du “Mouvement sacerdotal marial” par exemple se sont vu infliger des peines de prison autrement sévères. (Nous verrons par la suite quelle est la raison de cette “indulgence” du pouvoir).

Une publicité qui désigne l’ennemi

Mais si les peines étaient légères, elles étaient compensées par des mesures spectaculaires. C’était, après le 8ème plénum de mars 1990, la période de reprise en main et de durcissement face aux événements dans les pays de l’Est. Beaucoup d’opposants ont été arrêtés – discrètement – en même temps que Chân Tin et Nguyen Ngoc Lan. On n’en connaît même pas le nombre. Seuls Chân Tin et Nguyen Ngoc Lan ont fait l’objet d’une large publicité. A l’improviste, tôt le matin, des dizaines de policiers sont venus encercler, fouiller, perquisitionner le petit bureau du père Chân Tin; ils en firent autant en même temps chez Nguyen Ngoc Lan comme s’il s’agissait de dangereux comploteurs ! La nouvelle fut rapidement annoncée dans tout le pays, comme si le régime voulait le faire savoir au monde entier. Lui qui est si secret d’habitude. Suivaient les séances d’explication à l’usage des journalistes et surtout du clergé catholique.

Or tout ce tapage n’était point le fait du Comité populaire de Ho Chi Minh-Ville comme on le faisait croire officiellement. Après les trois fameux sermons sur le repentir (les 9, 10, 11 avril 1990) et devant les avertissements du pouvoir lui reprochant d’utiliser la chaire pour faire de la politique, Chân Tin répond par un quatrième sermon d’une fermeté qui ne laissa aucune place au malentendu. C’était le 13 mai 1990. Le 15 mai, M. Nguyên Van Linh, secrétaire général du Parti communiste vietnamien déclarait: Face à cette situation (la crise du bloc communiste) les forces qui s’opposent au socialisme vietnamien s’imaginent que c’est une occasion propice pour eux. Ils se servent de nos déficiences et de nos difficultés, prétextent ouverture démocratique, pluralisme politique, et, sous couvert de religion ou d’action humanitaire, cherchent à pousser les jeunes gens, les étudiants, les artistes contre la direction du Parti et le socialisme. Ils ont le soutien et l’aide directe des forces de l’étranger (….) Nous engagerons une lutte sans merci contre ces forces” (Tin Nhà n° 3Déclaration générale mais à usage particulier! Religion, action humanitaire, support et aide directe des forces étrangères… On a compris. Le 16 mai Chân Tin et Nguyen Ngoc Lan sont arrêtés. Epilogue: le discours de M. Mai Chi Tho, ministre de l’Intérieur, le 23 juin suivant, devant une assemblée de chrétiens à laquelle était “invité” Mgr Nguyên Minh Nhât, président de la Conférence épiscopale: “Je souhaite que vous qui êtes les dirigeants spirituels d’une partie de notre nation, vous conseilliez à vos fidèles et à vos subordonnés de ne pas “pêcher en eau trouble”,… Si vous ne marchez pas avec nous, cela signifie que vous ne pouvez pas vous unir à nous, mais cela signifie aussi que vous vous opposez à nous. Cela ne peut signifier autre chose” (Tin Nhà n° 3). Ce n’est plus une allusion, ce n’est même pas un avertissement courtois, c’est une menace. Faute de pouvoir amadouer la communauté chrétienne par des faveurs et des autorisations bien choisies, on veut la mettre au pas.

A travers Chân Tin et Nguyen Ngoc Lan, c’était l’Eglise du Vietnam que le Parti communiste vietnamien mettait en résidence surveillée. Mais pour bien comprendre cette tension il faudrait revenir à un point de départ qui fut aussi point de rupture: il faudrait remonter, non pas au mur de Berlin, ni à la Pologne de Lech Walesa comme M. Nguyen Van Linh fait semblant de croire, mais… aux martyrs vietnamiens.

LA GRACE DES MARTYRS

Suite à la demande des Conférences épiscopales du Vietnam (16.11.85), de l’Espagne (19.06.86), des Philippines (13.05.86) et de la société des Missions Etrangères de Paris (02.02.86), de l’ordre des Dominicains (28.12.85), le Saint-Siège a décidé le 22 juin 1987, de canoniser 117 martyrs vietnamiens, déjà béatifiés en plusieurs fois (en 1900, 1906, 1909, 1951).

Le 19 juin 1988, le Pape Jean-Paul II a donc canonisé les 117 martyrs. Cet événement a été précédé d’une campagne intense au Vietnam et dans les milieux vietnamiens à l’étranger. Il y a eu de la part du pouvoir un procès virulent contre la canonisation, procès riche d’enseignements sur l’attitude des uns et des autres. On peut dire sans grand risque de se tromper, que cette affaire a constitué un test décisif qui met à nu l’attitude du Parti communiste vietnamien à l’égard de l’Eglise. Après la lettre pastorale des évêques de 1980, dont la teneur est susceptible d’interprétations diverses (les communistes aiment à s’y référer), la canonisation des 117 martyrs est un événement capital pour qui veut comprendre l’évolution des rapports entre l’Eglise catholique et le pouvoir totalitaire communiste vietnamien.

La réaction officielle du gouvernement vietnamien devant la décision du Saint-Siège fut brutale. Le 18 septembre 1987, neuf mois avant la cérémonie de canonisation, le Bureau des affaires religieuses convoque le Conseil permanent de la Conférence des évêques vietnamiens pour “dénoncer le caractère grave” de la décision du Vatican et “condamner sévèrement le caractère fautif des agissements du Vatican et d’un certain nombre d’évêques au sein de la Conférence des évêques vietnamienne”. Pour le pouvoir communiste, la décision du Saint-Siège est “un acte impliquant une intention politique malveillante, visant à dénaturer l’histoire révolutionnaire du peuple vietnamien, à exciter le fanatisme du martyre chez une partie des fidèles et du clergé vietnamien, à susciter la désunion entre catholiques et non-catholiques; c’est une décision qui porte atteinte à la cohésion nationale de notre peuple, surtout en cette période où le Parti et l’Etat s’efforcent de réaliser correctement la politique religieuse, renforcer l’union de tout le peuple pour surmonter les défis, les difficultés, afin de réussir la construction du socialisme et défendre fermement la Patrie socialiste vietnamienne”.

Des catholiques “patriotes”

Tout est dit en quelques mots. La suite avec ces colloques “scientifiquesces campagnes de presse, ces séances d’étude interminables et répétitives, organisées partout à tous les niveaux dans le pays ne fait que répercuter, approfondir et clarifier la position gouvernementale. C’était un immense psychodrame à l’échelle nationale, une sorte de lynchage idéologique étonnamment anachronique et incompréhensible, vu du dehors. On se contentera ici de consulter le document le moins officiel du pouvoir: le dossier intitulé “L’affaire de la canonisation des martyrs vietnamiens” (Viêc phong Thanh cac chan phuc tu dao Vietnam) publié par le bureau du Comité d’union des catholiques patriotes: en dehors des documents officiels de l’Eglise et de deux articles à caractère informatif, les autres articles constituent une prise de position qui, avec des nuances relevant souvent de la clause de style, vont tous dans le même sens: faire le procès de la canonisation. Il y a bien une différence: alors que pour le Bureau des affaires religieuses, la décision du Vatican est condamnable parce qu’elle “porte atteinte à la cohésion nationaleon va voir, en examinant ces articles, que, pour eux, elle est aussi et surtout nuisible à l’Eglise. Mais s’agit-il d’une différence ou d’une répartition des tâches ?

Un évêque, Mgr Bui Tuan, dans trois articles, insiste sur la “complexité” du problème et prône une attitude de “sagesse” pour reconnaître finalement que cette affaire “aura des conséquences très néfastes, surtout pour l’intégration des catholiques dans la société” (comme s’ils pouvaient vivre en dehors!); il rapporte l’opinion de chrétiens selon laquelle la canonisation risque de “remuer un passé de ténèbres” au moment où “la société nouvelle a ouvert généreusement les bras pour accueillir l’entrée des catholiques” (p.33).

Le père Thiên Cam, théologien des catholiques patriotes, auteur de deux articles dans ce dossier, est d’accord avec Mgr Bui Tuan sur ce dernier point, ajoutant que la position de l’évêque est ici “en accord avec la position que le Bureau des affaires religieuses de notre gouvernement a exprimé d’une manière franche et ferme” (p.53). Il pense que “tout serait peut être simple s’il n’y avait que le pouvoir de l’Etat et l’Eglise, puisque ce n’est pas le pouvoir actuel qui a persécuté la religion et exécuté les martyrs, de sorte qu’il n’a aucun complexe. La raison qui a poussé le pouvoir à montrer qu’il y a problème dans cette affaire de canonisation c’est qu’il craint qu’elle ne porte atteinte à l’esprit d’union nationale” (p.41). Finalement ce que propose ce prêtre est d’entreprendre “un processus nouveau, en commençant d’abord par consulter le pouvoir et par discuter avec lui”. Il demande à l’Eglise du Vietnam de “n’établir le dossier de demande de canonisation que pour les martyrs d’origine vietnamienne” et si, dans la liste, il y a des martyrs susceptibles de “provoquer des réactions défavorables au sentiment de l’union nationale, il convient de demander de surseoir à leur canonisation” (p.54).

La lettre du groupe de théologiens du Comité d’union des catholiques patriotes écrit: “Puisque l’histoire est complexe … il faut d’abord résoudre les problèmes politiques” avant de penser à la canonisation. Agir autrement serait “fournir des prétextes pour ranimer la division entre catholiques et non-catholiques, avec des conséquences néfastes à long terme avant tout pour nous les catholiques” (p.57-58). Les auteurs de la lettre, qui ne donnent pas leur nom, savent parfaitement que les problèmes politiques et la division dont ils parlent concernent directement le Parti communiste vietnamien d’où cette assertion qui révèle le fond de leur pensée: “Les principes de l’Etat (socialiste) ont depuis toujours établi clairement le respect de la liberté de croyance et, sur le fond, cette position a été et est appliquée d’une manière juste”. Ils demandent aussi aux évêques de dissocier sur la liste les martyrs vietnamiens et les martyrs d’origine étrangère, c’est-à-dire missionnaires.

Des hommes “d’ouverture”

Comme “il faut d’abord résoudre les problèmes politiquesles voici présentés dans le même dossier par deux intellectuels notoires du régime, réputés hommes d’ouverture, M. Tran Bach Dang (ancien directeur du Bureau des affaires religieuses) et le Dr Nguyen Khac Vien:

Pour Tran Bach Dang, “compte tenu du moment, ‘mourir pour la religion’ (au Vietnam) ne pouvait pas être considéré de la même manière que dans d’autres instances de ‘persécution’ que nous pouvons rencontrer ailleurs dans le mondeAu Vietnam, la patrie était en danger, la peur de la cinquième colonne est tout à fait compréhensible, d’après l’auteur qui, avec des nuances pour la forme, affirme que “pour l’essentiel c’était un problème politique, mieux, il s’agissait de la survie de la patrie“. Voilà ce que Tran Bach Dang appelle la “vérité historiquevérité qui se prolonge jusqu’à nos jours puisqu’il enfonce le clou: “Même les événements proches de nous, le Parti néglige de les rappeler, je veux parler de la période de ‘Bui Chu – Phat Diêm’, dont aucun argument ne peut effacer le caractère d’opposition à la patrie avec des armes fournies par les Français…” Alors que “le Parti communiste et le peuple vietnamien se sont efforcés et s’efforcent encore de panser les blessures du passé, et veulent les oublier au nom des intérêts du pays et de l’union nationale”. Tous ces efforts seraient détruits par la canonisation et “cette catastrophe, c’est l’Eglise et les fidèles qui la subiraient lourdement, non le Parti, l’Etat et le peuple” (c’est M. Tran Bach Dang qui souligne). Et M. Tran Bach Dang, généreusement, affirme qu’il veut “défendre le renouveau qui s’est affirmé dans l’Eglise, surtout parmi les fidèles depuis plusieurs années, un renouveau qui présente l’Eglise du Vietnam d’un point de vue positif” (le point de vue du Parti certainement) (p.35).

Quant à M. Nguyen Khac Vien, le titre même de son article sous-entend déjà une condamnation: Mourir pour la religion, Mourir pour qui? La réponse est claire. L’auteur n’approuve pas la persécution religieuse des rois et mandarins de la dynastie des Nguyen “mais nous ne pouvons pas les condamner pour avoir utilisé des moyens rigoureux pour préserver le sort de la patrieOn voit donc que pour lui aussi, les catholiques représentaient la cinquième colonne et il craint que, avec cette canonisation, “beaucoup de gens dans le monde, spécialement parmi les chrétiens, n’éprouveraient pas de compassion pour l’Eglise du Vietnam qui vivrait sous la persécution, et des Vietnamiens non catholiques, des cadres ayant des préjugés finiraient par se dire: c’était à prévoir, on ne peut pas faire confiance aux chrétiens, ils se tournent toujours du côté de l’Occident”. Pour M. Nguyen Khac Vien “C’est évident, cette canonisation est un coup bas (don hiêm) porté contre notre unité nationale”.

En résumé, pour ces deux membres éminents du Parti communiste vietnamien, les martyrs ne sont pas morts pour leur foi et s’ils considèrent que la persécution contre les catholiques n’était pas une mesure judicieuse, ils se refusent à la condamner. C’est que la communauté catholique constitue, pour eux, la cinquième colonne, ou au mieux un “corps étranger” comme écrit M. Nguyen Khac Vien dans un de ses articles. En clair: les catholiques étaient des traîtres à la patrie. Ils l’étaient encore récemment, d’après M. Tran Bach Dang. Ce qui explique les persécutions autrefois et la méfiance aujourd’hui. D’où cette défense du “renouveau” de l’Eglise qui consisterait pour eux dans une sorte de repentir et de conversion des chrétiens à la patrie, identifiée au peuple, à la nation et enfin au Parti.

Faire disparaître la mémoire des martyrs

Ce qui est navrant, c’est que des catholiques dits patriotes, se laissent entraîner dans ce jeu de dupes et de falsification de l’histoire des martyrs. Si les problèmes sont avant tout politiques, il n’y a plus lieu de vaticiner sur la complexité de l’histoire: ils ne sont pas morts pour leur convictions religieuses, mais pour la politique coloniale de la France. Il n’y a plus de martyrs, il n’y a que des traîtres. Et il faudrait demander la canonisation des Van Thân, comme écrit Nguyên Khac Viên: “Nous ne pouvons pas ne pas vénérer les combattants Van Thân patriotes et héroïquesRenoncement difficile à comprendre de la part de gens qui se déclarent théologiens.

On est perplexe sur leur bonne foi quand ils supplient l’Eglise de discuter avec le pouvoir avant de demander la canonisation, eux qui ont le monopole de l’information dans toute l’Eglise du Vietnam: le cardinal Trinh Van Can, président de la Conférence épiscopale, a posé le problème au Bureau des affaires religieuses dès 1980. En 1982, il soulève de nouveau la question avec le ministre de l’Intérieur, en lui communiquant la liste des 117 martyrs béatifiés et de 1 000 serviteurs de Dieu. Il ne reçut aucune réponse. Ou plutôt si : le pouvoir interdit la réimpression des prières aux martyrs vietnamiens; il alla jusqu’à interdire l’utilisation du terme de “martyr” pour désigner les martyrs vietnamiens. On vient de voir comment M. Nguyen Khac Vien récuse l’existence des martyrs et comment M. Tran Bach Dang n’utilise “persécution” et “mourir pour la religion” qu’entre guillemets. Si on ajoute que, un mois avant la cérémonie de canonisation, les évêques vietnamiens réunis en assemblée ont dû réécrire jusqu’à huit fois une lettre pastorale de deux pages (comme dans les camps dits de rééducation!) sans qu’elle trouve grâce auprès du pouvoir, de sorte qu’ils ont dû se séparer sans un mot sur un événement capital pour l’Eglise du Vietnam, on comprend que le cardinal ait eu totalement raison d’oeuvrer dans le silence. Quant à savoir si l’ensemble des évêques était ou non d’accord avec le cardinal, la réponse fut donnée plus tard par Mgr Nguyen Minh Nhat, qui a succédé au cardinal comme président de la Conférence épiscopale. Le 24 novembre 1990, jour de la fête des martyrs vietnamiens, dans un discours prononcé devant le pape, et entouré de presque tous les évêques vietnamiens en visite ‘ad limina’, il déclare: “La joie que nous éprouvons de nous réunir autour de vous, Très Saint Père, est d’autant plus intense qu’elle compense en partie notre absence totale le jour de la canonisation des 117 martyrs vietnamiens, place Saint Pierre à Rome. Ce geste solennel du Saint-Siège a marqué et marquera pour les générations futures la grâce insigne que la Providence a accordée à notre EgliseDans une interview accordée à la revue Eglises d’Asie, à la même époque, Mgr Nguyen Nhat précise que le Comité d’union des catholiques patriotes a perdu la confiance des catholiques à cause de son attitude dans l’affaire de la canonisation. Voilà qui est clair.

Les leçons d’un procès

En réalité, si le procès contre la canonisation a été d’une telle intensité, c’est qu’il condense et révèle à l’état pur les éléments fondamentaux du procès intenté par le Parti communiste vietnamien à l’Eglise catholique.

Outre son caractère marxiste, ce procès plonge ses racines dans un autre procès qui date du temps des Van Thân; ces mandarins et lettrés imbus d’un confucianisme décadent ne voyaient dans le christianisme qu’un égarement, pire, une perversité de l’esprit humain. Faute de pouvoir résister à la conquête des “diables blancs” (bach qui), ils s’en prenaient à ceux de leurs compatriotes qui embrassaient une religion ignorée chez les ancêtres.

Pour un communiste, il va de soi que tout est politique et que la politique, c’est-à-dire le Parti, doit tout régenter dans les moindres détails. C’était déjà le cas pour les confucianistes qui concevaient l’art de gouverner comme un art total. La politique devait embrasser l’ensemble des activités humaines pour les orienter vers le bien (en vietnamien, ‘politique’ se dit “chinh tri”, orienter, corriger, punir (tri) selon le droit, le juste (chinh). C’est une conception qui se défend parfaitement mais elle porte en elle le germe totalitaire. Quand des lettrés décadents s’arrogent le droit et le monopole du droit chemin et qu’ils excercent en plus la réalité du pouvoir, ils deviennent dangereux. Le slogan des Van Thân était: “Ecrasons l’Occident, tuons la Perverse” (Binh Tây, sat Ta). Les hommes comme Nguyen Khac Vien ou Tran Bach Dang sont certainement des hommes sympathiques et respectables, mais à les lire on ne peut pas ne pas reconnaître qu’ils reprennent quelques erreurs tragiques déjà commises par les Van Thân. Ce sont des Van Thân modernes qui ont trouvé dans le marxisme leur justification “scientifique

Enfin tout comme la classe dirigeante aux temps des persécutions contre les chrétiens, le pouvoir actuel est incapable d’ouvrir les yeux devant les changements du monde, arc-bouté qu’il est sur ses privilèges. Il parle d’ouverture et de renouveau mais reste coincé dans son corset mental. Sa façon de traiter la communauté catholique est significative de sa manière de voir le monde extérieur, tellement cette communauté est pour lui symbolique des tentations et des dangers du dehors. Il cherche volontiers le salut à l’étranger: en URSS d’abord, en Chine ensuite, aux Etats-Unis maintenant, mais pour conjurer les dangers du dehors il sévit de préférence contre les ennemis parfaitement imaginaires du dedans. Comme dit M. Nguyen Van Linh : action humanitaire, religion, support de l’étranger. La hantise de la cinquième colonne et la recherche du bouc émissaire pour se masquer à soi-même son impuissance se sont cristallisées sur la communauté chrétienne comme un abcès de fixation.

Pour être juste, et surtout pour être clair, il faut préciser que cette manière de voir se rencontre aussi chez d’autres. Certains qui témoignent de la sympathie à l’égard des catholiques les considèrent comme appartenant à une force politique internationale dont le centre serait le Vatican et attendent que l’Eglise du Vietnam, soutenue par le Vatican, entre dans l’arène politique pour renverser la dictature communiste. Dangereuse sympathie, qui selon les circonstances se transforme naturellement en antipathie, voire en accusation.

C’est que la séparation entre la religion et la politique est une idée encore neuve pour les Vietnamiens, d’autant plus que séparation ne signifie pas indifférence. Ce qui facilite la tâche du Parti communiste vietnamien qui excelle à entretenir la confusion et à pratiquer l’amalgame.

Voilà pourquoi la stratégie constante du pouvoir communiste est de transformer tout procès contre une personnalité catholique en procès contre l’Eglise catholique. Et ce procès est, pour l’essentiel, toujours le même: il met en question l’existence de l’Eglise en tant que communauté de foi et d’espérance. La décision du Pape de canoniser les 117 martyrs vietnamiens est un acte qui affirme clairement l’existence de l’Eglise en tant que telle. On comprend que le pouvoir soit amené, sinon acculé à la nier dans ce qu’elle est essentiellement et à énoncer brutalement les termes de l’accusation qui ont pour but de la défigurer avant de la condamner.

Le présent de l’Eglise du Vietnam est hypothéqué par son passé, or son passé est un passé coupable, puisque lié à la perte de l’indépendance nationale.

Le statut de l’Eglise du Vietnam est grevé par son appartenance étrangère ; dans sa nature même elle est donc antinationale, son identité est douteuse.

La place de l’Eglise au sein de la nation fera donc toujours problème, quoi qu’elle fasse. Son rejet va de soi. La tolérance est déjà une grande faveur.

Un catholique acceptable est un catholique qui cultive le complexe de culpabilité. Une Eglise catholique qui “vit l’Evangile au sein de la nation” doit être une Eglise un peu honteuse de ses ancêtres, les martyrs, c’est-à-dire de la foi qui l’anime. Il était temps de parler clair et de crever l’abcès!

L’intervention du Père Chân Tin

Chân Tin a parlé dans le cadre de la réunion des milieux catholiques du 3ème arrondissement de Ho Chi Minh-Ville le 18 janvier 1988, au siège du Front patriotique. Après un rappel des faits, il fait quelques observations et propositions.

Il constate que dans les lettres de demande de canonisation, on peut trouver quelques formulations excessives, mais le contenu de toutes ces lettres “exprime le désir profond d’une canonisation des martyrs vietnamiens qui mette en valeur la foi de personnes héroïques, prêtes à mourir pour un idéal, pour une religion, d’une manière non violente”.

Si le Saint-Siège a pris la décision d’élever les martyrs vietnamiens, déjà béatifiés depuis longtemps, au rang de saints, c’est pour “répondre à l’attente des conférences épiscopales vietnamienne, philippine, espagnole, et de la société des Missions Etrangères de Paris, de l’ordre des Dominicains, et à l’attente des catholiques vietnamiens depuis des générations”. Ce n’est donc pas une initiative du Vatican “ayant une intention politique malveillante visant à falsifier l’histoire révolutionnaire du peuple vietnamiencomme le prétendait M. Nguyen Quang Huy, directeur du Bureau des affaires religieuses.

Dans cette affaire, il est possible que des personnes ou des groupes aient des visées politiques, mais cela ne saurait être le fait des évêques ou du Pape “qui ne prennent en compte que leur responsabilité à l’égard des chrétiens vietnamiens comme à l’égard des chrétiens japonais il y a quelques années”.

Mais “avec son point de vue politique, comme avec le point de vue historique qui manque encore de clarté chez certains compatriotes, l’Etat n’est pas content”.

“Après quoi le Conseil permanent de la Conférence épiscopale a diffusé un communiqué demandant de vénérer ‘les bienheureux vietnamiens’ comme par le passé, sans rien organiser de nouveau qui s’oppose à l’orientation de l’Eglise unie à la nation.”

Suit une réponse en trois points.

– En ce qui concerne le gouvernement : il lui demande non seulement de ne pas s’opposer à la canonisation, mais encore de la soutenir, car l’immense majorité des catholiques ne comprendraient pas son attitude négative; ils seraient découragés et leur effort pour reconstruire le pays en souffrirait. Par contre les opposants à l’étranger y trouveraient l’occasion de proclamer que le régime communiste vietnamien persécute la religion. Alors que le pays est déjà très isolé sur le plan international, il le deviendrait encore davantage. Si le gouvernement trouve que les circonstances historiques étaient complexes, que certains parmi les martyrs posent problème ou que les discussions ne sont pas suffisantes, rien ne l’empêche d’accompagner son soutien de quelques réserves. Mais créer des difficultés à une cérémonie “qui met en valeur des Vietnamiens héroïques prêts à se sacrifier pour un idéal” fait tort au pays, au régime comme aux chrétiens. Sur ce point, Chân Tin emprunte le point de vue du régime pour lui montrer tous les avantages qu’il peut tirer de la canonisation.

– A l’égard du Comité d’union des catholiques patriotes : demander de retarder la canonisation, c’est camoufler maladroitement un ordre qui vient d’ailleurs et qui veut se faire passer pour une exigence émanant de la base. Quant à la proposition de séparer les missionnaires des Vietnamiens, elle est “bête, ingrate(an chao da bat) et suscite la division parmi les chrétiens: “Les communistes eux-mêmes vénéreraient des communistes étrangers qui auraient affronté les dangers, seraient entrés illégalement dans le pays pour enseigner l’idéal communiste et qui seraient fusillés pour cela. Animés par la foi, les missionnaires étrangers ont renoncé à une existence confortable dans leur pays pour aller annoncer la Bonne Nouvelle dans un pays arriéré. Ils ont été arrêtés, torturés, exécutés par les pouvoirs féodaux. Ils ont sacrifié leur vie pour propager la foi. Ils sont donc martyrs. Si, par la suite, certains parmi eux ont été peu ou prou impliqués dans la conquête française du Vietnam, il faut dire que, en leur conscience et à l’époque, ils pouvaient penser que c’était une bonne chose si l’aide des Français pouvait mettre fin aux persécutions. Ils pouvaient même penser que l’établissement du pouvoir français sur le pays était une bonne action quand ils estimaient, à tort, que les Français apporteraient la civilisation chrétienne à un pays arriéré. Avec notre conception actuelle de l’autonomie des peuples, de l’indépendance, de la liberté, nous disons qu’ils se sont trompés. Mais il y a quelque trois siècles, une telle conception n’était pas si claire. Et même aujourd’hui où cette conception est parfaitement claire, nous observons des situations dans lesquelles on demande à une puissance étrangère de faire son devoir international en intervenant contre un pouvoir légal mais cruel. Ainsi la situation complexe de l’époque de nos martyrs échappe difficilement aux interprétations subjectives. Les discussions seront encore longues”.

– A l’égard de l’Eglise du Vietnam, apparemment le Père Chân Tin est sévère: Il “espère que les évêques vietnamiens ne deviennent pas la risée des fidèles et du monde extérieur (…) en demandant au Saint-Siège de surseoir à la canonisation ou de mettre à part les missionnaires”. Il sait parfaitement que ce n’est absolument pas le désir des évêques. Bien au contraire. Il sait que l’épiscopat subit une pression très forte de la part du pouvoir, on chuchote même que si Mgr Bui Tuan a parlé dans le sens du Bureau des affaires religieuses c’est qu’il s’était déjà sacrifié pour ses collègues. De toute façon, le communiqué du Conseil permanent de la Conférence épiscopale envoyé le 19 septembre 1987, juste un jour après avoir été convoqué par le Bureau des affaires religieuses, sur ordre du président du conseil, était une faiblesse, faiblesse d’autant plus regrettable que le communiqué, d’abord confidentiel, était devenu public le même jour. Le Conseil permanent a cédé deux fois en une journée. Il s’est d’abord résigné, à la demande du pouvoir, à “conserver la manière de fêter les bienheureux vietnamiens comme par le passéCe qui revient à renoncer au moins en parole, à la canonisation. Remarquons que le mot “martyr” n’est même pas utilisé dans le communiqué. Ce geste a dû coûter aux prélats membres du Conseil. Et on comprend qu’ils aient voulu que le communiqué restât confidentiel. Mais le même jour, Mgr Nguyen Van Sang, secrétaire général du Conseil permanent devait, par télégramme, inviter les évêques à rendre public le contenu de ce communiqué auprès du clergé et des fidèles. Quand on a cédé une fois… Les évêques doivent être prudents. Ils doivent aussi rester fermes. Il est important que ceux dont ils ont la charge les y encouragent.

Evidemment, l’intervention de Chân Tin (comme plus tard l’article percutant de Nguyen Ngoc Lan) ne sera pas publiée dans la presse du régime, y compris le Cong Giao và Dân Tôc (Catholicisme et nation), organe des catholiques patriotes. Mais elle s’est vite répandue dans le pays et à l’étranger. Simple effet d’une parole vraie quand le mensonge règne. A vrai dire il fallait être Chân Tin pour se faire entendre.

Personnes au-dessus de tout soupçon

Revenons au deuxième élément de la réponse qui, à travers les catholiques patriotes, vise en fait le Parti communiste vietnamien. Sans nier la complexité de l’histoire – mais quelle histoire n’est pas complexe ? – Chân Tin la néglige pour aller au coeur de la question : la raison profonde et même la seule de la persécution était d’ordre religieux. Dans les 53 décrets de persécution, il n’y a pas un seul motif d’ordre politique. Nguyên Ngoc Lan l’a montré avec force dans son article. S’il y avait eu des motifs politiques, il aurait été facile d’obliger les chrétiens à marcher sur le drapeau français par exemple. Or c’était toujours la croix sur laquelle les autorités obligeaient les chrétiens à marcher (qua khoa) pour montrer qu’ils renonçaient à leur foi. Mais à supposer qu’il y eût des raisons politiques, il faut encore faire l’effort minimum de se placer du point de vue des persécutés pour reconnaître qu’ils sont morts, eux, pour leurs convictions religieuses. C’est peut-être subjectif, ce n’est peut-être pas convaincant. Pourtant on ne peut pas ne pas être convaincu! Car il n’est pas imaginable que tant de personnes (on avance le chiffre de 100 000) aient pu sacrifier leur vie pour une question d’intérêt. Les innombrables soldats vietnamiens tombés dernièrement sur les champs de bataille ne cherchaient certainement pas à prouver la vérité ou la fausseté du marxisme scientifique, ni à défendre les intérêts de l’URSS ou des Etats-Unis ni, à vrai dire, les intérêts du pays. Toute religion a sa dimension historique, sociologique, politique, mais il est injuste de la réduire à ces aspects surtout quand on projette en plus dans le passé des schémas qui ne sont même pas du présent mais qui sont fabriqués pour les besoins d’une cause, celle d’un régime totalitaire moribond plus rétrograde en un sens que les dynasties anciennes, puisque en faisant le procès de la canonisation, il veut persécuter les martyrs vietnamiens une seconde fois.

Ce que dit Chân Tin des missionnaires est admirable de lucidité et de simplicité. Affirmer qu’ils sont venus dans un “pays arriéré” doit faire tiquer beaucoup de Vietnamiens si fiers, à juste titre, – trop peut-être – d’une culture plusieurs fois millénaire. On peut être cultivé et rester arriéré sur le plan scientifique et technique. L’incapacité de reconnaître ce retard est pourtant une preuve de sa myopie et de son retard culturel. Le grand patriote Phan Bôi Châu, à propos de cette longue période de persécution fit un commentaire qui résume tout: “Hélas! L’époque était arriérée” (Than ôi! Thoi dai chua khai hoa…) Refuser de séparer les missionnaires martyrs des martyrs d’origine vietnamienne n’est pas seulement une marque de profonde reconnaissance à l’égard des ancêtres dans la foi. C’est aussi une preuve d’indépendance culturelle. Il faut être Vietnamien pour apprécier à sa juste valeur une telle attitude. Le colonialisme, c’est fini, mais le “complexe de colonisé” est tenace et induit si facilement une mentalité ombrageuse, revendicative à l’égard de l’ancienne métropole et par extension à l’égard de l’étranger, autre nom de l’Occident.

Il fallait des hommes au-dessus de tout soupçon comme Chân Tin, qui ont fait leurs preuves, pour pouvoir nommer une réalité qui saute aux yeux et énoncer quelques évidences sans qu’on puisse leur coller des étiquettes infamantes ou leur prêter des intentions obscures.

Au sein du peuple de Dieu

Personne en effet ne pouvait accuser Chân Tin et ses amis d’être réactionnaires ou de prendre le parti de l’étranger comme le pouvoir le fait à tout propos quand il a affaire à des catholiques. Avant 1975, il animait le Comité de défense des prisonniers politiques, faisait partie des personnalités qui dénonçaient les exactions de l’ancien régime, luttaient pour l’indépendance, contre l’intervention américaine, militait en faveur de la négociation et du dialogue entre Vietnamiens. Des 69 numéros de la revue Doi Dien dont il était directeur et M. Nguyen Ngoc Lan, rédacteur en chef, seuls les 10 premiers numéros et les numéros 19 et 20 n’ont pas été confisqués. Chân Tin a subi procès sur procès, a encouru plusieurs condamnations. Le mensuel fut finalement interdit et devint clandestin. Invité par le nouveau pouvoir à reparaître, le mensuel a cessé de paraître fin 1978. Le régime croyait avoir affaire à des partisans, il se trouvait devant des partenaires prêts à collaborer pour le bien du pays mais non à abdiquer leur liberté d’esprit. Et tandis que les communistes supportent mal leur critique, certains anticommunistes ne leur pardonnent pas de ne pas avoir ménagé l’ancien régime. Débat passionné et surtout passionnel entre Vietnamiens. Quoiqu’il en soit, Chân Tin et Nguyen Ngoc Lan ont continué à parler clair et fort jusqu’en 1988, sans que le pouvoir s’en émeuve ni que ceux qui les considèrent comme des partisans du régime les entendent. Il a fallu “l’intervention des martyrs” pour que les uns et les autres, y compris probablement Chân Tin lui-même, s’aperçoivent avec surprise de cette voix qui monte comme du sein même du peuple de Dieu. La communauté catholique l’adopte, elle a entendu sa propre voix. Chân Tin, Nguyen Ngoc Lan et leurs amis ont reconnu la voix qu’il faut désormais continuer à proclamer. Le pouvoir ne s’y trompe pas: le 7 juin 1988 le directeur de l’Information le convoque et le menace. Inutile évidemment. Chân Tin persiste dans sa fermeté. D’autres interventions vont suivre, individuelles ou collectives, dactylographiées, ronéotypées, enregistrées, imprimées à l’étranger… Un mouvement de fond pour l’indépendance et la liberté de l’Eglise est là comme spontanément, naturellement, non pour préserver une institution ou on ne sait quels intérêts de l’Eglise, mais pour proclamer la liberté de croire pour tout homme.

Un révélateur

La fête de la canonisation a été l’occasion d’une affirmation, les chrétiens diraient une confirmation – et non une réaction. Affirmation de la foi, indépendamment en quelque sorte des contingences socio-historiques, importantes certes mais non déterminantes. Il s’agit avant tout d’être pour les martyrs et non pas contre quelqu’un. Affirmation ensuite de la liberté de l’Eglise, inséparable de la liberté de l’homme. Un jour, on comprendra peut-être que être chrétien au Vietnam autrefois, dans un pays où il était inconcevable que la religion du roi ne fût pas aussi celle de ses sujets, où la culture apparemment tolérante, dans les faits ignorait la différence, était un acte d’une nouveauté pratiquement incompréhensible. L’existence même des chrétiens fut et est, objectivement, facteur de démocratie. Puisqu’il n’y a pas de démocratie possible sans respect de la différence, sans droit reconnu à la minorité. Comparer l’Eglise du Vietnam avec la Pologne catholique n’a aucun sens. Enfin, affirmation toute naturelle de la Patrie: la fierté d’être les descendants des martyrs, c’est en même temps la fierté d’appartenir à un peuple prêt à mourir pour la liberté. Paradoxalement, cette fierté se manifeste dans le refus de séparer les missionnaires martyrs des martyrs d’origine vietnamienne. Le vrai patriotisme n’est pas exclusif, il est ouverture sur la terre entière, patrie de tous les hommes.

C’est dire que la canonisation a été un révélateur qui départage:

– entre ceux qui, sans renier le passé, ne cherchent plus à le falsifier et ceux qui, incapables de regarder l’histoire en face, se condamnent eux-mêmes à la répéter en cherchant aujourd’hui comme autrefois le bouc émissaire susceptible de camoufler les crimes et les lâchetés collectives

– entre ceux qui, sans méconnaître les valeurs traditionnelles, l’enracinement nécessaire, acceptent de s’ouvrir au monde extérieur et ceux qui s’enferment frileusement dans une soi-disant tradition réduite aux aspects folkloriques ou transformée en fonds de commerce, c’est-à-dire dans un passé définitivement mort, et non un enracinement nécessaire

– entre ceux qui luttent là où ils sont et à l’époque où ils se trouvent, pour la liberté et la dignité de l’homme, et les opportunistes qui utilisent les droits de l’homme et du citoyen comme des slogans pour arriver à leur fin (les communistes vous soutenaient quand vous défendiez les droits de l’homme avant 1975 dans le Sud, mais vous mettent en prison si vous faites la même chose après 75),

– entre l’ensemble des catholiques qui vivent leur foi au jour le jour, dans des conditions très difficiles, et un petit groupe de catholiques qui s’abritent derrière le pouvoir et qui sous prétexte de “vivre la Bonne Nouvelle au sein de la nationl’enferment même pas dans une nation, mais dans un parti politique, qui plus est, totalitaire.

Dans les circonstances présentes, concrètement, tout cela revient à départager entre partisans et adversaires de la liberté. Si, dans le débat sur la canonisation, on parlait tant de la complexité du passé, c’est que le présent est d’une simplicité tragique. Le rouleau compresseur de la dictature a tout écrasé, effacé. L’immense peuple victime pratique la longue résistance à sa manière: diverse, multiple. La composante chrétienne de ce peuple résiste deux fois: comme peuple et comme chrétienne. Puisqu’elle est opprimée deux fois. Peuple, elle partage le sort de 95 % de Vietnamiens vivant depuis 18 ans sous le régime totalitaire. Chrétienne, elle est mise à part par le pouvoir totalitaire (citoyen de deuxième catégorie, interdit de certaine fonctions…) qui excelle à créer la confusion en la montrant du doigt, en cherchant dans le passé quelque “complexitéquelques “problèmes” pour produire un rideau de fumée sur les échecs actuels. Il se trouve que comme tous les autres, les catholiques résistent bien. Ils arrivent à se maintenir. Minoritaires par le nombre, ils représentent une force spirituelle qui rayonne bien au-delà de leur propre communauté. Cette force spirituelle fait partie intégrante du patrimoine culturel national, en deçà ou plutôt au-delà des oeuvres sociales bien connues, des productions culturelles indiscutables (ne serait-ce que l’invention du Quôc ngu), elle a sa source dans cette foi pour laquelle sont morts les martyrs. Le reste est secondaire.

Certes il faut se faire comprendre, trouver l’expression adéquate, choisir judicieusement les modalités adaptées aux hommes, aux circonstances, aux cultures. Mais adaptation ne signifie pas concession, mise à jour n’est pas mise en boîte. Incompréhension ou tactique? Le Parti communiste vietnamien continue à jouer avec le renouveau de l’Eglise. On cite Vatican II à tout propos pour opposer les catholiques “progressistes” et les catholiques “réactionnairesceux du Sud et ceux du Nord. Or s’il est important pour les catholiques vietnamiens que Dieu parle vietnamien plutôt que fançais ou anglais, ce qui est essentiel tout de même pour eux c’est que Dieu existe. Quant à parler les langues étrangères ou suivre les modèles occidentaux, ils ne sont sûrement pas, parmi les Vietnamiens, les plus fervents et les plus experts. Aux yeux du Parti communiste vietnamien, Chân Tin et ses amis sont des représentants attitrés du courant progressiste, d’aucuns les considèrent d’ailleurs comme des crypto-communistes (Công san nam vùng!), pareils aux membres du Comité d’union des catholiques patriotes. Ce qui explique cette patience du pouvoir à l’égard de leurs critiques et son embarras quand il a fallu prendre ces demi-mesures administratives contre eux il y a trois ans. Les martyrs vietnamiens ont obligé tout le monde à “jouer cartes sur table” pour reprendre le titre d’un livre de Tran Bach Dang. Il n’est plus possible de confondre prudence et lâcheté, charité et compromission, renouveau et opportunisme. Ce qui est en jeu, ce n’est plus l’histoire, ni la politique, c’est la liberté de croire, autrement dit, la liberté tout court. Ce qui fait problème, ce ne sont plus les étiquettes : socialisme, progressisme, nationalisme, etc… mais le totalitarisme. Le mérite de Chân Tin et de ses amis est d’avoir fait et dit cela, que ressentent au fond les chrétiens de base, et de montrer clairement que les catholiques de ce pays, avec leurs imperfections, leurs erreurs, et même leurs péchés continuent à marcher sur la trace de leurs ancêtres dans la foi, les martyrs, pour suivre non point un message qui vient de loin mais une Bonne Nouvelle qui vient de haut. Il était donc urgent de faire taire cette voix. Evidemment, c’est impossible. Le pouvoir a réussi à neutraliser à peu près la voix de feu Mgr Nguyen Kim Dien. Chân Tin et ses amis ont continué. Sans ceux-ci, il y en aurait d’autres. L’arrestation de Chân Tin et Nguyen Ngoc Lan le 16 mai 1990 était l’erreur inévitable, consciente, donc la faute d’un pouvoir qui refuse de changer. Leur libération sans condition les 12 et 15 mai 1993 est la reconnaissance d’un échec : celui de la tentative de contrôle et de mise au pas de l’Eglise du Vietnam. Il préfigure l’échec final.

Pour conclure : réconciliation

“Au moment des funérailles de mon frère à Nha Trang (le 13 mai 1990) comme aujourd’hui à l’occasion de la messe célébrée par la communauté des rédemptoristes en l’église de Ky Dông (Hô Chi Minh-Ville), dans mon oraison funèbre, j’ai rappelé à l’Etat qu’il doit nous laisser augmenter le nombre de jeunes prêtres pour remplacer les prêtres âgés ou décédés. J’ai demandé à l’Etat de respecter la liberté religieuse, de respecter la liberté de l’Eglise” (lettre du 20 mai 1990).

Sitôt libéré, le Père Chân Tin reprend donc sa liberté de parole ! Il n’y a d’ailleurs jamais renoncé : du lieu de son exil il a pris la défense des bouddhistes. Ses deux lettres écrites à la fin de 1992 et publiées dans “le dossier Chân Tin” sont d’une sévérité extrême pour la politique du pouvoir à l’égard du bouddhisme. Dans une interview diffusée par Radio France international (captée au Vietnam) les 13 et 20 juin derniers, il récidive. Son collaborateur Nguyen Ngoc Lan a fait de même.

Dans une lettre écrite à la fin du mois d’avril 1993, faisant le bilan de ses trois années d’exil, il constate que si le pouvoir lui a interdit “d’exercer la profession de religion” (hàng nghê’ tôn giao), il n’en a pas moins continué à accomplir les devoirs de son ministère: ne pouvant dire la messe à l’autel, ni prêcher en chaire, il célèbre la messe, parle aux fidèles, assis au milieu d’eux, et ainsi fait la catéchèse au jeunes et aux moins jeunes ; il a baptisé une vingtaine d’adultes. Chaque dimanche matin, avant la messe, il donne des informations concernant la vie de l’Eglise universelle, particulièrement dans les pays anciennement communistes.

Il a aidé le jeune curé de la petite paroisse à installer des égoûts dans le village de Cân Thanh, à construire des citernes pour cinquante familles pauvres, à distribuer les médicaments, à ouvrir un centre pour enfants handicapés… Tout cela sans sortir du périmètre assigné. Mais il y a tant à faire en n’importe quel point perdu du Vietnam. Ses nombreuses relations, son réseau d’amis et ce qu’il faut bien appeler sa “célébrité” facilitaient les modestes oeuvres sociales de la paroisse. Le vieux pasteur Vinay de Rome par exemple qui l’a soutenu comme tant d’autres organisations internationales au temps où il animait le Comité de défense des prisonniers politiques, continue de lui envoyer ses économies. Sa présence même attire l’attention de certains organismes sur Cân Thanh. Des cadres du district, qui ont bénéficié de son soutien pendant leur détention sous l’ancien régime, cherchaient à ne pas envenimer la situation…

Par ses actes, par ses paroles et ses relations, le Père Chân Tin est un homme de réconciliation. La défense des prisonniers politiques avant 1975, la défense des droits de l’homme après la défense des martyrs en 1988 se rejoignent dans la même foi. Chez Chân Tin, les sentiments du patriote, la raison de l’homme et la foi du chrétien s’unissent et s’enrichissent mutuellement pour s’exprimer dans une parole audible par tous et qui les réconcilie au plus intime d’eux-mêmes, là où chacun se saisit comme dignité éminente et liberté inaliénable.

Il écrit dans une autre lettre: “Au début de mon exil, je me tenais devant l’autel pour parler aux fidèles. La police me l’a interdit. Par la suite, je parlais debout, en chemise comme un fidèle, au milieu des fidèles. On me l’a interdit encore. Maintenant je parle assis. Si on me l’interdit encore je parlerai couché, mais je parlerai”. Le vieux Nguyen Trai disait: “Tranquille, je dis ce que je pense. Me courber, me redresser à la demande ? Jamais!”

Chân Tin, lui, aime à répéter après saint Paul: “Ne craignons pas qu’on nous enchaîne. Craignons d’enchaîner la parole de Dieu