Eglises d'Asie

LE STATUT JURIDIQUE PARTICULIER DES CHRETIENS dans une société multireligieuse

Publié le 18/03/2010




[NDLR. Le texte qui suit a été publié en anglais dans l’hebdomadaire catholique de Bombay The Examiner du 17 avril 1993. A travers une description du statut juridique des chrétiens, il met en lumière la complexité des problèmes posés par une définition de l'”hindouité” et permet indirectement de mieux comprendre ceux qui sont posés par la montée du nationalisme fondamentaliste hindou. La traduction est de la rédaction d’Asie.]

J’ai appris avec surprise que les chrétiens de l’Inde sont soumis à un code juridique qui leur est propre. Tel n’est pas le cas dans la plupart des pays du monde. En même temps, je me suis aperçu que ce statut juridique particulier des chrétiens est un obstacle grave à l’expansion du christianisme en Inde.

Pourquoi ? Parce qu’en Inde, un non-chrétien ne peut pas devenir chrétien s’il n’est pas prêt à renoncer au code de lois civiles sous lequel il a grandi et à accepter le statut juridique propre aux chrétiens. Celui-ci s’applique à toutes les personnes qui professent le christianisme. Si un hindou se fait baptiser, il renonce à la loi traditionnelle indienne, qu’on appelle “loi hindoue”, et il doit accepter le statut juridique des chrétiens. Beaucoup ont du mal à accepter ce changement de loi civile, à cause des bouleversements que cela implique sur les plans civil et social.

Si un hindou se fait baptiser, il se sépare légalement de sa famille et devient incapable, par exemple, d’hériter de ses parents hindous. Un tel changement de loi civile et de communauté sociale est souvent regardé comme une trahison à l’égard de tout ce qu’une personne considère comme cher et sacré, une trahison envers les amis et la famille, une trahison à l’égard de sa propre tradition sociale et culturelle. Un converti n’est pas rejeté ou méprisé à cause de ce qu’il rejoint, mais à cause de ce qu’il quitte.

Pour comprendre ce que cela veut dire, il suffit de lire des biographies de convertis. Manilal C. Parekh, le fameux converti du Gujarat, écrit: “Ce n’est pas une exagération de dire que le plus grand problème auquel l’Eglise en Inde doit faire face est celui du baptême des nouveaux convertis. Ceci est dû au fait que le baptême est lié à un certain nombre de choses non essentielles. Il en est venu à signifier une séparation complète de sa propre communauté, de la famille et des amis, de l’héritage national culturel et même spirituel…”

Finalement, M. Parekh décida de se faire baptiser, tout en proclamant bien haut que, socialement, il restait membre de la communauté hindoue.

Un converti du Bengale, M. Brahmabandhab Upadhyaya, a lui aussi affirmé sa volonté de rester, sur le plan social, membre de la communauté hindoue. Il dit: “De par notre naissance, nous sommes hindous et nous resterons hindous jusqu’à notre mort. De par notre nouvelle naissance sacramentelle, nous sommes catholiques. Nous sommes des hindous catholiques”.

Il précise que sa qualité d’hindou ne se réfère pas à une foi religieuse. Un hindou peut croire en ce qu’il veut ou ne pas croire du tout, aussi longtemps qu’il observe le code social hindou. J’ai rencontré des hindous qui lisaient chaque jour l’Evangile et l’Imitation de Jésus-Christ. Je leur ai demandé: “Puisque vous aimez tant Jésus-Christ, pourquoi ne devenez-vous pas chrétiens?” La réponse a toujours été: “Ne puis-je pas aimer Jésus sans pour autant avoir à changer de communauté?” Lorsque j’ai appris les implications juridiques et sociales du baptême, j’ai compris ce qu’ils voulaient dire.

L’Institut luthérien Gurukhul, à Madras, a fait une enquête sérieuse sur l’attitude des non-chrétiens à l’égard de Jésus-Christ. Il a découvert que dans la ville de Madras, il existe plus de 400 000 personnes “qui croient au Christ sans être baptiséesdes hommes et des femmes qui croient fermement que Jésus-Christ est le seul vrai rédempteur, mais ne peuvent recevoir le baptême en raison de ses implications juridiques et sociales.

J’ai parlé de ceci avec le professeur G.V. Pandit, qui à l’époque était le recteur de la faculté de droit à Pune. Il admet qu’il est absurde de dire qu’un changement de religion doit amener un changement de droit civil. Il reconnaît que cela n’existe nulle part ailleurs qu’en Inde. Il ajoute: “Beaucoup de mes amis à Pune, et moi-même, sommes pratiquement des chrétiens. Nous célébrons Noël. Nous lisons le Nouveau Testament. Mais, bien sûr, nous ne sommes pas baptisés, parce que cela nous obligerait à changer de statut dans la loi civile”. Comprenant les implications civiles du baptême, je vois mieux ce que veut dire le professeur Raosahab Kasbe, le sociologue bien connu, lorsqu’il écrit: “Si le christianisme était présenté comme une religion et non comme une communauté, beaucoup l’embrasseraient”.

Réalisant à quel point le statut juridique particulier des chrétiens est un obstacle au progrès de la religion chrétienne, je me suis demandé quelle était l’origine de ce statut et comment on pourrait essayer de faire évoluer cette situation.

Voici l’origine de ce statut juridique particulier des chrétiens. Quand les musulmans ont fait la conquête de l’Inde, ils ont apporté avec eux la loi musulmane, la sharia, mais ils ne l’ont pas imposée aux peuples de l’Inde. En conséquence, les empereurs mogols ont appliqué la loi islamique aux musulmans, tandis que le reste de la population restait soumis à la loi traditionnelle dite loi hindoue. Lorsque les Britanniques sont arrivés en Inde, ils ont suivi la même politique. Une pratique qui fut approuvée par le parlement anglais en 1781. Mais une question s’est posée: qu’en est-il des hindous convertis au christianisme ? Elle a été soumise, en 1863, au Conseil privé de Sa Majesté. La réponse a été : “Puisque Jésus n’a promulgué aucun code de lois particulier, ceux qui se convertissent au christianisme peuvent rester soumis à la loi hindoue.” Peu de temps après, cependant, le gouvernement britannique se voyait dans l’obligation de légiférer sur les questions d’héritage affectant les Européens résidant en Inde. En 1868 était votée la “loi sur la succession en Inde”, qui rendait la loi anglaise applicable sur ce point. Hindous, musulmans, bouddhistes, sikhs, en étaient dispensés. Mais pas les chrétiens, puisque beaucoup d’entre eux voulaient être plus anglais que les Anglais. Le gouvernement britannique n’avait pas l’intention d’imposer la loi anglaise à ceux qui n’en voudraient pas. Ils ont donc laissé une possibilité de choix. Ceux qui ne désiraient pas être soumis à la loi anglaise pouvaient demander à être dispensés de la “loi de succession en Inde”, une dispense qui était accordée par le gouverneur général. C’est ainsi que les chrétiens originaires du Coorg (dans le Karnataka), n’ayant pas la moindre envie de se soumettre à la loi anglaise, ont demandé à en être exemptés. Le 23 juillet 1886, le gouverneur général dispensait les chrétiens indigènes du Coorg de la loi de succession indienne, avec effet rétroactif. Encore aujourd’hui, les chrétiens du Coorg sont soumis non à la loi anglaise, mais à la loi hindoue. La plupart des aborigènes, comme les Oraons, les Mundas, les Gonds, les Garos, les Halbas, sont dispensés de cette loi de succession en Inde et continuent d’observer leur code tribal. La plupart des chrétiens résidant dans l’Inde britannique n’ayant pas élevé de protestation, la “loi de succession en Inde” leur est devenue applicable.

La constitution indienne, dans son article 44, donne ce principe général que l’Etat doit s’efforcer de fournir à tous les citoyens un code de lois uniforme. Pour cette raison, le Pandit Nehru, avec l’aide du Dr Ambedkar, avait préparé en 1956, un code de loi civile complet, qui s’appelle “Loi hindoue”, applicable aux bouddhistes, aux sikhs, aux jainas et à toute personne résidant en Inde, sauf aux musulmans, aux chrétiens, aux parsis et aux juifs. Musulmans, parsis et juifs ne sont pas soumis à cette “loi hindoue”, car ils ont apporté leur propre législation lors de leur arrivée en Inde. Mais les chrétiens tombent sous la loi anglaise, qui leur est imposée simplement parce qu’ils n’ont pas protesté.

Cette situation peut-elle être changée ?

Auteur du livre “La loi chrétienne en Inde”, M. E.D. Devadasan dit à plusieurs reprises que les chrétiens devraient demander à être placés sous l’autorité de la loi hindoue de 1956. Cette suggestion vient simplement de ce qu’il regarde cette loi hindoue de 1956 comme meilleure et plus avantageuse pour les chrétiens que la “loi de succession indienne” (“Indian Succession Act”). Il écrit: “Personne ne peut nier que la loi à laquelle les chrétiens sont soumis est obsolète. La loi hindoue de 1956 ne s’appuie sur aucun texte sacré de l’hindouisme. Elle est fondée sur des concepts modernes et des valeurs de progrès applicables à tous sans considération de religion. Puisqu’elle s’applique aussi aux bouddhistes, aux sikhs et aux jainas, il aurait mieux valu, au point de départ, l’appeler simplement code civil, au lieu de loi hindoue. Lorsque le nom de cette loi sera changé pour devenir “code civil” et lorsque celui-ci aura été appliqué à la communauté chrétienne, un grand pas aura été accompli vers l’établissement d’un ‘code civil indien’ commun à tous” (1).

L’article 44 de la constitution indienne donne comme principe premier à la politique de l’Etat la formation d’un code civil uniforme: le gouvernement indien ne pourrait qu’accueillir favorablement la demande que le code civil soit appliqué aux chrétiens si cette demande était formulée par la communauté chrétienne. Lorsque le code civil indien, actuellement connu sous le nom de “loi hindoue”, sera étendu à la communauté chrétienne, les nouveaux convertis ne seront plus, au moment de leur baptême, obligés de passer d’une législation à une autre. Par la même occasion, un gros obstacle aura été supprimé sur le chemin du christianisme.

Si les chrétiens comprennent que cette énorme pierre d’achoppement peut être ôtée, mais s’ils ne font rien pour cela, on voit mal comment ils peuvent prétendre avoir en eux-mêmes la plus petite étincelle de zèle apostolique ou le moindre amour pour Jésus-Christ.

Certains pensent que si nous renonçons à notre statut juridique particulier de chrétiens, nous perdrons notre statut de minorité : il n’en est rien. Nos droits comme minorité ne sont pas fondés sur un statut juridique distinct, mais sur le fait que nous sommes une communauté religieuse particulière.

Mgr Eugène D’Souza (2) dit avec raison que les événements récents (3) devraient nous inviter, nous chrétiens, à réfléchir sérieusement. Peut-être pourrions-nous nous demander si nous, chrétiens de l’Inde, avons avantage à rester soumis à une loi d’origine anglaise.