Eglises d'Asie

LES DROITS DE L’HOMME AU VIETNAM Une interview du P. Chan Tin

Publié le 18/03/2010




A l’occasion de la Conférence des Nations Unies sur les droits de l’homme, organisée à Vienne à partir de demain, nous nous réjouissons de cet entretien avec le P. Chân Tin. La première question concerne votre opinion sur la situation des droits de l’homme (…)

Pour avoir lutté en faveur des droits de l’homme pendant des dizaines d’années, sous l’ancien comme sous le nouveau régime, je me réjouis de voir les Nations Unies organiser cette grande réunion mondiale à ce sujet.

Auparavant, lorsque je luttais pour les droits de l’homme, le Parti communiste s’en réjouissait et me soutenait tout à fait. A cette époque je pensais que la plupart de nos camarades communistes soutenaient notre combat à Saigon, parce qu’ils avaient à coeur la cause de notre peuple et de la personne humaine. Après 1975, alors que nous menions le même combat pour les droits de l’homme, le parti communiste et l’Etat socialiste s’y sont opposés; comme vous avez pu le constater, Nguyên Ngoc Lan et moi-même avons été mis en résidence surveillée. J’ai été exilé à Duyên Hai, appelé aujourd’hui Can Gio.

Pourquoi ces deux attitudes différentes? Je les explique ainsi: le Parti communiste et les communistes n’agissent qu’en vue de s’emparer du pouvoir ou de le garder à n’importe quel prix. Le Parti a utilisé notre premier combat pour les droits de l’homme. Il l’a soutenu non pas par humanisme ou à cause des intérêts de la nation, mais parce que, d’une certaine façon, indirectement, il voulait s’appuyer sur nous pour parvenir au pouvoir.

Après 1975, en apparence, les communistes ont semblé approuver la déclaration internationale des droits de l’homme qu’ils ont signée et qu’ils ont même introduite dans leur constitution. Mais il ne s’agissait là que d’une tactique destinée à faire croire au monde qu’ils sont civilisés, qu’ils respectent la personne humaine et ses droits. En réalité, je m’aperçois que les communistes ne se posent pas la question des droits de l’homme. Ils considèrent la personne humaine comme un instrument au service de la réalisation de leur hégémonie. Ils foulent aux pieds les droits de l’homme lorsqu’il s’agit de garder leur pouvoir.

Nous ne pouvons donc pas aborder la question des droits de l’homme en suivant la conception des communistes. Pour eux, les droits de l’homme n’ont qu’une valeur circonstancielle. Ils sont sans aucun contenu. Pour parler simplement, prenons l’exemple de l’égalité de tous devant la loi : un citoyen ordinaire qui se livre à un acte de concussion sans importance est jeté en prison jusqu’à sa mort, tandis que tel ou tel cadre supérieur pris en flagrant délit de concussion ou de fraude ne subira d’autre sanction qu’un avertissement dispensé à l’intérieur du Parti; ou bien, s’il est traduit devant un tribunal, il ne sera frappé que d’une condamnation avec sursis. Dans beaucoup de cas, comme dans celui de Binh Hot par exemple, ce sont les autorités locales, la section du Parti communiste, le Comité populaire qui ont ordonné à certains individus de frauder. Lorsque l’intéressé est pris et qu’il dénonce les autorités responsables, le tribunal lui déclare qu’il n’a pas le droit de mettre en cause ces personnages haut placés. Comment peut-on alors parler d’égalité de tous devant la loi?

Lorsque les communistes parlent des droits de l’homme, il se réfèrent à une autre conception que la nôtre. Pour eux, l’homme n’est qu’un instrument grâce auquel ils peuvent réaliser la dictature du prolétariat, ou plus exactement « la dictature sur le prolétariat ».

Quelles sont d’après vous les réformes prioritaires à accomplir dans le domaine des droits de l’homme?

Pour accomplir des réformes dans le domaine des droits de l’homme, il faut avant tout la liberté et la démocratie. S’il n’y a qu’un parti qui monopolise le pouvoir, ses membres se protègeront les uns les autres, abuseront de la personne humaine et il n’y a pas une force au monde qui pourra changer leur façon de voir. Pour que débutent les changements, il faut d’abord établir la liberté démocratique, la liberté de presse : alors seulement leur conception de la personne humaine pourra changer.

Depuis toujours, l’homme est le même. Celui d’autrefois est le même que celui d’aujourd’hui et que celui de demain. Ce sont les mêmes hommes qui habitent les régions montagneuses reculées ou dans les plaines. Certes il y a des différences, mais elles ne sont qu’accessoires. L’essentiel est la nature de l’homme avec un corps, une âme et des droits qui sont inviolables… C’est pourquoi la déclaration des droits de l’homme a été signée par tous les pays, à l’exception de certaines nations attardées. Si le Vietnam ne l’avait pas signée, il se serait montré rétrograde. Il l’a donc signée, mais il ne la respecte pas …

Vous affirmez que pour améliorer la situation des droits de l’homme, il faut établir la liberté démocratique. Quelle est donc votre rôle, le vôtre et celui des autres intellectuels, plus particulièrement celui des prisonniers de conscience en lutte pour le respect des droits de l’homme au Vietnam ?

Voilà une question d’importance… En effet, avant d’être des Vietnamiens, des Chinois ou des Français, nous sommes des hommes avec une nature humaine et des droits inviolables communs à tous. Que ces droits aient ici et là des limites compréhensibles, dûes aux circonstances, personne ne peut le nier. Par exemple, dans le domaine des élections, la situation d’une personne de bas niveau culturel pourra présenter une légère différence par rapport à d’autres. Mais fondamentalement, pour qu’il y ait élections libres, il faut qu’il y ait liberté de candidature. On doit avoir le droit de présenter sa candidature pour que les électeurs puissent voter selon leur opinion. Ce n’est pas le cas pour les élections vietnamiennes, où les candidatures sont proposées… Ensuite, il ne s’agit plus que d’une loterie. J’appelle ces élections, une simple loterie.

Le pays doit bénéficier de la liberté d’expression, de la liberté de la presse, de la liberté de rassemblement, de la liberté de vote, etc. Les personnes doivent être protégées par la loi; elles ne peuvent être arrêtées sous n’importe quel prétexte. Tout cela est fondamental pour la vie des gens du peuple. Les intellectuels sont ceux qui jugent de ce qui est fondamental pour un peuple, en premier lieu, le respect de la personne humaine. Un peuple où la personne humaine n’existe pas devient parfois un fléau, comme on le voit en certains endroits où une nation s’oppose à d’autres parce qu’elle ne respecte plus les droits fondamentaux des autres hommes. C’est quand le respect de l’autre a disparu que se produisent les invasions et les conquêtes. C’est pourquoi, je pense que le plus important consiste à prendre conscience des droits de l’autre.

S’il existe des organisations politiques qui agissent dans le domaine politique pour aider les gens à prendre conscience de tout cela, c’est une bonne chose. Personnellement, je suis un catholique, un prêtre. Je ne fais qu’appeler à cette conscience. Par ailleurs, nous devons, comme tous les intellectuels, nous efforcer avec tous les moyens permis par les droits de l’homme d’aider notre pays à sortir de la situation actuelle où l’on ignore la personne humaine, la vertu d’humanité, les droits de l’homme. Lorsque tous auront été mobilisés sur cette question, en particulier nos dirigeants, alors notre pays sortira de la situation chamboulée qui est la sienne aujourd’hui.

Je voudrais vous interroger sur une conception qui n’est pas seulement celle de l’Etat vietnamien, mais aussi de beaucoup d’Etats orientaux : les gouvernements asiatiques refusent les critères en vigueur pour les droits de l’homme . Ils ont pour théorie que, dans la vision asiatique du monde, les droits de l’homme sont avant tout les droits des peuples;

Je m’aperçois que les régimes en Asie du sud-est, en premier lieu les pays communistes mais aussi les pays à dictature militaire, ont un point commun: ils ne respectent pas la personne humaine. C’est pour cela qu’ils mettent en application le régime qui leur convient. Il se sont forgés des régimes qui leur permettent de protéger leurs intérêts. Je trouve préoccupant que, dans l’Asie du sud-est, non seulement les nations communistes soient dans ce cas, mais encore d’autres comme la Birmanie … Les dirigeants n’y songent qu’aux intérêts de la classe de ceux qui gouvernent. Ils considèrent la population comme un instrument leur permettant d’établir leur puissance et de s’enrichir sans honnêteté ni pudeur. Cela est vraiment préoccupant.

Récemment, j’ai suivi les débats du Congrès de Bangkok (). Les participants se sont entendus pour défendre une conception non respectueuse des droits de l’homme. Ils ont affirmé que la dignité humaine varie selon les pays. Il n’en est pas ainsi. Comme je l’ai dit tout à l’heure, il peut y avoir des différences, mais fondamentalement, elle est la même partout. C’est d’ailleurs cette vérité que les participants de la réunion de Bangkok avaient exprimée lorsqu’ils ont signé la déclaration internationale des droits de l’homme. Ils la connaissent donc. Mais, d’une façon générale, leur position actuelle est motivée par leurs ambitions et passions personnelles, par leur volonté de s’enrichir sur les dépouilles de leurs sujets. Lorsque la population jouira de la liberté de parler et d’agir, naturellement cela ne manquera pas d’avoir des répercussions sur leurs intérêts personnels. C’est bien pourquoi ils désirent des « droits de l’homme régionaux », des droits de l’homme taillés à leur mesure. Ils se forgent donc une idéologie des droits de l’homme dans laquelle ces droits n’existent plus. La position soutenue par les pays d’Extrême-Orient ressemble à celle qui a cours chez nous, au Vietnam : la personne humaine est un instrument au service des ambitions de la classe dirigeante.

Après trois ans de résidence surveillée et d’exil dans le district de Duyên Hai, vous voilà revenu au milieu des fidèles et de vos amis à Hô Chi Minh-Ville. Avez-vous l’impression que quelque chose a changé durant cette période ? Voilà trois ans, vous appeliez les dirigeants vietnamiens au repentir, votre appel a-t-il été entendu?

Après trois ans de résidence surveillée à Can Gio, dans l’ancien Duyen Hai, je suis rentré à Saigon. Partout, on a été heureux de me revoir; sans doute parce que l’on a remarqué, que durant cette épreuve, mon attitude vis-à-vis des droits de l’homme, de notre pays et de l’Eglise était restée ferme. Tous, à l’exception de ceux qui appartiennent à ce que l’on appelle le groupe d’union des patriotes – je ne les ai d’ailleurs pas rencontrés – ont été ravis de me revoir : les gens de ma paroisse, ou encore tous ceux que j’ai pu contacter partout de Nhatrang jusqu’ici. J’ai lu le même contentement dans les lettres qui m’ont été envoyées. La cordialité qui m’a été exprimée est due, pour une part, à la sympathie éprouvée pour moi après la période d’épreuves que j’ai traversée et qui maintenant est terminée. La plupart se réjouissent de constater que j’ai tenu le coup, que je n’ai pas capitulé et que je suis encore prêt a subir d’autres épreuves, surtout lorsqu’ils entendent Radio France International parler de mon dossier () ou du « Journal » de Ngoc Lan () avec des déclarations encore plus engagées que celles d’avant mon exil. Ils s’en étonnent et s’en réjouissent.

L’Etat s’est-il repenti? Pour ma part, je ne pousserai pas l’optimisme jusqu’à le croire. Il me semble bien que pour ce qui concerne mon sort et celui de Nguyên Ngoc Lan, les dirigeants ont subi une pression internationale très forte. En même temps, ils se sont aperçus que la résidence surveillée ne pouvait entraver que les jambes; les idées, elles, circulent partout dans le monde. Ils ont constaté eux mêmes qu’ils s’étaient trompés en pensant nous bâillonner, Nguyên Ngoc Lan et moi, par la séparation et l’assignation à résidence. Il y a eu des protestations dans le monde entier (parmi elles, celles de nos amis de Radio France international): cela, non pas à cause de nos personnes, mais à cause de notre combat pour les droits de l’homme.

Je pense donc que l’Etat vietnamien est encore loin du repentir. Le repentir est du domaine de la conscience. Or, les diverses ouvertures qui se sont manifestées ici où là ne sont que des manoeuvres tactiques, circonstancielles. Il suffit pour en être convaincu de regarder l’affaire bouddhiste aujourd’hui, les personnes encore incarcérés, comme par exemple Doan Viet Hoat, ou encore les personnalités de l’Eglise bouddhique orthodoxe que l’on arrête ou persécute.

Dans ce qui se passe aujourd’hui au Centre-Vietnam, il ne faut voir rien d’autre que les réactions de la véritable Eglise bouddhique qui s’oppose à une organisation ecclésiale de l’Etat, à une Eglise nationalisée. Cette lutte est légitime. Quant à la méthode, c’est une autre question. Cependant, je pense que les bouddhistes doivent se battre comme nous nous sommes battus contre le « Comité d’union », une organisation créée par l’Etat pour subvertir l’Eglise. Nous l’avons fait à notre manière. Les bouddhistes le font selon la leur. Je ne juge pas leur façon de faire : mais leur combat est juste.

Je souhaite que l’Etat comprenne que lorsqu’il s’oppose à tout un peuple qui veut pratiquer sa religion dans la fidélité, il n’obtient que des bénéfices momentanés. A longue échéance, une telle attitude ne peut lui être que néfaste, comme elle est néfaste à l’unité nationale. Lorsque les autorités ont créé le Comité d’union des catholiques patriotes, ils ont fait oeuvre de division. Au contraire, quand ils sauront collaborer directement avec l’Eglise, que ce soit l’Eglise catholique ou bouddhique, alors les dirigeants authentiques avec leur Eglise, avec les dirigeants du pays, feront oeuvre d’édification en toute loyauté et dévouement.

Durant les neuf dernières années, ce n’est pas à cause des gens du Comité d’union que les catholiques ont pu se livrer à des activités sociales. Elles ont été suscitées par la foi des croyants, le vrai patriotisme des congrégations masculines et féminines ou encore des paroisses. Les gens du Comité s’en attribuent le mérite et affirment que c’est grâce à leurs activités que telle ou telle initiative a pu être prise … Ils font preuve de cynisme en même temps que de ridicule. Si l’Etat veut que ce pays se développe et progresse, il doit devenir démocratique, respecter les droits de l’homme, en particulier, la liberté de croyance des véritables fidèles des Eglises. Qu’il ne fonde pas d’Eglise nationalisée destinée à neutraliser les croyants authentiques. Telles sont mes réflexions (…)