Eglises d'Asie

LA MODERNISATION POLITIQUE DE TAIWAN ( )

Publié le 18/03/2010




A Taiwan, les changements politiques se succèdent de plus en plus vite dans les domaines de l’économie, de la culture et de la vie sociale. Les élections locales du 27 novembre 1993 et la campagne électorale qui les ont précédées ont été un bon indicateur des changements majeurs survenus dans la structure institutionnelle de l’île et dans le comportement politique de ses citoyens.

Les résultats des élections de novembre 1993

Vingt-trois postes étaient en jeu : seize de commissaires de district, cinq de maires de grandes villes dans la province même de Taiwan, et les deux postes de commissaires de Kinmen et Lienchiang. Comme ces deux dernières élections se sont déroulées dans des conditions particulières, uniquement avec des candidats du Kuomintang qui occupaient la totalité de l’espace politique, la présente analyse ne portera que sur les 21 sièges de la province de Taiwan. Les charges de maire des deux villes les plus importantes, Taipei et Kaohsiung, n’étaient pas en jeu : elles seront pour la première fois pourvues par une élection directe vers la fin de 1994. Un commissaire de district a tout un ensemble de responsabilités dans le développement économique et dans les infrastructures, spécialement à l’égard de l’enseignement auquel est consacré la moitié environ de son budget (1).

Le Kuomintang s’était lui-même donné pour objectif d’emporter au moins 13 des 21 sièges en compétition dans la province de Taiwan (2). Il a atteint son but en gagnant exactement ce nombre de sièges. Six autres sont échus au Parti progressiste démocratique (PPD), de l’opposition, et deux à des candidats sans parti dans leurs bastions locaux. Bien que le résultat, en nombre de sièges, soit presque neutre, c’est la première fois que le Kuomintang obtient moins de la moitié des voix du peuple (47 pour cent) et le PPD, plus de 40 pour cent (41 pour cent). Toutefois, comme ce parti PPD

avait placé très haut ses espoirs en nombre de sièges gagnés, le résultat a été interprété comme un échec pour lui et a conduit son président à la démission (3). Ce qui n’était pas pour autant une victoire du Kuomintang a tout de même été perçu comme un triomphe personnel du président Lee Teng-hui, dont une campagne soudaine et vigoureuse en faveur des candidats du Kuomintang a fait reculer l’opposition et stabilisé une position menacée par une vague de scandales et par les piètres performances du gouvernement(4).

La diminution de l’écart entre les deux principaux partis révèle aussi la ressemblance croissante de leurs électorats. Les sondages d’avant les élections ont pourtant montré que les électeurs du PPD sont en majorité des hommes et des jeunes. Quant au niveau d’instruction, si les deux partis trouvent des soutiens comparables aux deux extrêmes, auprès des anciens élèves du primaire comme chez ceux de l’université, le PPD attire spécialement les diplômés du secondaire (5). Entre le Nord et le Sud, cette élection ne révèle pas une répartition tranchée des voix. Elle paraît plutôt montrer que le Kuomintang réussit mieux dans les régions rurales et surtout dans les milieux d’affaires et les administrations, tandis que le PPD l’emporte davantage dans les banlieues, spécialement à Taipei et à Kaohsiung.

LE KUOMINTANG ENTRE EROSION ET RENOUVEAU

Pour voir toute la portée de ces résultats, il faut les remettre en perspective. Le PPD a été fondé en septembre 1986. Sa croissance a varié selon qu’il a su saisir l’état d’esprit des gens et réunir les fonds indispensables pour affronter l’énorme appareil financier construit par le Kuomintang en quarante ans de pouvoir (Les estimations du patrimoine du Kuomintang, qui comprend des propriétés immobilières et des participations dans une centaine de sociétés, vont de 10 à 20 milliards ou plus de dollars américains) (6).

Les progrès du Parti progressiste démocratique

Aux élections législatives de décembre 1989, le PPD avait obtenu 28 pour cent des voix et 21 des 161 sièges en jeu. Dans les élections locales organisées simultanément, il avait gagné six des 21 postes de maires et d’édiles à pourvoir, en recueillant 38 pour cent des voix. Lors de la deuxième élection générale pour l’Assemblée nationale, surtout compétente en matière constitutionnelle, le parti avait subi un recul en recueillant moins de 24 pour cent des voix. Cette élection eut lieu en décembre 1991, trois mois après qu’il eût amendé sa plate-forme politique pour y inclure la défense de l’indépendance de jure de Taiwan.

Un an plus tard, aux élections du renouvellement de la Chambre (Yuan) législative, le Kuomintang, divisé, céda 51 des 161 sièges au PPD, qui obtint, selon la façon de calculer, entre 31 et 36 pour cent des voix. En réalité les résultats furent encore plus défavorables au Kuomintang qu’ils n’avaient semblé au début de la législature, car, sur les 161 sièges de la Chambre, il en vint à ne plus disposer nominalement que de 102 votants après huit départs, dont six pour fonder le “Parti nouveau” dont nous parlerons plus loin. Cela, combiné avec des luttes incessantes entre factions, a rendu la tâche difficile au gouvernement pour faire passer ses projets législatifs (7). Le président Lee Teng-hui a eu à lutter avant d’imposer finalement en février l’homme qu’il voulait comme Premier ministre, Lien Chan, un haut fonctionnaire de 57 ans, petit-fils d’un historien taiwanais célèbre et membre d’une des familles les plus riches de l’île (8). Son cabinet, composé de technocrates taiwanais compétents, est apparu étroitement lié aux milieux d’affaires. Il a réussi à éviter toute fausse manoeuvre grave et se montre sensible à l’opinion publique, spécialement au sujet de la loi et de l’ordre. Mais le cabinet ne donne pas l’impression d’une forte autorité et l’origine sociale de la plupart de ses membres le rend particulièrement vulnérable aux attaques à résonances populaires

Le Parti nouveau

Un autre tournant crucial a été la fondation du “Parti nouveau”. Issu de la “Nouvelle alliance”, groupe réformiste à l’intérieur du comité électoral du Kuomintang, le Parti nouveau a été officiellement fondé le 10 août 1993, dans le sillage de la victoire électorale au Japon de la coalition conduite par le Parti nouveau japonais, et à la veille du quatorzième congrès du Kuomintang. Ses fondateurs étaient un groupe de six députés, tous dans la quarantaine, conduit par un ancien directeur de l’agence de l’environnement, Jaw Sau-kong. C’est Jaw qui de loin avait recueilli le plus grand nombre de voix aux élections législatives de 1992 dans la circonscription de Taipei. Ces esprits indépendants ne souhaitaient pas abandonner le nom de Kuomintang, dont ils se disaient les héritiers légitimes. Ils franchirent le Rubicon quand ils devinrent certains : qu’ils n’avaient aucun avenir au Kuomintang tel qu’il était organisé, – que l’opinion publique de Taiwan n’était pas différente de celle qui venait d’assurer la victoire de forces nouvelles dans la vie politique du Japon.

L’attitude du Parti nouveau vis-à-vis du Kuomintang est en fait très ambiguë. D’un côté il ne laisse passer aucune occasion de se réclamer de l’héritage de Sun Yat-Sen et s’appuie solidement sur les bastions traditionnels du Kuomintang, en particulier sur les communautés d’anciens soldats. D’un autre côté, il reproche au Kuomintang d’être organisé selon le modèle léniniste et il s’applique à passer pour un parti de style américain, qui propose une véritable alternative à quiconque veut une rupture avec le passé (9). Il attire une partie de la classe moyenne jeune, aisée, issue de l’enseignement supérieur, et a trouvé un soutien croissant des Chinois d’origine continentale établis au nord. Le seul meeting qu’il a tenté de tenir à Kaohsiung a essuyé une opposition violente de partisans du PPD (10). Son incapacité à aller dans le Sud constitue pour le moment son plus sévère handicap (11). Mais pendant la campagne il s’est mêlé à des groupes marginaux qui pourront plus tard élargir sa base dans certaines circonscriptions comme à Yunlin. Dans ces élections locales, sa première tentative devant les électeurs n’a pas été concluante, puisqu’aucun des six candidats présentés ou patronnés par lui n’a été élu. Toutefois son candidat de la circonscription de Taipei a fait un bon score en obtenant 16,3 pour cent des voix.

La renaissance du Kuomintang

Comme nous l’avons noté, la fondation du Parti nouveau a tant soit peu assombri l’ouverture du quatorzième congrès du Kuomintang (du 16 au 22 août 1993). Et les lendemains du congrès ont été gâchés par la révélation de méthodes insidieuses d’achat de voix aux élections du comité central (12).

De toute façon, le congrès, avec ses débats ouverts et souvent âpres, a vu le courant taiwanais majoritaire conduit par Lee Teng-hui – qui conserve cette fonction conjointement à celle de Président – confirmer sa prédominance sur les fractions composées surtout de continentaux et conduites par l’ancien Premier Hau Pei-tsun. Il n’a cependant pas éliminé le danger d’une candidature présidentielle de Lin Yang-kang, président de la Chambre judiciaire. Les idées politiques de celui-ci sont parfois difficiles à déterminer, mais sa vieille rivalité avec Lee Teng-hui plaît aux factions minoritaires, tandis que le grand public goûte sa manière de bon papa désinvolte.

En résumé, l’évolution qu’a suivie le Kuomintang sous la direction de Lee Teng-hui a peut-être réduit sa base électorale, mais elle lui a donné une nouvelle allure et un personnel neuf. Lee Teng-hui a essayé à de nombreuses reprises de chasser l’image du “vieux Kuomintang” en comparant le parti à quelqu’un qui est passé par les étapes d’une conversion bouddhiste (13). Il y a plus : sous l’effet des changements intervenus, il est maintenant difficile de distinguer entre les positions du principal courant du Kuomintang et celles du PPD, l’un et l’autre s’adressant grosso modo au même électorat et paraissant engagés dans une pure lutte de pouvoir (14). De toute manière, le programme d’opposition ne peut plus se limiter à la démocratisation et au transfert du pouvoir aux gens du pays. Le temps est venu d’élever résolument le débat aux problèmes nouveaux.

LES QUESTIONS A L’ORDRE DU JOUR

A la vérité, un fait frappant de la campagne électorale a été la diversité des questions débattues. C’est seulement à l’examen de l’ensemble des débats qu’on peut saisir ce que les élections signifient : une étape marquante dans le processus de la modernisation politique de Taiwan. En outre, le suspens qui a précédé l’issue finale de l’élection a certainement rendu le Kuomintang plus sensible à l’opinion publique et le PPD plus responsable dans certaines de ses positions (15). Le débat public, bruyant et parfois même fracassant, a aussi été riche de substance.

A la recherche d’un nouvel équilibre constitutionnel

La prétention traditionnelle du Kuomintang d’être le gouvernement légitime de l’ensemble de la Chine, jointe au fait que la constitution est basée sur la pensée de Sun Yat-Sen, ont fait la complexité du système politique de Taiwan. Or la constitution des “cinq pouvoirs” voit sa logique minée à la base par l’attraction qu’exerce le système institutionnel de style américain et par sa mise en place petit à petit. En outre, la division des compétences entre la Chambre législative et l’Assemblée nationale, entre le gouvernement central et celui de Taiwan au niveau provincial, apparaît de plus en plus intenable. Aussi bien, l’appel du PPD à l’abolition du poste de gouverneur de Taiwan (dont la première élection directe, qui est toujours censée avoir lieu à la fin de 1994, ne manquera pas de susciter des revendications rivales de légitimité entre le gouverneur nouvellement élu et le président), cet appel a rencontré un certain écho.

Dans le même temps, il n’est pas douteux que l’idée d’un président élu le plus tôt possible au suffrage universel est populaire auprès d’un électorat dont la soif politique n’a pas encore été apaisée. En octobre dernier, 40 pour cent des personnes sondées acceptaient la proposition de faire de telles élections en 1994, 24 pour cent tenaient pour 1995, alors que 36 pour cent n’avaient pas d’opinion (16).

Quant à un changement complet du système constitutionnel, le président Lee Teng-hui, dans ce qui a été en quarante ans la première interview donnée par un chef de l’Etat à un journal local, a estimé que le système constitutionnel des “cinq pouvoirs” ne doit pas être modifié, au moins pendant les dix ou vingt ans à venir (17). En d’autres occasions toutefois, il s’est dit lui-même très désireux de réaliser tout un ensemble de changements pratiques, tel que le renforcement des structures du gouvernement local (18). Au commencement de novembre, la Chambre législative a décidé de constituer un comité constitutionnel spécial aussitôt après les élections locales (19). C’est sans doute là un prélude à une nouvelle vague de réformes constitutionnelles (les dix-huit “articles additionnels” votés en avril 1991 et mai 1992 sont encore la base des changements en cours), mais si la tendance se poursuit, de nouveaux changements entraîneront inévitablement davantage de divisions. Ils provoqueront des conflits de compétence entre la Chambre législative et l’Assemblée nationale, au détriment très probable de celle-ci.

Le problème du contrôle de la télévision publique est en un certain sens lié au problème constitutionnel. Dans un contexte politique qui est par ailleurs celui de la liberté, le vice le plus sérieux qui demeure est l’évident parti-pris des trois chaînes, contrôlées respectivement par le parti, les forces armées et le gouvernement provincial, en faveur du Kuomintang. Au commencement de la campagne, les candidats du Kuomintang monopolisaient plus de 80 pour cent du temps consacré aux nouvelles politiques (20). Bien qu’un peu plus subtil dans les semaines suivantes, le mode de répartition ne fut pas substantiellement amélioré. En février dernier, une animatrice populaire provoqua un débat public quand, prise d’un accès d’humilité après la remise d’une récompense, elle décrivit le siège de la télévision comme un théâtre de marionnettes (21). Le temps n’est pas encore venu d’échapper à pareille qualification. Le PPD a petit à petit mis en place sa propre chaîne, illégale, et le Parti nouveau a eu principalement recours aux publicités des émissions sur réseaux câblés. Il n’est que trop évident que l’idée même d’une télévision publique à Taiwan reste à redéfinir.

Corruption, violence, argent

Ces élections, on l’a observé, se sont déroulées sur le mode “anti”. Entre autres choses se sont imposés les thèmes de la lutte contre le pouvoir de l’argent, contre la spéculation foncière, contre le trafic des voix, contre les terrains de golf (22). La vie politique taiwanaise a souvent été décrite comme dominée par “le pouvoir, l’argent et la pure force physique” (23), avec des candidats puissamment soutenus par un réseau d’agents électoraux. Ces agents remettent des récompenses matérielles aux électeurs pour qu’ils votent pour le bon candidat, encore que le système valable pour une communauté rurale étroitement liée ait manifestement été difficile à transposer dans les nouveaux quartiers urbains.

L’argent de la politique a déjà été un point de mire au lendemain de l’élection des membres de la Chambre législative. Les scandales qui avaient éclaté pendant l’élection conduisirent à une loi mal élaborée, dite loi de “pleine lumière”, qui visait à contraindre tous ceux qui occupent de hautes charges publiques à déclarer leur patrimoine, afin qu’apparaissent les cas de fortunes acquises par des moyens douteux. Mais les nombreuses déficiences de cette loi ont fait échouer ses bonnes intentions. La date des déclarations du patrimoine, un mois environ avant le début effectif de la campagne, eut pour les personnalités en vue un effet négatif : d’abord, en excitant l’envie des gens à la révélation des fortunes très substantielles d’hommes publics de premier plan, à commencer par le président Lee Teng-hui et (en tête de la liste des plus riches) par le Premier ministre Lien Chan ; deuxièmement, en jetant durablement le soupçon sur ce qui restait non révélé à cause des lacunes de la loi ou grâce à des astuces légales douteuses (24).

Quant à la vieille pratique de l’achat des votes, après les élections de décembre 1992 les tribunaux ont eu à connaître d’un flot d’affaires toute l’année suivante. Plus de 250 cas ont été dénoncés, dont plus de 85 pour cent impliquaient des personnalités liées au Kuomintang (25). En octobre 1993, une peine de quinze mois de prison a été prononcée contre le directeur-adjoint du département des affaires féminines du Kuomintang. En septembre, un député du Kuomintang et 311 autres personnes ont été condamnés à des peines de prison allant jusqu’à quatorze ans. En avril, celles qui avaient frappé le maire de Hualien, membre du Kuomintang, et 26 autres étaient allées jusqu’à 58 mois (26). Un sondage réalisé en octobre dans la circonscription de Tainan a montré que 80 pour cent des gens s’attendaient à recevoir une proposition d’achat de leur vote. Il faut noter la campagne contre l’achat des voix conduite par divers groupes civils et religieux, rapportée quotidiennement dans le China Times et symbolisée par des flots d’autocollants du genre “Ici nous ne vendons pas nos voix” (27).

Bien que sérieuses, les dénonciations d’achat des voix ont peut-être fait moins de bruit cette fois-ci qu’en d’autres occasions antérieures. En revanche, l’assassinat d’un conseiller dans la circonscription de Changhua au mois de mai, suivi du meurtre d’un gangster devenu candidat au même endroit le 22 septembre, et des incidents semblables dans la circonscription de Yunlin ont suscité une inquiétude générale sur l’entrée du monde de crime dans les affaires lucratives de la politique (28). La question d’une implication d’individus de la pègre dans les opérations électorales est considérée avec sérieux par 33 pour cent des électeurs, contre 20 pour cent en 1992 (29). Il est vrai que certains intellectuels estiment que les hommes nettement liés au milieu représentent peut-être 30 pour cent ou plus des membres des conseils locaux (30). Quel que soit le bien-fondé de telles estimations, ces élections ont été qualifiées après coup comme les plus paisibles de l’histoire politique de Taiwan…

Une autre vision de Taiwan

Ce qui a été tout à fait frappant, c’est l’importance données à des questions qui manifestent le désir d’un autre modèle de société. Assurément, il n’est pas étonnant que des candidats qui veulent gagner le coeur du public soient contraints de réclamer un environnement plus propre. Cette campagne a pris la forme d’une violente campagne contre les terrains de golf (presque tous illégaux) qui ont envahi le pays à l’époque même où la terre apparaissait comme le plus rare des biens publics, après l’habituel été sec qui venait précisément de montrer combien les ressources en eau étaient rares. La relation était facile à faire entre les terrains de golf et l’argent de la politique, puisque la loi de “pleine lumière” venait justement de mettre sous les yeux du public les sept cartes de golf du président Lee Teng-hui et les cinq du Premier ministre Lien Chan, dont chacune coûte une petite fortune.

Plus surprenant, le succès du thème de l’assistance sociale, en particulier celui de la proposition du PPD d’allouer chaque mois l’équivalent de 200 dollars américains à la grande majorité des vieux (65 ans et au dessus). Les pressions maintenues par les conservateurs américains et britanniques pour l’arrêt de la chasse de certaines espèces sauvages utilisées dans des médecines chinoises, la campagne contre l’importation clandestine de cornes de rhinocéros et la menace de sanctions commerciales ont été largement approuvées par l’opinion publique. Au total, la façon de voir d’un Taiwan déployant toutes ses énergies vers la prospérité économique, quel qu’en soit le prix, a été sérieusement ébranlée, au moment même où les perspectives de croissance sont devenues moins prometteuses.

Sortie du dilemme indépendance-réunification

En 1989, la principale raison de l’échec du PPD a été une focalisation du débat politique sur sa plate-forme pour l’indépendance. Depuis lors, il est assez clair qu’un consensus existe dans la société de Taiwan et dans la grande majorité de ses dirigeants pour rejeter aussi bien ceux qui passent pour proposer une rapide unification que ceux qui veulent hâter une déclaration d’indépendance. Le PPD le sait : dans l’ensemble, la peur de déclencher des réactions imprévisibles de la part du régime de la Chine continentale est plus forte que le désir d’une indépendance de jure. La question est un grand facteur de division pour le Kuomintang, dont le courant principal n’est pas loin de l’aile modérée du PPD. Indépendamment de la question de son origine géographique, la génération plus jeune et instruite penche vers la position d’un Taiwan pacifique, non agressif, qui ignore le continent au lieu de ressasser sa rancune à son égard, qui remet poliment à la place qui leur revient les discours trop souvent entendus sur les racines chinoises et la culture chinoise, et qui ne se soucie même plus de discuter de la grandeur de cet héritage unique.

Pourtant, le fait de n’être pas reconnu dans la communauté internationale irrite de plus en plus et apparaît aux Taiwanais comme une perte de face, surtout à ceux de plus en plus nombreux qui voyagent à l’étranger. A cet égard, la campagne incessante menée par le gouvernement pour ramener Taiwan aux Nations Unies pourrait être un test en même temps qu’un moyen pédagogique, car elle est fortement soutenue par le PPD et pourrait conduire à un hypothétique changement du nom de “République de Chine” en celui de “Taiwan”. Chaque pas qui mène à un retour de l’île aux Nations-Unies passe pour en valoir la peine, bien que chacun réalise qu’à la fin l’acceptation de ce retour dépendra du consentement du Continent, ou de son veto (31).

Tout cela explique peut-être pourquoi les Taiwanais abordent aujourd’hui de façon pragmatique la question de l’indépendance, même pendant les campagnes électorales. Pourtant, les implications potentielles de la question sont suffisamment explosives pour enflammer le débat politique à tout moment. Cela ne s’est pas produit cette fois. Peut-être les affaires internationales ont-elles néanmoins exercé une certaine influence en faveur du Kuomintang. La rencontre de l’APEC à Seattle, qui a eu lieu une semaine avant les élections, a jusqu’à un certain point détourné l’attention de l’opinion publique des affaires intérieures.

Les remarques qui précèdent donnent une idée sans parti-pris de la physionomie de la vie politique à la suite des élections de novembre. Qu’il suffise de noter que, désormais, le souci premier est peut-être celui des modalités et de la date des élections présidentielles. Dans les cercles proches de Lee Teng-hui, on avait dit que, dans le cas d’une victoire électorale du Kuomintang, l’hypothèse la plus probable serait une élection directe de bonne heure. Sinon, rien n’était considéré comme définitif (32). L’incertitude ne tenait pas tellement à des chances accrues du PPD, ni à un renforcement possible de l’hostilité des courants minoritaires (33). Si Lee Teng-hui et Lin Yang-kang sont en compétition, le PPD pourrait soit envisager de soutenir Lee Teng-hui, comme on le lui a déjà suggéré, soit conclure que c’est son unique chance de promouvoir un candidat à lui (qui n’a pas encore été choisi) (34). Il reste vrai que, si Lee Teng-hui décidait de se présenter, il serait le favori : un sondage réalisé en octobre a montré que 41 pour cent des électeurs étaient pour lui, 17 pour cent pour Lin Yang-kang, 7 pour cent pour le candidat du Parti nouveau, Jaw Sau-kong, et un pour cent ou moins pour les autres espoirs, y compris Hsu Hsin-liang, alors président du PPD (35).

Il reste enfin à dire un mot d’une possible évolution du système politique dans son ensemble. La relative stabilité dont le Kuomintang a continué de jouir depuis la création d’un parti d’opposition en 1986 jusqu’aux élections législatives de 1991 a certainement tenu au fait qu’il a continué d’apparaître comme l’instrument nécessaire pour réaliser pacifiquement la modernisation économique et sociale de l’île. Récemment, pourtant, comme il est arrivé au LDP japonais, mais en vérité selon une imitation partielle et timide du modèle japonais, la perception du parti au pouvoir par l’opinion publique a commencé à changer. Non seulement le Kuomintang ne passe plus aussi nettement pour un agent indispensable de la modernisation, mais il risque d’apparaître comme son principal obstacle. Le débat public sur la corruption bureaucratique envahissante va probablement s’élargir. Bien que rares soient encore les hommes politiques dont la carrière a été brisée par un scandale financier, le nombre des accusations de corruption dans des domaines comme les transports publics, l’immobilier, les services de l’environnement et de la santé suffira peut-être à convaincre les citoyens que le coût du système politique basé sur le contrôle de chaque niveau d’autorité par un parti dominant dépasse les avantages traditionnellement attribués à cette méthode d’engager les ressources publiques. A cet égard, le système politique de Taiwan n’a pas encore reçu sa forme définitive.