Eglises d'Asie

LE VIETNAM, UN NOUVEAU DRAGON ?

Publié le 18/03/2010




Le 3 février 1994, jour de la levée de l’embargo américain sur le Vietnam, on a pu voir sur les écrans de télévision, l’image d’un ballon dirigeable flottant au dessus de Hô Chi Minh-Ville et portant l’inscription “Coca-Cola”. Pour beaucoup cette image symbolisait l’entrée définitive du Vietnam dans le monde de l’économie libérale. Certains ont rêvé de bénéfices possibles. D’autres se sont demandé ce qu’il fallait penser des descriptions souvent louangeuses du démarrage économique d’un pays encore socialiste, à qui l’on promet déjà une destinée de dragon. Cette étude voudrait répondre à cette interrogation.

Elle essaiera d’abord de retracer la très courte histoire de l’économie de marché dans le Vietnam socialiste. Elle examinera ensuite les facteurs favorables et défavorables à son essor, pour essayer de mesurer ses perspectives de développement.

I – LA TRANSFORMATION DE L’ORGANISATION ECONOMIQUE DE 1986

Au mois de décembre 1986, le VIe congrès du Parti communiste vietnamien a donné le signal d’un radical changement d’orientation de l’économie dans le pays. C’est alors que la politique dite du renouveau (dôi moi) fut lancée. Moins de deux ans plus tard, elle était officialisée par une très importante décision du Bureau politique du mois d’avril 1988, connue sous l’appellation de “Khoan 10” (décision n° 10), qui substitua l’économie de marché à l’économie socialiste. Ce changement eut des effets considérables dans trois grands secteurs de l’économie:

– Dans l’agriculture: avec le “forfait net” (Khoan trang) qui a pris la place du “forfait simplifié” (Khoan gon), une parcelle de rizière est maintenant confiée à chaque famille de coopérateurs (en moyenne, 0,30 hectare par travailleur ou 1 hectare pour trois travailleurs). La famille exploite le terrain en faire-valoir direct, moyennant une redevance annuelle à l’Etat. Cependant la propriété privée n’a pas été rétablie, les terres restent toujours “la propriété du peuple tout entier, gérée par l’Etat” selon les termes de la nouvelle constitution approuvée en 1992 (1).

– Dans l’industrie: la libre création d’entreprises est désormais non seulement autorisée, mais encouragée. L’Etat reconnait officiellement cinq composantes économiques: les entreprises d’Etat, les “joint-ventures”, les coopératives, les entreprises familiales et privées.

Grâce au code des investissements étrangers voté par l’Assemblée nationale et promulgué à la fin de l’année 1988, le Vietnam a pu s’ouvrir aux pays non socialistes. Il n’a pas tardé à faire appel aux capitalistes occidentaux et asiatiques (ASEAN, Japon, Taïwan, Hongkong, Corée du Sud, etc) pour qu’ils investissent et créent sur son territoire des “joint-ventures” ou même des entreprises à capitaux totalement étrangers. Amendé à maintes reprises depuis 1988, le code des investissements contient des clauses particulièrement favorables aux capitaux étrangers.

– Dans le domaine du commerce et des services (les banques, les assurances, les transports et communications, etc …), depuis 1986, l’Etat encourage les investissements des capitalistes nationaux (tu san dân tôc) et étrangers y compris ceux des Vietnamiens patriotes installés à l’étranger.

Cependant malgré cette reconversion à “l’économie de marché à orientation socialistele Parti communiste vietnamien met toujours l’accent sur “la consolidation et le développement des entreprises étatiques, en particulier dans les branches et les domaines clés. Ces entreprises doivent assumer le rôle dirigeant et prédominant dans l’économie nationale” selon les termes de la constitution de 1992.

Ce changement qui précéda de peu l’effondrement du communisme en Europe de l’Est (1989-1990) et en U.R.S.S. (1991) se révéla opportun et permit à Hanoi d’éviter la catastrophe économique. Abandonné par les pays socialistes frères (la Chine, les anciens pays communistes de l’Europe de l’Est, l’ex-Union soviétique) avec une économie à la dérive, Hanoi n’avait pas d’autre choix que de changer. La disparition du bloc communiste a ainsi obligé les dirigeants à réviser leur orientation économique et à se lancer dans des échanges commerciaux avec les pays de régime dit capitaliste. Le Vietnam a pu ainsi échapper à l’isolement international et sortir d’une crise économique sans précédent qui avait duré de 1983 à 1988.

II – LES PREMIERS EFFETS DU CHANGEMENT

Ces changements de structures n’ont pas manqué de porter des fruits. Outre le taux d’inflation en diminution rapide depuis 1990, diverses données statistiques illustrent les progrès désormais accomplis par le Vietnam.

1 – Augmentation régulière de la production agricole

La production céréalière est passée de 21,4 millions de tonnes en 1989 à 24,5 millions de tonnes en 1993 (2), dont environ 22 millions de tonnes de riz. C’est un chiffre qui n’avait jamais été atteint jusqu’ici (3). D’ores et déjà, la production a dépassé les objectifs qui n’étaient prévus que pour 1995, bien que le rendement moyen par hectare pour tout le territoire plafonne encore aux alentours de 3 tonnes, ce qui reste faible en comparaison des pays voisins comme l’Indonésie où il se situe entre 4,2 et 4,5 tonnes. Ainsi, en 1990, le Vietnam est soudainement devenu le troisième pays exportateur de riz du monde après la Thaïlande (5 millions de tonnes) et les Etats-Unis (2,5 millions de tonnes).

2 – Croissance constante de la production industrielle

Dans le rapport traditionnel de fin d’année, intitulé “Le bilan socio-économique en 1993lu à l’Assemblée nationale en décembre 1993, le premier ministre, Vo Van Kiêt, a souligné que “la croissance moyenne de la production industrielle dépasse l’objectif prévu dans le plan 1991-1995En 1991, celle-ci avait augmenté de 5,3 % par rapport à 1990, de 14,5 ou 15% en 1992 et de 12,3 % dans les 10 premiers mois de 1993.

3 – Développement du commerce avec l’étranger

La suppression de la précieuse aide économique des anciens pays socialistes a été brutale et quasi-totale. L’aide de l’Union soviétique qui avait dépassé 2, 2 milliards de dollars par an durant la période de 1986 à 1990 fut ramenée à 100 millions seulement en 1991. Pourtant depuis cette date, le commerce extérieur du Vietnam a fait preuve de dynamisme et est aujourd’hui relativement prospère. La perte du marché traditionnel du bloc communiste l’a obligé à orienter ses échanges commerciaux vers les pays non socialistes, essentiellement les pays de l’ASEAN (Thaïlande, Malaisie, Brunei, Indonésie, Philippines), ainsi qu’avec d’autres pays asiatiques de la région comme le Japon, Taiwan, Hongkong, la Corée du Sud.

Parmi les produits exportés, trois sont particulièrement importants pour l’équilibre de la balance commerciale:

– Le pétrole brut – La production a atteint 4 millions de tonnes en 1992 et 5 millions en 1993. On prévoit 6 millions de tonnes en 1994. En 1993, 60 % de la production a été exportée à Singapour et 40 % au Japon. Pour le budget du pays, cela représentait un gain de 700 millions de dollars. Il faut noter cependant que le Vietnam doit importer chaque année en moyenne trois millions de tonnes de pétrole raffiné qui lui coûtent plus de 500 millions de dollars.

– Le riz – C’est en 1990 que pour la première fois depuis très longtemps, le Vietnam devint exportateur de riz. 1,6 millions de tonnes furent vendues cette année-là, 1 million en 1991, 1,9 millions en 1992, 1,4 million dans les 9 premiers mois de 1993. Pour l’ensemble de l’année, il était prévu d’exporter 2,2 millions de tonnes. Cet objectif, semble-t-il n’a pas été atteint, faute de marchés où écouler le riz et ses dérivés. Selon des chiffres émanant du ministère de l’Agriculture et des industries agro-alimentaires (4), confirmés par de hauts fonctionnaires en mission à Paris, la quantité exportée en 1993 s’élève à 1,7 millions de tonnes, soit 500 000 tonnes de moins que les prévisions. Pour cette année, les ventes de riz ont rapporté 300 à 320 millions de dollars.

– La pêche – En 1993, l’exportation des produits de la pêche a permis un gain de quelque 270 millions de dollars.

A ces trois principales sources de devises, il faut ajouter le caoutchouc naturel dont 33000 tonnes ont été vendues à l’étranger en 1993, rapportant 24 millions de dollars, l’anthracite avec 1 million de tonnes exportées cette même année et, enfin, l’industrie textile, principalement la confection de vêtements sous contrat (essentiellement avec la Communauté européenne).

Le revenu provenant de l’exportation a régulièrement augmenté au cours des trois dernières années: 1,4 milliard de dollars en 1990, 1,9 milliard en 1991, 2,5 milliards en 1992. Dans le rapport lu à l’Assemblée nationale le 21 septembre 1992, le vice-premier ministre Phan Van Khai déclarait: “La balance commerciale est pour la première fois excédentaire; les devises étrangères acquises grâce aux exportations ont atteint 2,5 milliards de dollarsCette progression constituait un gain d’environ 20 % par rapport à l’année précédente. Pendant ce temps, la somme dépensée pour les importations n’augmentait que de 8 % par rapport à 1991 et se situait aux alentours de 2,4 milliards de dollars. 89% de cette somme avait été employée à importer des matières premières, des produits semi-élaborés, le carburant et un certain nombre d’autres produits nécessaires à la production nationale.

Au début de l’année 1993, le ministère du Commerce extérieur, lors d’un colloque organisé à Hô Chi Minh-Ville en février 1993, avait annoncé que “son objectif était d’atteindre trois milliards de dollars en devises d’exportation en dépensant 2,8 milliards en devises d’importation” (5). Le rapport lu par le premier ministre devant l’Assemblée nationale, le 6 décembre 1993, ne permettait pas de vérifier ces prévisions puisque, contrairement à l’habitude, il ne contenait aucun chiffre concernant le commerce extérieur. Cependant des informations provenant de sources à Hô Chi Minh-Ville, confirmées par le Comité national des prix à Hanoi (Uy Ban Vât Gia Nha Nuoc) permettent de faire certaines estimations. Les recettes en devises liées aux exportations auraient effectivement atteint cette année les 3 milliards de dollars prévus tandis que les dépenses d’importation se seraient élevées à un montant de 3,1 à 3,2 milliards de dollars.

En réalité, les besoins en devises d’importation devraient être beaucoup plus élevés et se monter à 4,5 ou 5 milliards de dollars. Mais le Vietnam n’a presque aucune réserve de devises. C’est l’aide économique de la C.E.E., de l’Europe du Nord et du Japon, la contrebande aux frontières de la Chine et du Cambodge, ainsi qu’au large de la mer du golfe de Thaïlande et de la mer de Chine, qui permettent au Vietnam de combler en partie son déficit en devises.

Toutes ces données statistiques montrent donc que depuis 1990, le commerce extérieur progresse de façon satisfaisante alors que l’équilibre de la balance commerciale n’est affectée que par un léger déficit.

4 – Légère amélioration du niveau de vie

La croissance continue depuis plusieurs années semble prouver que le plus dur de la crise est déjà passé. Certes, le revenu “per capita” du Vietnam est encore très inférieur à celui des autres pays de l’Asie du Sud-est (Indonésie: 610 dollars, Philippines: 740, Thaïlande: 1 580, Malaisie: 2 490, Singapour: 12 890, Bruneï: 14 120). Mais, selon la F.A.O., il augmente régulièrement (120 dollars en 1988, 160 en 1989, 220 en 1990, de 220 à 230 dollars en 1992 et 1993). De plus, l’inflation est, pour le moment, freinée, voire maîtrisée: de 700 % par an durant la période 1986-1988, elle a été ramenée à 60 % en 1991, à 15 % en 1992 et à 4 % en 1993 (6). Le franc français qui, à la fin de l’année 1991, s’achetait de 2 400 à 2 500 dôngs au taux libre, s’échangeait en 1992 et 1993 pour une somme de 1835 à 1850 dôngs (7). La conjonction de tous ces facteurs a permis une réelle amélioration du niveau de vie de la population, d’autant plus sensible que, depuis 1989, les prix des produits de première nécessité sont restés généralement stables.

III – PERSPECTIVES D’AVENIR

Bien que le Vietnam soit encore un des pays les plus pauvres du monde, le premier ministre de Singapour, alors qu’il recevait, au début du mois d’octobre 1993, le secrétaire général du Parti communiste vietnamien, Dô Muoi, s’est déclaré “convaincu que le développement de l’économie vietnamienne serait rapide et performant dans les dix ou quinze années à venir” (8). Cette affirmation fut reprise et commentée au cours d’un colloque organisé au Vietnam sur le thème “Vietnam 1994 – naissance d’un nouveau dragonBon nombre d’entreprises françaises comme Air-France, les brasseries générales d’Indochine, participaient à la réunion placée sous la présidence de l’ancien ministre du Comité d’Etat de la coopération et des investissements, Vo Dông Giang. Certains intervenants se montrèrent particulièrement optimistes, persuadés de la prochaine métamorphose du Vietnam en dragon économique. La presse vietnamienne n’a pas manqué de reprendre et de répéter cette prédiction. Déjà, lors du VIIe congrès du Parti en juin 1991, le secrétaire général sortant, Nguyên Van Linh, avait affirmé que dans dix ans, le revenu “per capita” au Vietnam aurait doublé, passant de 200 à 400 dollars. Désormais, cet avènement du Vietnam sur la scène des puissances économiques est devenu l’objectif stratégique du Parti.

Le rêve des dirigeants de Hanoi est-il illusion ou réalité? Pour répondre à cette question, il est indispensable de passer en revue les facteurs susceptibles d’aider ou de contrarier les acteurs économiques vietnamiens dans la réalisation de leur objectif.

1 – Les conditions favorables

Elles existent et sont relativement nombreuses.

a – Le renouveau économique –

Selon l’expression en usage dans les médias et la propagande de Hanoi, il “libère pas à pas les forces productives longtemps ligotéesLa libéralisation économique inspire confiance aux populations et par voie de conséquence, encourage les “capitalistes nationaux” (y compris les vietnamiens de l’étranger) à investir des capitaux, à créer des entreprises et des emplois, ce qui devrait permettre à l’Etat de résorber le chômage en dépit de l’absence de discipline et du désordre socio-économique.

b – La détente en Asie du Sud-Est –

La politique d’ouverture du Vietnam en direction des pays de l’ASEAN, les relations commerciales nouvelles qu’il entretient avec eux contribuent grandement à la prospérité de la région. Il en est de même de l’“amitié sino-vietnamiennerenouée en 1991 après quinze ans de brouille. L’amélioration des relations entre les deux pays a permis le renforcement de leurs relations commerciales. Ce récent rapprochement avec la Chine, constitue aussi un facteur de stabilité politique pour toute la région.

c – La confiance accordée au Vietnam par les investisseurs –

La maîtrise de l’inflation et la stabilité politique dans la région ont renforcé la confiance des investisseurs des autres pays asiatiques (Japon, Taïwan, Hongkong, Corée du Sud etc …) et de l’Occident (la C.E.E., la Suède, la Norvège, l’Australie …). Durant les trois premières années qui ont suivi l’ouverture du marché vietnamien en 1988, les investissements étrangers ont été relativement modestes. Mais en 1991, ils se sont élevés à 1,5 milliards de dollars, et à 2 milliards en 1992. Pour l’année, 1993 toute entière, on prévoyait que la somme des capitaux investis atteindrait 3 millions de dollars.

Selon le ministre Dâu Mâu Xuân, président du Comité d’Etat de la coopération et des investissements, à la fin de l’année 1993, 500 sociétés de quarante pays étrangers avaient investi au Vietnam. On comptait 700 projets, dont 70% concernant de gros investissements, pour un montant total de 6,5 milliards. Il faut cependant noter que 1, 5 milliards de dollars seulement sont effectivement utilisés au Vietnam (9).

A la fin du dernier trimestre 1993, les principaux investisseurs étaient Taiwan avec un total cumulé de 1,33 milliards de dollars, suivi par Hongkong avec 884 millions, l’Australie avec 680 millions et la France avec 548 millions.

Il est encore trop tôt pour prévoir quels seront les effets de la levée de l’embargo américain décidée par le président Clinton le 3 février 1994. Il est probable qu’elle ne fera que renforcer le mouvement des investissements au Vietnam. Les entreprises américaines dont certaines avaient déjà leurs représentants sur place dès avant la levée de l’embargo auront maintenant la possibilité d’apporter leur contribution à l’essor économique du Vietnam. Leur technologie et leurs moyens financiers supérieurs seront un précieux atout pour l’exploitation du pétrole et du gaz “off-shore” au large de la mer de Chine méridionale .

d – Autres conditions favorables –

Ressources nationales

Le potentiel de ressources en tous les domaines est important. Les ressources naturelles sont nombreuses. Outre l’agriculture, le pétrole, l’anthracite dont nous avons parlé plus haut, il existe encore un certain nombre de ressources minières dont le Vietnam pourrait tirer profit. Par ailleurs, le tourisme semble appelé à devenir pour le Vietnam une abondante source de devises. Il s’est considérablement développé au cours des trois dernières années. Selon l’office de tourisme vietnamien (10) plus de 650 000 touristes ont visité le Vietnam en 1993, soit plus du double de l’année précédente.

Le crédit international et l’épargne intérieure

Le 1er juillet 1993, en décidant d’approuver l’octroi de crédits au Vietnam par les institutions bancaires mondiales comme le F.M.I. et la banque mondiale, le président Clinton a permis au Vietnam d’accéder à nouveau au financement international, dont il avait été privé pendant des décennies, en raison de sa dette. En septembre 1993, le Vietnam a pu régulariser ses arriérés d’environ 140 millions de dollars à l’égard du F.M.I. grâce à l’aide d’un groupe de pays parmi lesquels, le Japon et la France. Au mois de novembre, une vingtaine de pays et une dizaine d’organisations internationales, réunis à Paris sous l’égide de la Banque mondiale lui ont octroyé 1,81 milliards de dollars de crédits, somme très importante à laquelle le Vietnam ne s’attendait pas. Enfin, la récente levée de l’embargo économique des Etats-unis est venu parachever cet ensemble de dispositions favorables au financement international du développement industriel du Vietnam.

Ce retour de la manne internationale s’est accompagné d’une certaine renaissance de l’épargne intérieure, longtemps rebutée par l’inflation galopante. Le rapport du premier ministre Vo Van Kiêt à l’Assemblée nationale, le 6 décembre 1993, estimait le volume de l’épargne intérieure à 20 000 milliards de dôngs (l’équivalent de 2 milliards de dollars) pour l’année en cours. 40 % de cette épargne avait été utilisée dans la construction immobilière.

2 – Les obstacles au décollage économique

La nombre non négligeable de conditions favorables au démarrage économique du Vietnam ne doit pas faire oublier les obstacles à franchir, dont certains, pour le moment au moins, paraissent insurmontables. Beaucoup tiennent aux structures administratives, sociales et politiques mises en place par le régime au pouvoir. On peut tenter d’énumérer ces divers obstacles.

a – La détérioration actuelle des infrastructures socioéconomiques

Les grandes villes où s’installent les investisseurs étrangers, surtout au Nord-Vietnam, sont souvent dépourvues des infrastructures nécessaires à leur accueil. Les services bancaires, les télécommunications, l’électricité, les moyens de transports et de communication manquent ou sont déficients. Dans les villes portuaires, comme Hai Phong par exemple, le matériel et l’équipement, à savoir les grues, les appareils de manutention, les entrepôts sont insuffisants, trop anciens ou encore font défaut. A Hanoi où beaucoup de bâtiments sont pratiquement en ruine, les coupures d’eau et d’électricité ne sont pas rares. Il en est de même dans l’ancienne capitale du Sud-Vietnam, Saigon, devenue Hô Chi Minh-Ville depuis le mois d’avril 1975. Elle reste pourtant encore la ville la plus moderne et la plus peuplée du pays.

Beaucoup d’artères maîtresses du réseau de transports et de communications, surtout les routes nationales et provinciales au nord ainsi que la voie ferrée reliant Hanoi à Ho Chi Minh-Ville, sont dans un piteux état. Les autoroutes sont inexistantes sauf un tronçon de 30 km, construit avant 1975, allant de Saigon à Bien Hoa.

La modernisation des infrastructures urbaines et portuaires, la restauration du réseau routier et ferroviaire exigeront les plus lourds investissements. Dans une conférence qui s’est tenue à Singapour le 20 janvier 1993 et qui avait pour thème, “les investissements au Vietnam”, le directeur de l'”Organisation du développement industriel des Nations unies” (U.N.I.D.O.) a estimé que ” le Vietnam avait besoin d’au moins 20 milliards de dollars pour édifier ses infrastructures”. Selon lui, “l’aide économique maximale accordée par les organisations financières internationales n’excéderait pas 5 milliards en l’an 2 000” (11). Par ailleurs, il faudra beaucoup de temps avant que ne soient achevés ces grands travaux.

b – La persistance du régime totalitaire et les multiples déficiences du système social et politique

Bien que le Vietnam se soit reconverti à l’économie de marché, la structure politique n’a pas changé depuis quarante ans. Le régime demeure fidèle au marxisme-léninisme intransigeant. La parole et les promesses des dirigeants de Hanoi sont souvent contredites par leurs actes. “Leur double langage n’inspire pas confiance à la population” témoignent les réfugiés. Les “capitalistes nationauxles Vietnamiens à l’étranger se montrent réservés et hésitent à investir leurs capitaux, au risque de tout perdre.

c – L’incompétence du personnel politique, administratif et technique

Au sommet, les appareils du Parti et de l’Etat sont inadaptés aux exigences de la politique du renouveau. Les dirigeants responsables, aussi bien dans les instances du Bureau politique, du Comité central et des Ministères que dans les instances régionales comme la province, les districts et les arrondissements, ont en général un bas niveau d’instruction. Bon nombre d’entre eux n’ont même pas terminé leurs études primaires. Aussi, ne sont-ils pas à la hauteur de leurs fonctions multiples. Ils témoignent souvent d’un esprit étroit, conservateur et dogmatique. Leur ignorance des mécanismes de l’économie de marché, de la gestion et de la technologie est presque totale.

La compétence des cadres scientifiques et techniques laisse aussi à désirer. Leurs mérites politiques ont souvent joué un grand rôle dans leur recrutement. Ils sont “plutôt rouges qu’experts”. Formés dans des écoles marxistes-léninistes aux méthodes de production et de gestion socialistes, leurs connaissances scientifiques sont aujourd’hui périmées et ils éprouvent beaucoup de difficultés à s’adapter à l’économie de marché. D’après un haut fonctionnaire de Hanoi en mission à Paris, le vice-premier ministre Phan Van Khai, huitième sur la liste des membres du bureau politique, a déclaré qu’un cadre sur dix seulement pouvait être utilisé. Le personnel scientifique et technique de l’ancien régime, formé en France ou aux Etats-Unis, s’est réfugié en Occident dans sa grande majorité. Les quelques anciens cadres du sud restés sur place sont aujourd’hui âgés et, de toute façon, ne jouissent pas de la confiance du gouvernement. Ils restent des citoyens de deuxième catégorie et les postes importants ne leur sont pas confiés.

Ce sont les cadres ignorants qui, d’habitude, sont les plus haut placés. Ils occupent des fonctions clés du régime, aussi bien le poste de premier secrétaire du Parti que celui de président de Conseil populaire, P.D.G, voire ministre. Disciplinés et conservateurs, ils restent fidèles au Parti et obéissent aveuglément à leur supérieur. Leur fidélité est bien récompensée. Eux et leur famille bénéficient des faveurs du régime avec qui ils partagent l’honneur et le pouvoir. Il jouissent d’importants privilèges matériels (12), habitent de belles villas, utilisent des voitures de service et sont accompagnés de gardes du corps. Leurs épouses travaillent dans des ministères “intéressants” où il est possible de “faire des affaires”. Les ministères des Affaires étrangères et du commerce, les “joint-ventures” d’import-export sont particulièrement convoités. Leurs enfants sont recrutés en priorité à l’université. Ils bénéficient de bourses d’études, de stages à l’étranger. Accueillis en priorité dans le Parti, ils sont appelés à assumer des postes importants.

Ce sont ces cadres qui sont à l’origine de la lenteur traditionnelle de la bureaucratie socialiste vietnamienne. Face aux problèmes épineux, particulièrement lorsque l’orthodoxie marxiste-léniniste est mise en cause, ils n’osent pas prendre d’initiatives. Ils préfèrent attendre les directives de leurs supérieurs. Pour remédier à la médiocrité de ces dirigeants, le pouvoir central a, depuis longtemps, l’habitude de placer auprès d’eux des cadres scientifiques ou techniques, assumant les fonctions de conseillers ou d’assistants. Ils occupent des postes de vice-directeur, de P.D.G. adjoint, de vice-ministre. Ils sont surveillés, contrôlés de près par leur supérieur. Ils peuvent être accusés de “déviationnisme” ou d’autres fautes idéologiques impardonnables. Dans ce cas, ils seront alors relevés de leurs fonctions, perdront tous leurs privilèges et seront renvoyés à la base.

d – Le contrôle policier de la société civile.

Le contrôle incessant exercé par l’Etat et le Parti sur toutes les institutions constitue un frein très puissant au progrès de l’économie. En effet, chaque organisme public, chaque entreprise d’Etat possède un syndicat et un “bureau d’organisation” (ban tô chuc) qui fonctionnent comme des organes de renseignements et de sécurité au service du Parti, prêts à “révéler” (euphémisme pour “dénoncer”) les phénomènes négatifs relevés chez les cadres, les membres du Parti, les fonctionnaires. Tous sont ainsi placés sous surveillance et se méfient les uns des autres. Peu ont le courage d’exprimer des idées nouvelles, de prendre des initiatives lorsqu’elles sont différentes de celles de leur supérieurs.

On comprend qu’un tel état d’esprit ne facilite pas le changement de méthodes de gestion ou de production. Les fonctionnaires vivant dans un tel carcan, sont naturellement hostiles à tout changement. La gestion d’entreprises performantes, la formation d’experts exigent un type d'”homme nouveau”, capable de s’adapter à la situation en changement continuel. Ce type d’homme n’existe pas encore au sein de la nomenclature vietnamienne. Comme aimait le répéter Hô Chi Minh, “Pour faire croître un arbre, il faut dix ans. Pour former un homme, il faut cent ans.”

e – Un premier bilan négatif en de nombreux domaines

L’introduction du marché libre a entraîné un certain nombre d’effets pervers très visibles et abondamment dénoncés par la presse locale.

Il faut citer en premier lieu la corruption, déjà présente avant le début de l’ouverture économique, mais devenue aujourd’hui un mal qui ronge toute la société. Tout peut s’acheter ou se vendre. La corruption a été déclarée “fléau national” par le premier ministre. Elle est dénoncée chaque jour par les médias. Selon les conservateurs du bureau politique, elle serait le fait des rénovateurs dont le premier ministre Vo Van Kiêt serait le chef de file. Récemment, le 23 février 1994, un ancien ministre de l’Energie, Vu Ngoc Hai, a été condamné à trois ans de prison ferme pour corruption. Mais il est peu probable que cette mesure enrayera ce mal qui déconcerte et décourage beaucoup d’investisseurs, très sollicités par les autorités locales.

La faillite de nombreuses entreprises d’Etat accompagnés de licenciements est un des autres maux entraînés par la mise en place d’une économie libérale. Les subventions de l’Etat ayant été supprimées, 40 % de 12 000 entreprises d’Etat ont fait faillite (13) et débauché leurs employés qui sont allés grossir la masse des chômeurs vietnamiens.

Il faut enfin signaler que beaucoup émettent des doutes sur le bénéfice réel que le Vietnam peut retirer de certains investissements. En dehors de l’exploration et de l’exploitation du pétrole et du gaz, domaine où investissent surtout les occidentaux, deux autres domaines attirent les capitaux étrangers, en particulier asiatiques: le tourisme et l’export-import. Les sommes investies sont rapidement rentabilisées et présentent très peu de risques. Ce type d’investissement est particulièrement recherché par les “Hoa” (Chinois) originaires de Singapour, premier partenaire commercial depuis 1991, de Taiwan, premier investisseur au Vietnam par les sommes engagées, Hongkong, deuxième investisseur au Vietnam, de Cholon, de Thaïlande. Les “Hoa” sont en train de jouer un rôle clé dans l’économie vietnamienne. Réalistes et pragmatiques, profitant souvent de leurs relations politiques pour favoriser leurs entreprises, ils sont souvent davantage des spéculateurs que de vrais hommes d’affaires. Ils s’intéressent surtout à la “coopération d’affaires”, une des trois formes d’investissements prévues par le code d’investissements étrangers. Ce genre d’opération rapporte gros dans un court laps de temps, mais ne contribue en rien au développement industriel du Vietnam. Pour ce qui concerne les deux autres formes d’investissements prévues par le code d’investissement, à savoir les “joint-ventures” et les entreprises à capitaux totalement étrangers, de grands projets ont été envisagés, des protocoles d’accord ont été signés, mais très peu pour le moment ont eu un commencement de réalisation.

IV – OPTIMISME OU PESSIMISME

Le grand nombre de facteurs négatifs énumérés ci-dessus nous a déjà obligé à tempérer le trop grand optimisme qu’avaient fait naître les premiers résultats économiques du Vietnam. Une étude réfléchie de certaines données statistiques nous incitera à encore plus de prudence. La réponse chiffrée à deux questions précises peut nous éclairer sur les possibilités réelles de réactivation de l’économie vietnamienne. Est-il possible dans un bref délai d’améliorer les infrastructures économiques du Vietnam ? L’objectif du Parti qui consiste à doubler le revenu “per capita” dans dix ans peut-il être atteint?

Aucun démarrage économique ne pourra avoir lieu au Vietnam, avant que soient améliorées les infrastructures du pays. Le prêt de 1,86 milliards de dollars consenti au Vietnam par les organisations financières internationales en 1993 est encore trop modeste en comparaison des 20 milliards de dollars nécessaires pour mener à bien les grands travaux sur les infrastructures, préalable au démarrage de l’économie. Il est vraisemblable qu’en l’an 2 000, le total des prêts accordés n’aura pas encore dépassé la somme de cinq milliards de dollars.

Pressé par ces besoins urgents de capitaux, le gouvernement vietnamien peut-il tabler sur l’aide de la C.E.E. et de certains autres pays d’Asie ? Celle-ci jusqu’à présent n’est accordée qu’au compte-gouttes. En 1993, la France a versé au Vietnam une aide de 360 millions de francs, le double de ce qui avait été donné l’année précédente. La contribution de l’Allemagne a été de 29 millions de marks (environ 100 millions de francs). L’aide de l’Italie a été de 140 millions de dollars, par versements échelonnés sur trois ans, 25 % sous forme de don, le reste en crédit. A cela, il faut encore ajouter 7 millions de dollars des Pays-bas et 8 millions de la Suède. Deux pays d’Asie, le Japon et la Corée du Sud ont respectivement fourni au Vietnam des aides de 380 millions de dollars et de 50 millions. Le total est manifestement insuffisant. L’achèvement des grands travaux prévus en sera retardé d’autant.

On peut se livrer à un calcul semblable à propos de l’objectif du Parti pour les dix années à venir, à savoir doubler le revenu “per capita”. Des économistes ont démontré qu’il ne pourra pas être atteint. Pour parvenir au 400 dollars “per capita”, en l’an 2 000 à partir des 200 dollars qui sont le revenu de l’année 1990, le P.I.B. devrait croître, en moyenne de 9 à 10% par an. Ce taux de croissance sera très difficile, sinon impossible à tenir, compte tenu des difficultés actuelles de l’économie vietnamienne. En effet pour maintenir une telle progression, il faudrait investir dans cette période de dix ans (1990-2000) 64 à 67 milliards de dollars, soit 6 à 7 milliards par an.

Où trouver de telles sommes? Le revenu actuel par habitant reste encore faible et l’épargne bien qu’en progression, est encore peu importante (2 milliards de dollars en 1993). Nous avons vu par ailleurs que sur les 6,5 milliards de dollars investis au Vietnam depuis 5 ans, seulement 1,5 milliard étaient utilisables dans le pays. L’aide financière internationale dont nous avons fait le compte plus haut sera, elle aussi, insuffisante à combler le déficit de devises du Vietnam.

Il s’ensuit que la réactivation de l’économie vietnamienne devrait être reportée aux environs des années 2005 ou 2015, à condition que la situation politique du pays le permette. Car même si le gouvernement de Hanoi bénéficiait massivement des aides économiques de l’Occident et des organisations financières internationales, il ne réussirait pas à relancer l’économie du pays, tant qu’il n’aura pas renoncé à la structure politique actuelle, incompatible avec l’économie de marché. L’expérience de l’ancienne Union soviétique et des autres pays socialistes de l’Europe de l’Est a montré que le régime totalitaire fige immanquablement l’économie et la société. Le gouvernement vietnamien sera dans l’impossibilité de développer son économie et de résoudre le problème du chômage sans cesse grandissant, s’il ne se résout pas à réduire les dépenses excessives occasionnées par l’entretien des deux appareils colossaux du Parti (1 700 000 membres) et de l’Etat (3 millions de fonctionnaires et contractuels, 1 million de soldats, 1 million d’agents de la sécurité, des renseignements et de la police, …) qui grèvent le budget national. Rien ne sera fait non plus tant que la liberté accordée au “marché” ne sera pas aussi accordée aux hommes.

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