Eglises d'Asie – Divers Horizons
LE FONDAMENTALISME ISLAMIQUE DANS L’ASIE DU SUD-EST
Publié le 18/03/2010
Deux comportements de l’islam
L’islam a surgi comme un puissant mouvement contre le colonialisme, il a fourni des bases à la lutte pour l’indépendance politique vis-à-vis du pouvoir colonial. Dans ce premier rôle, il est devenu un des principaux facteurs de l’émergence du nationalisme de cette région du globe, faisant de l’idée d’Etat laïc une alliée dans la lutte pour l’indépendance, plutôt qu’une idéologie rivale comme c’était alors le cas dans presque tous les pays du Moyen-Orient. C’est grâce à ce lien solide entre l’islam et le nationalisme que deux pays de la région, l’Indonésie et la Malaisie, ont pu formuler leurs doctrines nationales respectives, le Pancasila et le Rukun Negara. Religieuses de nature mais inspirées par le pragmatisme, ces “doctrines nationales” témoignent d’un effort conscient pour tracer une “voie moyenne” entre le socialisme (spécialement le communisme) et le capitalisme, en quoi elles se sont certainement écartées du “nationalisme” tel qu’il était alors conçu en Europe. Bref, nous pouvons dire que l’islam a eu pour ces “doctrines nationales” un effet libérateur vis-à-vis des grandes idéologies mondiales de l’époque. Aujourd’hui l’Europe de l’Est et les partis communistes d’Europe occidentale en sont encore à chercher une forme d’indépendance idéologique à l’égard du communisme classique. Ce fait, si intéressant par ce qu’il implique de façon encore obscure pour l’Europe, montre l’importance de ce qui a été réalisé il y a trois ou quatre décennies dans l’Asie du sud-est, en grande partie grâce à l’islam.
L’insurrection communiste de Banten (Java, Indonésie) en 1926 est un bon exemple du lien entre l’islam et les autres idéologies durant la lutte pour l’indépendance politique. Même si c’est à la suite des leçons des communistes, ce sont les pieux musulmans (qualifiés de hajjis) qui devinrent finalement le fer de lance de ce soulèvement, qui ne fut “communiste” que de nom. Tant qu’elles luttèrent pour arracher l’indépendance au pouvoir colonial, les autres idéologies ont été pour les mouvements islamiques celles de compagnons de route. Après l’indépendance, un réajustement a fait apparaître des différences marquées entre les islamistes d’un côté et, de l’autre, les partis nationaliste, communiste et socio-démocrate, mais sans qu’aucune inimitié durable ait opposé les deux côtés. Le cas des partis des années 50 : Masyumi islamique indonésien et Nahdlatul Ulama, le premier cultivant des liens étroits avec le parti social-démocrate, le second travaillant avec les partis nationalistes, illustre cet aspect intéressant de l’histoire.
L’autre comportement caractéristique de l’islam en Asie du sud-est durant la première moitié du siècle apparaît dans sa résistance à la pénétration de la culture occidentale. Il a surtout résisté en rejetant l’attitude matérialiste et individualiste de l’Occident, considérée comme néfaste pour la conception islamique de la communauté (ummah) et son “esprit social”. Selon cette conception, inlassablement exposée par les auteurs musulmans de l’Asie du sud-est, un équilibre est à préserver dans la société entre les intérêts de la communauté et ceux de l’individu, en même temps qu’il est nécessaire de corriger le point de vue matérialiste par une attitude spirituelle à l’égard de la vie. Faute de quoi, pensent-ils, l’individualisme forcené et le matérialisme auront tôt fait de détruire les valeurs fondamentales de la vie telles que les reconnaît l’islam. La conception occidentale de la vie est l’antithèse même de ces valeurs. Le rejet des valeurs de l’Occident est donc la clef pour comprendre la relation de l’islam aux autres idéologies en Asie du sud-est dans la première moitié de ce siècle. Une étude plus poussée découvrirait au long de ces années, entre les divers mouvements islamiques, des différences sensibles dans la façon concrète d’opérer ce rejet. Mais nous voulons surtout relever ici les comportements contradictoires de l’islam vis-à-vis des autres idéologies selon qu’il s’est agi de politique et de culture. L’islam qui a pu coopérer politiquement avec d’autres doctrines dans la lutte commune contre le pouvoir colonial, pour l’indépendance politique, a cherché sa “voie culturelle” propre et voulu faire progresser la société selon la “conception islamique de la vie”. Dans la première moitié de ce siècle, tant dans le cadre colonial qu’en dehors de lui, les musulmans ont réagi différemment aux défis politiques et aux défis culturels lancés par l’Occident.
Intégration politique, contestation culturelle
Cette observation explique pourquoi le fondamentalisme islamique, s’il est présent, prend la forme d’un défi culturel, et non pas politique, aux gouvernements actuels de l’Asie du sud-est. Bien entendu un défi culturel a toujours des aspects politiques pour le gouvernement au pouvoir. Mais les manifestations culturelles d’un mouvement de masse ne sont pas les mêmes que des manifestations politiques, et cette différence – nous le verrons plus loin – ne va pas sans implications.
Une fois l’indépendance obtenue, l’islam a réalisé pleinement son intégration politique dans les “structures nationales de l’Etat”, malgré des insurrections armées locales comme les mouvements du Darul islam en diverses régions d’Indonésie dans les années 50 et l’actuelle lutte Moro pour l’indépendance dans le sud des Philippines. Le gros des mouvements islamiques accepte sans grandes plaintes les structures de l’Etat national.
En Indonésie, des partis islamistes ont surgi après l’indépendance en 1945, tandis qu’en Malaisie, a plus tard émergé comme le parti majoritaire incontesté contre le parti islamiste PAS et sa doctrine politique franchement “islamique”. En Thailande, il n’y a pas eu jusqu’à présent d’effort délibéré pour imposer une entité politique distincte au profit des musulmans du sud, l’exigence d’un gouvernement autonome n’allant pas au delà de la désignation de fonctionnaires musulmans pour gérer leurs affaires. Même au sud des Philippines, en dépit des longues années de lutte armée des Moros, la majorité des musulmans participent aux travaux préparatoires de la nouvelle constitution. Les mouvements islamistes politiquement combattifs : le PAS en Malaisie, le MNLF à Mindanao, n’obtiennent jamais un soutien populaire dans la partie musulmane de la population.
La disposition à accepter le cadre national de l’Etat fait que des partis ouvertement islamiques sont apparus en deux pays du sud-est asiatique, l’Indonésie et la Malaisie. En Indonésie, divers partis islamiques ont mené une action depuis la proclamation de l’indépendance en 1945. Au début des années 70, une “simplification” des organes représentatifs a conduit ces partis à l’actuel PPP (Partai Persatuan Pembangunan, Parti du développement uni). A la suite des efforts du gouvernement pour “désislamiser” la poltique intérieure, les nouveaux statuts de ce parti ont pris la doctrine nationale, le Pancasila, pour “fondement unique” (asas tunggal), en réduisant l’islam à n’être que sa “caractéristique particulière”. Le PPP n’en reste pas moins, pour longtemps, “le parti islamique”. Comme parti islamique non-officiel, il continue de justifier le rôle de l’islam dans la politique nationale, tant que cette religion particulière se conforme aux lois du pays. La procédure de “simplification” des partis a également eu pour effet de détacher de ce parti islamique non officiel les mouvements islamiques de masse comme le Muhammadiyah et le Nahdlatul Ulama, qui ne sont plus ses filiales. Ces “organisations sociales” y ont en revanche gagné de peser davantage dans le marchandage politique avec les deux autres partis plus laïcs, le Golkar et le Parti démocrate indonésien (PDI). Les mouvements islamiques n’ont rien perdu, politiquement, dans le réajustement politique actuel en Indonésie.
En Malaisie, le côté sectaire du PAS (Parti Islam Sa-Malaysia) lui rend impossible de gagner les élections nationales. Mais cela n’empêche pas les groupes musulmans de participer directement au parti dominant, (United Malay National Organization, Organisation nationale malaise unie), dans lequel leur influence atteint même un tel degré qu’il semble désormais possible qu’un ancien dirigeant d’un mouvement islamique devienne bientôt premier ministre. La question qui se pose est plutôt maintenant de savoir s’il est possible de prévenir l'”islamisation” totale de ce parti, qui aurait immanquablement pour effet de rompre l’équilibre ethnique et politique du pouvoir dans ce pays largement multiracial.
Des mouvements musulmans apolitiques
Il faut aussi parler du nouveau phénomène observable dans le sud-est asiatique : l’émergence parmi les musulmans de solides groupes non politiques. Les mouvements de ce genre prolifèrent au point que leur action fera sûrement sentir ses effets dans tout l’organisme politique de chaque pays. L’insistance du Muhammadiyah sur une meilleure compréhension de leur religion par les musulmans d’Indonésie et sur l’observance de la morale islamique influencera sans aucun doute le développement de tout l’enseignement national, puisque le Muhammadiyah dirige plus de quinze mille écoles dans le pays. La tentative actuelle du Nahdlatul Ulama pour transformer les écoles religieuses traditionnelles en autant de bases de départ d’une transformation sociale, par des programmes de développement communautaire dans les régions rurales, ne manquera pas de modeler la société future. Disposant d’un réseau de sept mille de ces écoles, réparties dans les 65 000 villages d’Indonésie – un beau rapport d’un pour 9 – le Nahdlatul Ulama pourra en effet jouer un rôle majeur en encourageant des caractéristiques islamiques dans le développement rural du pays. De la même manière, en Malaisie, des groupes non-politiques comme le mouvement de la jeunesse musulmane malaisienne (ABIM, Angkatan Belia Islam Malaysia) et le Darul Arqam réussiront certainement à donner aux Malais du pays une “orientation islamique”. Au sud de la Thaïlande et au sud des Philippines, l’infrastructure des écoles religieuses islamiques qui n’ont pas encore été détruites par les opérations militaires du gouvernement constitue aussi un héritage culturel à développer en oeuvres plus constructives pour l’avenir.
Réactions à l’égard de l’Occident
Si telle est la perspective d’avenir des activités sociales des musulmans du Sud-est asiatique, taxées quelquefois d'”islamisation” de cette partie du continent, il peut d’abord sembler étrange de poser la question de l’apparition dans cette région d’un fondamentalisme islamique. Au Moyen Orient, oui, où les gouvernements n’arrivent pas à faire face aux problèmes majeurs de leur pays, où aucune organisation non-gouvernementale solide et digne de confiance ne peut se développer, il semble presque naturel que le fondamentalisme islamique survienne comme l’une des issues possibles dans cette région du monde (les autres issues étant les révolutions de palais en chaîne, un chaos social quasi incontrôlable, etc.). Mais parler de fondamentalisme islamique dans le sud-est asiatique contredit la situation dans ses pays : les partis islamiques y jouent encore un rôle important, même sans en avoir l’étiquette, et y sont aidés par les activités populaires des “organisations sociales” islamiques. En Malaisie, un parti politique islamique déclaré subsiste, tandis que le parti au pouvoir compte un grand nombre d’anciens dirigeants de mouvements sociaux islamiques.
Pour comprendre la situation, on doit prêter attention à d’autres forces plus puissantes à l’oeuvre dans nos pays. Tout d’abord la pénétration culturelle de l’Occident et la désintégration qu’elle provoque. Les attitudes devant la vie, les coutumes et les idées de plus de cent millions de musulmans changent lentement mais sûrement, pour en accueillir d’autres, importées d’Occident, foncièrement individualistes et matérialistes. Naturellement, une réponse définitive se dégage parmi les musulmans de nos pays, accordée à leur perception du “danger” que le processus d’occidentalisation fait peser sur les musulmans. Même un mot aussi innocent que “modernisation” déclenche des réactions négatives et puritaines, qui vont de la prudence de l’accueil dans le domaine culturel au rejet en bloc des sciences et des techniques modernes “occidentales”.
Une recherche spirituelle
Un autre facteur joue derrière l’apparition du fondamentalisme islamique : l’incapacité de beaucoup de musulmans de cette région du monde à intégrer dans la vie nationale de leur pays leurs systèmes particuliers d’enseignement, leurs structures familiales, leurs types d’entreprise et même leurs aspirations politiques. La déception et l’insatisfaction qu’ils éprouvent de n’avoir pas réussi à s’intégrer les laissent désemparés et ils imputent l’échec à un manque de dimension spirituelle de leur vie. Le fondamentalisme islamique les attire alors comme une sortie-de-secours, qui leur fera regagner par une voie interne ce qu’ils ont perdu en tentant d’aller vers l’extérieur.
L’expression “fondamentalisme islamique” ne satisfait guère les musulmans du sud-est asiatique. Ils se demandent si elle convient pour expliquer leurs attitudes. Si l’un d’eux décide de s’attacher aux fondements de sa religion, c’est-à-dire de devenir orthodoxe et pieux, convient-il de l’étiqueter fondamentaliste ? Si ce n’est pas le cas, pourquoi user d’une expression aussi vague pour désigner l’étroitesse d’esprit, l’exclusivisme et l’extrémisme? N’est-ce pas là un emploi malheureux de mots utilisés au début pour décrire une faction chrétienne, employés ensuite à tort et à travers et appliqués par erreur à des musulmans ?
Actuellement, des factions émergent parmi les musulmans dans les pays d’Asie du sud-est. Ils sont principalement insatisfaits de la situation politique, économique et culturelle qui prévaut dans leurs pays respectifs. La dépendance vis-à-vis du marché financier international dominé par les Etats industriels, l’incapacité de développer les ressources internes pour venir à bout des crises économiques en série qui frappent leurs pays, l’asservissement culturel des gens par une économie de consommation, et l’affligeante dégradation des femmes par l’industrie des loisirs et du tourisme… , tout cela provoque dans nos pays des réactions différentes de la jeunesse musulmane.
Beaucoup parmi les jeunes essaient de combiner l’application à maîtriser les sciences et les techniques modernes avec une foi islamique personnelle. De là naît chez eux une recherche spirituelle, la quête de leur identité islamique. Apparaissent des attitudes nouvelles à l’égard de la mode : de jeunes femmes musulmanes portent le voile islamique, etc., – de nouvelles formes de solidarité socio-économique : les échanges à crédit sans intérêt, etc., – un nouveau code des choses à faire et à ne pas faire commence d’être accepté, reflet d’une conscience aiguë des impératifs d’une “morale personnelle islamique”. En fin de compte ces efforts démontrent la vitalité de l’islam, force d’incitation puissante pour la recherche de solutions aux problèmes apparemment insolubles des Etats-nations modernes, y compris des nôtres. Tant que ces efforts tâcheront de restaurer les valeurs de l’islam sans renoncer aux tâches de la modernisation, il n’est pas possible de les appeler du “fondamentalisme”. On n’est pas autorisé à hurler avec les loups contre un soi-disant fondamentalisme islamique du seul fait que les enseignements de l’islam sont réaffirmés face aux assauts de la modernisation.
Le fondamentalisme musulman existe
Mais le fait que la majorité des jeunes musulmans se contentent de suivre cette voie d’un islam de nouveau affirmé, et au demeurant sur des points particuliers, ne saurait nous empêcher de voir çà et là parmi eux des mouvements réellement fondamentalistes par les idées et les comportements. Ces groupes nient la légitimité des gouvernements nationaux au pouvoir (choisissant, pour exercer leur “indépendance” à leur
égard, de vivre en petites communautés), nient l’orthodoxie des institutions islamiques de leur pays, rejettent sa doctrine nationale et naturellement toute participation de la majorité musulmane à la vie politique de la nation. Ils préfèrent travailler à des constructions sociales pures et vraies, basées sur leur propre perception de la volonté de Dieu et du Prophète. Cette conception d’un super-islam se manifeste dans la vie de tous les jours par les mêmes moyens qu’utilisent la majorité des jeunes musulmans pour réaffirmer leur sentiment religieux : mêmes voiles sur la tête, mêmes costumes,etc. et il n’est pas étonnant que les observateurs soient souvent trompés par ce qu’ils voient. En fait, les vrais fondamentalistes sont peu nombreux et opèrent de façon sporadique.
Vu sous cet angle, le fondamentalisme islamique existe dans le sud-est asiatique, mais limité en nombre et d’une efficacité douteuse. Cela n’exclut pas la possibilité qu’il fasse un jour explosion, mais ni les évidences recueillies ni les observations faites jusqu’à présent ne justifient à son égard un état d’esprit alarmiste. Les manifestations violentes du fondamentalisme musulman qui se produisent dans nos pays : les émeutes de 1984 à Tanjung Priok et il y a quelques années les détournements d’avions en Indonésie, les éruptions de violences à Batupahat dans les années dernières en Malaisie, les démonstrations antichrétiennes tout récemment à Sabah – ne sont que des manifestations locales de quelque chose qui est incapable de se développer à l’échelle nationale, moins encore à l’échelle de notre région du globe.