Eglises d'Asie

LES DALITS ET LEUR LUTTE DE LIBERATION dans la société et dans l’Eglise

Publié le 18/03/2010




Chundur, village inconnu de l’Andra Pradesh, est soudain devenu célèbre après le carnage perpétré par des membres des hautes castes dont furent victimes treize dalits (intouchables) le 6 août 1991 (1). Comme dans des milliers de villages de l’Inde, il y a ségrégation des intouchables dans les écoles, dans les cinémas, les restaurants etc. Dans la salle de cinéma de Chundur les intouchables doivent se contenter des tickets bon marché qui leur permettent de s’asseoir par terre. Seuls, les membres des hautes castes ont le privilège de s’asseoir sur les chaises. Cette réglementation de caste doit être maintenue à tout prix.

Un jour, un jeune dalit du nom de Ravi a osé acheter un billet de classe supérieure et s’asseoir sur une chaise, jambes croisées. Par accident, son pied a touché l’homme de haute caste assis devant lui. C’en était trop pour les “Reddie” de haute caste, et ce fut le début d’une suite d’incidents qui allait se terminer avec le meurtre de sang-froid de treize dalits innocents.

Les exemples d’atrocités commises contre les dalits se multiplient dans un pays où il existe une détermination nouvelle de la part des dalits de ne plus se laisser assujettir par des discriminations et une ségrégation archaïques. Leur lutte de libération et leur soif de dignité et de respect ont provoqué une grande effervescence sociale dans la société indienne. S’il existe encore des gens pour entretenir le mythe d’une Inde qui ne change pas, il est grand temps qu’ils portent leur attention sur la révolution sociale, culturelle et politique qui est en train de se produire en Inde à travers le mouvement dalit.

Dans la première partie de cet article, je me propose de présenter de manière générale l’oppression subie par les dalits, ce qui a été fait par d’autres pour répondre à cette situation et ce que les dalits eux-mêmes font pour se libérer. Dans la deuxième partie je tracerai à grands traits un portrait de la situation des dalits dans l’Eglise.

I – LES DALITS DANS LA SOCIETE INDIENNE

La nature de l’oppression dont souffrent les dalits

“Dalit” est le nom relativement récent que se sont donné les 150 millions des pauvres parmi les pauvres de l’Inde. “Dalit” signifie “les opprimés”, “les brisés”. Ce sont ceux qui depuis des siècles étaient appelés “intouchables” ou “panchamas”, “pariahs” etc. A l’époque moderne, Gandhi les avait appelés “harijans” (enfants de Dieu) (2). Ils refusent toutes ces appellations qui leur ont été données par d’autres et veulent se définir aujourd’hui comme un peuple opprimé et brisé parce que c’est la réalité qu’ils vivent depuis des siècles jusqu’à nos jours.

Dans le passé, les dalits n’ont jamais été un groupe homogène. Ils appartenaient à divers sous-groupes dispersés à travers le pays. Ils ont toujours eu en commun la souffrance de la pauvreté extrême, la misère et la saleté et surtout leur expérience de l’ostracisme social qui les a amenés à se forger une identité commune de “dalits”.

Quatre-vingt pour cent environ des dalits vivent dans des villages et les autres dans les bidonvilles des villes indiennes en pleine croissance. Economiquement, ils appartiennent aux couches les plus basses de la société. Si 40% environ de la société indienne vivent en dessous du seuil de la pauvreté, 80% de la population dalit appartiennent à cette catégorie. Dans les villages, la très grande majorité d’entre eux sont des ouvriers agricoles sans terre, exploités sans scrupule par les castes de propriétaires terriens et les classes sociales qui les maintiennent dans le servage. Dans les villes ils luttent pour leur survie dans les bidonvilles et sur les trottoirs au milieu de toutes sortes d’embûches placées sur leur chemin. Nous ne pouvons pas oublier que les images de bidonvilles indiens montrées par les médias occidentaux, images de ceux qui naissent, vivent et meurent sur les trottoirs et les chemins de traverse, sont en fait des images de dalits.

Hors-castes et intouchables

Il est important de porter brièvement notre attention sur l’inhumanité à laquelle les dalits sont soumis. Le pire est la prescription d’intouchabilité à partir des principes de pureté et de souillure. Cette exclusion sociale est à la racine de toutes sortes de discriminations qu’ils subissent dans la vie quotidienne. Ils sont en dehors de la hiérarchie religieuse hindoue des castes. Ils n’ont pas de place dans l’ordre traditionnel de la société qui est constitué des quatre varnas ou ensembles de castes : les brahmines, les kshatryas, les vaisayas et les shudras. Les dalits sont en vérité hors-castes.

Traditionnellement, les dalits ont été forcés de vivre en dehors du village et le territoire sur lequel ils construisent leurs habitations est appelé avec mépris “cheriIls vivent dans des huttes ou des baraques et s’occupent aux travaux considérés comme les plus humbles et les plus impurs, tels que le tri des ordures, le nettoyage des excréments humains ou des carcasses d’animaux etc. Depuis toujours on leur interdit de tirer de l’eau dans les puits du village, d’entrer dans les temples, de porter des sandales dans les rues où habitent des membres de haute caste etc. Les dalits sont les impurs dont la présence et même l’entrée dans le champ de vision sont considérées comme polluantes.

Des non-personnes

Bref, les dalits sont en vérité des non-personnes dans la société, sans position, sans pouvoir, et subissant continuellement toutes sortes d’humiliations. En dépit d’un grand nombre de transformations dans la société indienne, il y a eu relativement peu de changements dans la condition des intouchables. La moindre résistance opposée par les dalits provoque des représailles brutales de la part des hautes castes. On ne compte plus les crimes haineux contre les dalits – meurtres, viols, incendies de huttes, empoisonnements de puits etc.. Il arrive souvent que, quand ils sont attaqués, tués ou que leurs femmes sont violées et leurs huttes incendiées, ils n’aient pas suffisamment de protection politique pour résister à de telles atrocités ou les moyens de faire entendre leurs griefs parce que les tribunaux et les forces de police sont pleins de fonctionnaires appartenant aux hautes castes.

Les circonstances ont maintenant changé mais les discriminations traditionnelles ont survécu tout en subissant des transformations. L’ostracisme social et la ségrégation ont pris de nouvelles formes et de nouvelles expressions. Des statuts et des positions nouvellement acquises, le développement économique, le progrès de l’éducation moderne, rien de tout cela ne semble avoir porté un coup fatal au stigmate de l’intouchabilité hérité de par une basse extraction. Une illustration de cette situation des dalits est dans le fait que quand le ministre Jagjivan Ram, un intouchable et l’une des figures politiques les plus connues de l’Inde, a visité l’université hindoue de Bénarés pour y inaugurer une statue, les étudiants ont purifié la statue avec de l’eau du Gange après son départ. Ceci est sans doute un cas extrême. Il dévoile néanmoins des attitudes profondes et durables des membres des hautes castes à l’encontre des dalits.

Le système judiciaire hindou traditionnel était très partial en ce qui concerne les dalits et ne leur reconnaissait aucun droit qu’ils puissent revendiquer. Le Manudharmasastra, code pénal hindou traditionnel, affirme par exemple : “La mise à mort d’un shudra (la caste la plus basse de la hiérarchie) par un brahmane équivaut à la mise à mort d’un chat, d’une mangouste, d’un geai, d’une grenouille, d’un lézard, d’un hibou ou d’un corbeau” (3). Si c’est là le sort réservé aux shudra, on peut facilement imaginer celui des dalits qui sont hors-castes.

La pauvreté et l’oppression dont souffrent les dalits deviennent d’autant plus terribles que la structure psychologique des individus en a été profondément affectée. Leur âme est blessée et humiliée. Les images, les valeurs, les attitudes, les représentations du monde que les dalits véhiculent leur ont été imposées par les hautes castes et ils les ont intériorisées. Cet “ennemi de l’intérieurpour citer le titre d’un livre d’Ashis Nandy, rend leur libération encore plus difficile. Sur le plan de l’éducation ils restent très attardés et 83% des dalits sont analphabètes : ceci s’ajoute à l’image négative qu’ils se renvoient et à leur manque de confiance en eux-mêmes.

Bref, le sentiment d’impuissance économique, sociale, culturelle est une caractéristique des dalits qui perçoivent leur situation dans la société indienne comme étant pire que celle des animaux, si bien qu’un de leurs poètes a pu dire qu’“un dalit prie Dieu du fond de son coeur : fais de moi une bête ou un oiseau mais non un ‘mahar’ (intouchable)” (4).

La situation des dalits ne peut pas être simplement imputée à une stratification sociale particulièrement forte. Leur position dans la société est inextricablement liée à la légitimation religieuse de l’ordre social élaborée par les brahmanes dans les lois de Manu. Dans cet ordre des choses la société est fondamentalement constituée par le “principe hiérarchique” selon lequel les divers groupes humains se situent plus ou moins haut ou plus ou moins bas et sont plus ou moins purs ou impurs (5). Ce qui rend la souffrance des dalits insoutenable est l’identification de cet ordre social inégalitaire à un ordre naturel des choses.

L’option pour les dalits

Les réactions à cette souffrance des dalits n’ont pas manqué et sont venues de divers côtés. Ces options pour les dalits sont diffèrentes des options que les dalits ont prises pour eux-mêmes. Nous allons d’abord analyser quelles sont les options prises par d’autres en faveur des dalits.

1- Intégration. Si l’ordre social hindou millénaire a relégué les dalits à une existence d’ignominie, des efforts réformistes ont pourtant essayé de les intégrer dans l’ensemble hindou en réinterprétant les principes de celui-ci. Des efforts ont été faits particulièrement par le Arya Samaj au XIXe siècle pour combattre l’inégalité des castes. L’intouchabilité était vue comme une aberration ou une déviation de l’hindouisme authentique et de la vision védique de la société. Du point de vue historique, les efforts des mouvements réformistes pour donner une place à l’intouchabilité à l’intérieur de l’hindouisme ont été aussi une stratégie pragmatique pour arrêter l’exode massif des dalits hors de l’hindouisme.

Symbolique de cette approche réformiste et intégrationniste fut le nouveau nom de Harijan (enfants de Dieu) donné par Gandhi aux intouchables. L’intention était d’élever leur statut social et de leur donner conscience d’une nouvelle identité. Pour beaucoup d’hommes comme Gandhi, opter pour les pauvres signifiait la reconnaissance et l’acceptation des intouchables comme partie intégrale de la société hindoue. Malheureusement, cette option – bien intentionnée – n’a pas touché au varnashramadharna, structure en castes profondément enracinée et acceptée comme ordre social fondamental.

2- Sanskratization. La sanskratization est un autre chemin emprunté pour se débarrasser du stigmate de l’intouchabilité. Selon M.N. Srinivas, sociologue indien connu et inventeur de la formule, “la sanskratization est le processus par lequel une basse caste hindoue, ou une ethnie, ou un autre groupe peuvent changer leurs coutumes, leurs rituels, leur idéologie et leur mode de vie pour entrer dans une catégorie plus haute et souvent dans une caste ‘née deux fois’. Généralement, de tels changements sont suivis par la revendication d’une position plus élevée dans la hiérarchie des castes que celle qui est traditionnellement concédée par la communauté locale au groupe demandeur” (6).

La sanskratization n’est pas une démarche spontanée et libre faite par les intouchables ou les basses castes, mais un processus influencé de l’extérieur. Les valeurs et les modes de vie des hautes castes sont projetés comme des idéaux et c’est en s’y conformant, pense-t-on, que les intouchables pourraient obtenir un statut plus élevé. Ce n’est guère plus qu’une variation à l’intérieur des murs de la prison des castes. C’est une aliénation de l’être authentique des dalits et elle ne peut les amener qu’à assumer une fausse identité.

3- Moyens offerts par la loi et remèdes économiques. L’option pour les pauvres a trouvé une certaine traduction dans des mesures législatives et économiques prises en faveur des dalits. L’article 17 de la constitution indienne a aboli l’intouchabilité. Il y a eu ensuite d’autres actes législatifs tels que celui de 1955 amendé en 1976 qui a rendu punissables les crimes en rapport avec l’intouchabilité. Mais tous ceux qui connaissent un peu la situation de l’Inde savent que la simple application des lois ne provoque pas un changement social. Les lois qui ont aboli l’intouchabilité sont restées largement inopérantes dans les faits.

L’ensemble du système juridique et politique moderne n’a pas été efficace. En dépit d’une législation très stricte contre l’intouchabilité, la discrimination sociale s’est perpétuée. En ce qui concerne le système politique, on aurait tort d’imaginer la politique et la démocratie en Inde en termes d’individus et de leurs droits. En Inde la mobilisation politique se fait par la caste qui en est le moteur principal.

Quand le système politique et juridique moderne a été introduit, on pouvait espérer que les castes disparaîtraient à terme. Mais la réalité aujourd’hui est que les castes ont tourné le système à leur propre avantage. Ceci démontre l’extraordinaire résistance des castes à travers les siècles, leur habileté à évoluer et à assimiler les situations nouvelles. La commission Mandal, établie par le gouvernement indien pour étudier le problème des basses classes et proposer des solutions, pouvait ainsi observer dans son rapport rédigé en 1990 :

“Les castes ont traversé les âges grâce à leur résistance : comme le chat du proverbe, elles ont neuf vies. En fait, aucune organisation sociale ne peut survivre longtemps si elle ne s’adapte pas aux changements dans la société et si elle n’est pas capable d’offrir des solutions efficaces aux problèmes de l’époque. C’est cette résistance fondamentale qui a rendu le système des castes capable de survivre aux défis posés dans le passé par le bouddhisme, par l’islam, par le choc culturel provoqué par les Britanniques, par les croisades de Gandhi, Ambedkar et Lohia” (7).

Plus efficaces cependant ont été quelques-unes des mesures prises pour atténuer la misère économique des dalits. Dans la société indienne traditionnelle, alors même qu’il y avait discrimination de caste, il y avait aussi dans la vie quotidienne une réelle interdépendance des diverses castes. Les intouchables dépendaient des hautes castes et des castes de propriétaires terriens mais celles-ci à leur tour avaient besoin des intouchables et de leurs services. Il y avait donc une sorte d’arrangement économique sur la base d’intérêts mutuels.

Avec l’introduction des politiques et des systèmes amenés par le colonialisme, cette interdépendance a été désarticulée. Le résultat en a été que la condition économique des intouchables est devenue insupportable. Dans la course moderne au développement, les dalits, socialement inaptes, sont devenus des partenaires inégaux. Par conséquent, une politique d’option préférentielle a été suivie en leur faveur pour faire en sorte qu’un certain pourcentage des postes administratifs des services publics leur soient réservés. Dans une société inégalitaire, il n’est pas suffisant de reconnaître le principe général de l’égalité des droits. Une justice sociale effective ne peut se réaliser que par une protection discriminatoire ou par une option préférentielle pour ceux qui sont sans pouvoir. C’est une modeste étape vers un rééquilibrage du pouvoir, particulièrement dans une société hiérarchique.

4- Le chemin marxiste. Le marxisme a été une autre manière d’opter pour les pauvres. Il a porté un sens plus aigu de la justice vis-à-vis des intouchables de l’Inde, et ses analyses ont démasqué plusieurs aspects de l’oppression à laquelle les dalits ont été assujettis. Malheureusement, la tendance a été d’interpréter les castes en termes de classes selon la tradition marxiste depuis Marx lui-même. L’analyse de la société indienne par Marx était basée sur l’image coloniale britannique d’une société indienne statique. La société indienne et son système de castes étaient approchés à travers le schéma théorique préconçu des classes occidentales. L’interprétation marxiste ne pouvait donc pas prendre en compte le groupe le plus pauvre de l’Inde, à savoir les dalits.

La dynamique des castes n’étant pas prise en compte dans l’analyse marxiste, la spécificité de la formation ou de la configuration des castes en Inde n’a pas reçu l’attention méritée. Si l’on ne se réfère pas au principe de la caste, on ne peut pas expliquer la formation des classes en Inde. Une analyse en termes de processus économiques ne pouvait pas rendre compte d’un groupe de pauvres – les dalits – dont la pauvreté était inextricablement liée à l’exclusion sociale et à l’intouchabilité dans un système gouverné par l’idée de caste. De plus, les marxistes ont plutôt concentré leur attention sur la classe ouvrière industrielle des villes et se sont trouvés en terrain inconnu avec les dalits qui sont pour la plupart des ruraux pauvres et appartiennent à un secteur non organisé. Tout ceci est confirmé par l’expérience. En fait, des essais d’organiser les dalits sur la base de la classe n’ont donné aucun résultat appréciable.

Les options des dalits eux-mêmes

L’impuissance des diverses solutions à résoudre leur problème a amené l’émergence des mouvements dalits. Ces mouvements essayent d’emprunter de nouveaux chemins. Personne ne peut comprendre les souffrances et les humiliations des dalits aussi bien qu’eux-mêmes. Pour les dalits il s’agit avant tout et surtout de leur dignité, du respect qui leur est dû et de leur identité.

Les dalits ne se font plus d’illusions sur quelques-unes des options faites en leur faveur. Quelques autres leur semblent trop limitées et incapables de les amener à la libération totale et permanente de leur asservissement social et économique. Par conséquent, aujourd’hui, les dalits veulent faire leurs propres choix dans les luttes et la recherche de leur libération. Leurs options sont de nature radicale et s’enracinent dans l’histoire de leur lutte de libération.

1- Conversion: De la profondeur des âmes humiliées et opprimées des dalits ont surgi des protestations contre l’ordre religieux existant. C’est ce système religieux qui a consacré et renforcé leur esclavage. De nombreux groupes de dalits, déçus par un ordre religieux oppressif, ont rejeté l’hindouisme et sont passés à d’autres traditions religieuses qui promettaient, au moins en théorie, davantage d’égalité et de dignité humaine. Des conversions massives à l’islam, au sikhisme et au christianisme ont ainsi pris place, particulièrement au cours du XIXè siècle. Un événement très significatif a été, dans les années 50, les conversions en masse au bouddhisme, dirigées par Ambedkar, leader incontesté des dalits.

Ce qu’il faut noter c’est que ces conversions ne se sont pas produites pour un bénéfice économique. Elles étaient une recherche de dignité humaine, de respect et d’égalité. Elles étaient une forme de protestation et une recherche de nouvelle identité. Comme le remarque Forrester, “il ne faut jamais négliger le fait qu’un mouvement de conversion reflète une sorte de crise d’identité de groupe dans lequel le groupe passe d’un rejet négatif de sa dégradante position dans l’hindouisme à l’affirmation positive d’une nouvelle identité sociale et religieuse8). Cette option des pauvres impliquait aussi de se délivrer du pouvoir des propriétaires terriens et d’autres qui se sentaient défiés et menacés par la nouvelle identité que les dalits se forgeaient.

L’option des dalits est dans la ligne de la tradition indienne de dissidence, inaugurée par Gautama Bouddha contre l’hégémonie des brahmanes fondée sur l’idéologie des castes, peut-être l’idéologie la plus durable que le monde ait connue. Le sophisme religieux des brahmanes et les subtilités à travers lesquelles humiliations et injustices étaient imposées aux populations de basse extraction firent prendre au Bouddha l’option radicale de la négation de Dieu et de l’âme, préparant ainsi le chemin pour un ordre social différent de celui qui était contrôlé par les brahmanes au nom de Dieu et de l’âme.

2- Le mouvement bhakti. Le mouvement bhakti (amour et dévotion) de l’Inde médiévale était une autre option des intouchables et des humbles. Le mouvement affirmait l’égalité de tous devant Dieu et protestait contre les discriminations de caste. C’était une cassure dans l’hindouisme traditionnel effectuée principalement par des personnes de basse caste et des intouchables par désir de libération. En contraste avec la jnana (connaissance) dominée par les brahmanes et les hautes castes, le mouvement bhakti comptait des personnalités de premier plan originaires des basses castes et des intouchables. Malheureusement le potentiel social de ce mouvement fut neutralisé par les brahmanes et les hautes castes. Le mouvement fut finalement récupéré et intégré dans l’hindouisme traditionnel.

3- Le mouvement pour l’identité et le respect. Aujourd’hui les options des dalits ont pour but de construire leur identité en tant que peuple, conscients qu’ils sont qu’à moins de prendre leur vie et leur destinée entre leurs mains par des choix historiques concrets, ils ne pourront jamais atteindre leur objectif de libération. Les options prises par les autres en leur faveur peuvent aider mais ne peuvent pas résoudre leurs problèmes. En effet, beaucoup des options et initiatives prises par les autres en leur faveur sont sous le contrôle de gens de haute caste : ceci est vrai même des idéologies de gauche et des religions comme le christianisme dans lesquelles les dalits espéraient trouver l’égalité. Bien plus, les diverses options faites par les autres en leur faveur ont amené des divisions parmi les dalits sur des bases religieuses et idéologiques par exemple.

Tout ceci indique l’importance du surgissement de la conscience dalit, surgissement opéré par les dalits eux-mêmes, devenus agents actifs. Cette conscience d’une oppression commune subie par les dalits traverse les barrières religieuses, linguistiques et régionales, et font d’eux un seul peuple. Cette prise de conscience dalit, à dynamique autonome, leur a donné le sentiment d’une nouvelle identité, quelque chose que les options des autres en leur faveur ne pouvaient pas leur donner. Ils avaient l’habitude d’avoir honte de révéler leur identité d’intouchables, mais aujourd’hui beaucoup d’entre eux commencent à se sentir fiers de leur identité dalit de peuple opprimé en lutte pour sa libération. La conscience dalit ou la “dalitude” pénètre et inspire tous leurs efforts.

4- Reconstruire la mémoire. L’option des dalits de construire leur conscience est renforcée par la reconstruction de leurs origines historiques de peuple. Les dalits se comprennent comme les premiers habitants de l’Inde forcés à l’humiliation de l’intouchabilité et de l’esclavage par les envahisseurs aryens. Alors que les Aryens installés dans la plaine du Gange bâtissaient la société sur la base des quatre varnas (castes), les peuples du territoire conquis, de peau noire, étaient laissés en dehors de la structure de la société aryenne. La réappropriation de leur identité comme peuple originel de cette terre, confortée par beaucoup d’études historiques, a intensifié la conscience de soi et la dignité des dalits et infusé une nouvelle force dans leur mouvement de libération.

5- Réinterprétation. En rejetant la tradition culturelle et religieuse dominante, les dalits se trouvent à l’aise dans “la petite tradition” oubliée et négligée dont le folklore, les mythes, les contes et les symboles les font vibrer. Elle correspond à leur expérience de peuple opprimé. La religiosité populaire est un moyen important pour les dalits d’affirmer leur identité de peuple. Même les mythes, la littérature épique et les symboles de la tradition dominante sont réinterprétés à partir d’une perspective dalit : c’est une interprétation qui démasque l’idéologie discriminatoire de caste qui y a été introduite par les castes et classes dirigeantes. C’est le cas par exemple avec la réinterprétation par les dalits des récits épiques et classiques immortels du Ramayana et du Mahabharata.

6- Littérature de libération. Cette naissance de la conscience dalit et les options des dalits pour leur libération sont soutenues par une quantité croissante d’oeuvres littéraires dalits. On les trouve en beaucoup de langues régionales de l’Inde. Cette littérature se distingue des modes conceptuels raffinés et de l’expression sophistiquée des classes dominantes et des castes nobles en utilisant un langage rude et vigoureux qui exprime les perceptions viscérales d’un peuple opprimé et exploité. C’est “une sahitya (littérature) par des dalits pour les dalits et qui propose une expression à leur colère contre ceux qui les ont faits dalits” (9).

7- Education et stratégie politique. Les dirigeants dalits sont très conscients de l’importance de l’éducation pour la libération de leur peuple. La plupart des mouvements dalits prêtent donc une attention particulière à la promotion de l’éducation. Ceci fut l’un des soucis majeurs d’Ambedkar, le grand leader dalit, qui gagna de nombreuses batailles juste avant et après l’indépendance. En 1945, il fonda même une organisation appelée “Société pour l’éducation populaire”.

L’objectif de libération des dalits ne peut être atteint sans une stratégie politique appropriée. Beaucoup de dalits sont sceptiques sur les partis politiques existants et la possibilité d’une libération des dalits par leur médiation. Bien que le parti du Congrès indien ait été à l’avant-garde de la lutte pour l’indépendance, Ambedkar doutait de sa capacité à rendre justice aux dalits. Il l’appela le “parti des brahmanes et de la bourgeoisie” (10). En 1956, il fonda lui-même un parti appelé “Parti républicain”. Malheureusement, à la suite de nombreux conflits internes et d’autres facteurs, le parti ne put jamais se développer.

Une grande partie du travail politique se fait au niveau de la base par les nombreux mouvements dalits locaux. Ces mouvements se soucient d’effectuer une révolution sociale aussi profonde que les changements économiques le sont dans la vie des dalits. Mais, en général, ils sont plus heureux dans le premier que dans le deuxième domaine. Par leur engagement concret sur le terrain, quelques-uns de ces mouvements se sont radicalisés et sont devenus activistes. C’est ainsi que sont apparus à la fin des années 60 et au début des années 70 des mouvements comme les “Panthères dalits” (en référence aux Panthères noires américaines de la même époque), et “Bheem SenaCette radicalisation se poursuit aujourd’hui avec une vigueur renouvelée.

Obstacles et espérances

La lutte des dalits pour davantage d’humanité et leur recherche d’un fondement idéologique approprié ne vont pas sans des difficultés sérieuses (11). A l’encontre de la création d’une identité dalit comme peuple et comme nation se situe le facteur géo-politique. Géographiquement, les dalits ne sont pas concentrés sur un territoire déterminé. Mises à part quelques poches de population ici et là, ils sont un peuple dispersé à travers tout le sous-continent et subdivisé en beaucoup de groupes n’ayant rien d’autre en commun que leur intouchabilité (12). Ils essayent de dépasser ce problème en fédérant les diverses associations et les mouvements locaux de dalits pour consolider ainsi leur pouvoir politique.

Les succès qu’ils ont déjà engrangés dans la reconquête de leur dignité et l’affirmation de leurs droits ont éveillé beaucoup d’espérance chez les dalits. Plus encore, étant un peuple soumis et humilié, ce qu’ils connaissent aujourd’hui de leur passé est ce qui provient des sources des oppresseurs brahmanes. Par conséquent ils font face au défi de reconstruire leur identité à partir de sources rares et partiales (13). En dépassant ces formidables obstacles le mouvement dalit progresse avec vigueur et virulence dans la lutte pour ses droits et dans la construction d’une idéologie proprement dalit qui pourrait soutenir leurs combats.

II – LES DALITS DANS L’EGLISE

C’est sur cet arrière-plan général de réveil des dalits et de leur lutte de libération que nous devons comprendre ce qui se passe dans les Eglises et particulièrement dans l’Eglise catholique indienne. Un mouvement dalit fort est né aussi dans l’Eglise qui est loin d’être débarrassée des discriminations de caste et de la ségrégation qui existent dans la société.

Origine historique du problème

Au XVIe siècle, au début de la période moderne de l’expansion chrétienne en Inde, les missionnaires portugais appliquaient, si l’on peut dire, une méthode “élitiste”. Ils étaient impatients de gagner des Indiens de haute caste au christianisme et espéraient que cela aurait un effet “boule de neige” sur le reste de la population du pays. Il s’ensuivit une négligence presque totale des couches plus humbles et plus faibles de la société, spécialement des dalits. Il faut rappeler ici qu’à Goa et d’autres lieux, même après que des membres des plus basses classes se soient tournés vers le christianisme et presque jusqu’au XXe siècle, la pratique existait de n’admettre à la prêtrise que des brahmanes convertis au christianisme.

En dépit des louables efforts d’un missionnaire comme Robert de Nobili (1577-1656) pour adopter la culture indienne, lui-même et d’autres se définissaient comme “brahminaswami” ou prêtres brahmanes en opposition aux “pandaraswami” ou prêtres travaillant parmi les basses castes comme les paravas, pêcheurs de la côte Coramandel en Inde du sud. De Nobili, par exemple, refusait de s’associer aux missionnaires travaillant parmi les basses castes par peur de mettre en danger le travail qu’il accomplissait parmi les brahmanes de Madurai qui maintenaient strictement les habitudes de ségrégation des castes.

La période qui va du XVIe au XIXe siècle fut un temps où le travail des missionnaires dans le sud de l’Inde, particulièrement dans le Tamil Nadu, amena beaucoup de membres des hautes castes à adhérer au christianisme. Cela cimenta encore plus leur identité de caste. Leur nouvelle qualité de chrétiens fut utilisée par ces castes pour améliorer leur sort matériel et leur statut social.

La recherche d’une alternative

Les choses étaient bien différentes en ce qui concerne les dalits. Nous devons nous souvenir que la majorité des conversions de dalits au christianisme eurent lieu au XIXe siècle. Ils entraient dans une Eglise où les groupes de haute caste étaient déjà bien établis. Dire que les dalits sont entrés dans l’Eglise dans l’espoir de bénéficier d’avantages matériels (d’où l’expression méprisante de “chrétiens de riz”) est une évaluation par trop superficielle de la situation. Cela ne refléterait pas la complexité des facteurs sociaux et des évolutions qui ont provoqué leur conversion en masse au XIXe siècle.

L’introduction du système britannique et de sa politique économique coloniale a perturbé la société indienne et son économie. Les dalits, le groupe le plus vulnérable, furent les victimes les plus touchées par cette évolution. Comment cela arriva-t-il? Les dalits travaillaient pour des castes supérieures de propriétaires terriens qui, en retour, avaient obligation d’assurer une subsistance correcte aux travailleurs. Le remplacement de ce système d’interdépendance par de nouvelles lois sur la propriété de la terre introduites par les Britanniques a soumis les dalits à toutes les lubies des propriétaires individuels sans que leur travail fût protégé. Mieux encore, les propriétaires terriens revendiquèrent les terres “cheri” où les dalits vivaient. La plupart de ceux qui périrent durant les terribles famines des années 1870 étaient des dalits.

Sans moyens de vivre, de plus en plus opprimés par les hautes castes, ayant perdu leur identité et la protection dont ils jouissaient dans le système économique traditionnel, les dalits cherchèrent désespérément à sortir de cette impasse. Le passage à une autre religion d’orientation idéologique plus égalitaire, comme l’islam, le sikhisme, le christianisme était l’une des alternatives qui leur étaient offertes. De fait, nous trouvons des conversions massives de dalits à cette époque-là dans le Tamil Nadu, au Pendjab et en d’autres districts.

De Charybde en Scylla ?

 

Comment les dalits furent-ils reçus dans l’Eglise ? Sans aucun doute beaucoup de mesures économiques et sociales furent prises en leur faveur par les missionnaires. C’est également vrai, dans une certaine mesure, pour l’éducation. Mais malheureusement, les dalits ne pouvaient pas se débarrasser de leur marque indélébile d’intouchables même à l’intérieur de l’Eglise. Les hautes castes déjà solidement installées dans l’Eglise frappèrent d’ostracisme les dalits de plusieurs manières, en les assujettissant à beaucoup de pratiques discriminatoires.

Dans les églises qui étaient généralement bâties en forme de croix, les plus hautes castes occupaient la partie centrale et les dalits furent consignés dans les ailes. Les dalits ne pouvaient se présenter à la communion qu’après que les hautes castes aient fini de communier. Il y avait aussi des tables de communion différentes pour les uns et pour les autres. Il existe encore aujourd’hui malheureusement un cimetière à Tiruchirapalli dans le Tamil Nadu où les dalits chrétiens sont enterrés dans une partie de terrain séparée par un mur du terrain utilisé par les hautes castes. Au niveau des communautés et des paroisses, le pouvoir et la direction sont aux mains des hautes castes et cela en dépit du fait que la majorité des chrétiens dans beaucoup de paroisses sont dalits. Dans un pays où les emplois sont rares et donnent lieu à une rude concurrence, la plupart des emplois dans les institutions d’Eglise et les écoles chrétiennes sont occupés par des membres des hautes castes alliés au clergé. Le nombre des emplois occupés par les hautes castes dans les institutions ecclésiales dépasse largement en proportion leur nombre réel.

Vocations sacerdotales et intouchabilité

Il y a d’autres formes de discrimination par lesquelles, de manière tacite, les candidats à la prêtrise n’étaient pas – en dehors de quelques exceptions – recrutés parmi les dalits. Le résultat en est que dans plusieurs diocèses de l’Inde à forte population dalit, celle-ci est administrée par des prêtres de haute caste. Il y avait et il y a encore aujourd’hui une certaine hésitation chez les dirigeants ecclésiastiques à nommer un prêtre dalit dans une communauté ou une paroisse de haute caste. Quelques membres de la hiérarchie ecclésiastique sont ennuyés d’avoir des prêtres dalits et ils semblent ne pas savoir que faire d’eux. Il fut un temps où la plupart des congrégations religieuses n’admettaient pas de dalits comme membres. Même aujourd’hui il semble que cela reste le cas dans quelques-unes des congrégations religieuses féminines et que d’autres témoignent d’une certaine répugnance à admettre des garçons et filles dalits à la vocation religieuse.

Le cas des Eglises protestantes n’est pas très différent. On peut affirmer sans crainte de se tromper que la situation y est pourtant un peu meilleure que dans l’Eglise catholique (14). L’une des raisons en est qu’il y a eu dans les Eglises protestantes une plus grande détermination à lutter contre les discriminations de caste et des efforts plus soutenus pour promouvoir l’égalité. On peut peut-être attribuer cela à l’origine des missionnaires protestants qui venaient des pays de l’Europe du nord plus influencés par la philosophie des lumières et ses valeurs de liberté individuelle, d’égalité et de fraternité.

La question des quotas réservés

Cette question des quotas réservés est un problème politique épineux dans le pays. Elle a une longue histoire derrière elle et a été la cause de la chute du gouvernement dirigé par M. V.P. Singh. Comme je l’ai noté dans la première partie de cet article, les quotas réservés sont la traduction dans les faits de l’article de la constitution qui prévoit que les dalits doivent être activement favorisés quand il s’agit d’admissions dans des écoles très compétitives, d’accès aux emplois administratifs et aux avantages sociaux et médicaux. Depuis toujours, ceci a été très mal accepté par les hautes castes, qui continuent de s’opposer à de tels quotas réservés aux dalits.

A l’heure actuelle, les chrétiens dalits ne bénéficient pas de ces privilèges qui sont accordés à leurs homologues hindous. La raison avancée pour les refuser aux chrétiens dalits est que le christianisme ne connaissant pas de castes, on cesse d’être un dalit quand on devient chrétien. Par ailleurs, les chrétiens dalits ont bénéficié de beaucoup de mesures en leur faveur prises par les missionnaires et leur condition s’est améliorée si on la compare à celle des autres dalits. Pourtant l’expérience et les statistiques montrent une réalité bien différente. Les castes ne sont pas moins bien installées dans l’Eglise que dans le reste de la société. Bien qu’en quelques endroits les dalits aient amélioré leur condition dans les domaines de l’éducation et de l’économie à la suite du travail des missionnaires, la condition de la très grande majorité des chrétiens dalits est la même que celle des dalits non chrétiens.

Nous pouvons voir que les dalits qui sont entrés dans l’Eglise avec un espoir de libération ont été déçus par la pratique de l’Eglise. De plus, ils sont marginalisés par un Etat qui ne leur reconnaît même pas les maigres privilèges accordés aux autres dalits. C’est la raison pour laquelle ils sont “doublement aliénés” pour reprendre le titre d’un livre écrit par un dalit chrétien (15).

Les mouvements de dalits chrétiens

La discrimination qui se perpétue dans les Eglises, particulièrement dans l’Eglise catholique romaine, a provoqué des mouvements qui favorisent une légitime affirmation identitaire des dalits. Ces mouvements, tant locaux que régionaux, se sont radicalisés face à l’indifférence ou à l’opposition des hautes castes dans le clergé et les dirigeants d’Eglise. L’un des mouvements dalits les plus significatifs est le “Mouvement de libération des dalits chrétiens” (MLDC). Comme le dit Anthony Raj, prêtre jésuite dalit actif dans ce mouvement, “nous, dalits, sommes déçus par les autorités ecclésiastiques et leurs attitudes à notre égard. Aujourd’hui nous avons décidé de nous organiser et d’agir contre l’injustice perpétrée à notre encontre à l’intérieur de l’Eglise. Le MLDC fonctionne sur l’hypothèse sociologique que lorsqu’une longue négociation ou un dialogue prolongé ont échoué, la confrontation devient inévitable” (16).

La décennie passée a été caractérisée par une intense activité militante de ces mouvements dalits, plus particulièrement dans le Tamil Nadu. Ces mouvements se sont saisi de cas individuels de discrimination et se sont battus pour que dignité et justice soient rendues aux victimes individuelles ou aux communautés dalits. Les mouvements dalits luttent contre les formes principales de ségrégation et de discrimination dans l’Eglise. Ils se sont saisi de questions comme la représentation des dalits dans les organes de décision des structures de l’Eglise, la répartition équitable des emplois dans les institutions chrétiennes. Ces dernières années, dans le Tamil Nadu par exemple, les dalits ont beaucoup manifesté pour obtenir un évêque dalit. Leur revendication semble avoir été entendue puisqu’un évêque dalit a été nommé dans le diocèse de Vellore (17).

Les hautes castes menacées

Il est intéressant de noter qu’alors que les dalits se sont organisés pour combattre la discrimination et l’injustice dont ils font l’expérience dans l’Eglise, les hautes castes se sentent très menacées dans la position dominante de pouvoir et de contrôle dont ils jouissaient dans l’Eglise. Afin de perpétuer leur mainmise, dans quelques endroits les membres des hautes castes ont commencé à s’organiser en associations de caste pour combattre les dalits et ceci, non sans le soutien et la bénédiction d’un clergé de haute caste. Tout ceci a contribué à alimenter les tensions dans les Eglises. On voit qu’il y a un parallèle possible avec ce qui se passe dans le reste de la société indienne.

Ambiguïtés

L’Eglise officielle et sa direction essaient de promouvoir la cause des dalits. Mais la hiérarchie est très handicapée par beaucoup d’obstacles sur le chemin. La Conférence épiscopale catholique de l’Inde a saisi le gouvernement sur la question des quotas réservés aux dalits chrétiens, mais sans succès jusqu’à présent (18). Les efforts de la hiérarchie se sont intensifiés depuis 1970. De plus, on accorde une plus grande attention à l’éducation des enfants dalits et des mesures sociales ont été prises en faveur des dalits. Pourtant tout ceci ne comble pas, loin s’en faut, les aspirations et les espérances des dalits. Ces diverses mesures sont considérées comme des actes de charité condescendante, alors que le pouvoir, le contrôle, les décisions sont toujours solidement entre les mains des chrétiens et du clergé de haute caste. Il y a encore aujourd’hui une forte préoccupation de la part de la hiérarchie et du clergé dans l’Eglise de ne pas déplaire aux hautes castes ou léser leurs intérêts.

L’attitude et la pratique présente de l’Eglise participent donc d’une certaine ambiguïté. Ce n’est pas quelque chose de nouveau. On peut faire la même analyse en d’autres termes de l’histoire de la mission. D’une part il y a eu des missionnaires très opposés à la division en castes et qui ont payé leurs convictions et leurs positions au prix fort. D’autre part, il y a eu un plus grand nombre de missionaires qui ont pris une attitude de compromis : ils ont accepté simplement les castes comme le système social de l’Inde contre lequel ils ne voulaient pas se battre. Cette attitude de compromis a pu s’observer dans les cas de confrontation entre hautes castes et dalits quand les hautes castes menaçaient de quitter l’Eglise si la ségrégation dans la vie quotidienne était abolie. Dans ces derniers cas, les missionnaires étaient guidés par une théologie du “salut des âmes” au nom de laquelle ils se pliaient aux pressions exercées par les hautes castes.

Une évolution radicale

La domination persistante des membres des hautes castes dans l’Eglise, dans sa vie et son administration, l’indifférence et même les positions anti-dalits de beaucoup de membres du clergé, ont amené les chrétiens dalits à envisager des mesures très radicales. Il y a des cas où les dalits qui trouvaient que leurs aspirations n’étaient pas prises en compte dans l’Eglise qu’ils avaient rejointe se sont tournés vers l’islam ou s’en sont retournés vers l’hindouisme. C’est ce qui s’est passé par exemple pour un groupe de dalits chrétiens en 1981 à Meenakshipuram dans le Tamil Nadu. Il y a aussi des cas où la révolte des dalits contre une discrimination persistante se manifeste sous la forme d’une menace de quitter l’Eglise présente dominée par les hautes castes pour former une “Eglise dalit” où les dalits seraient citoyens et croyants par eux-mêmes.

CONCLUSION

La question dalit est vitale pour l’Inde aujourd’hui et la solution qui lui sera trouvée déterminera largement la forme future de la nation. Le réveil dalit qui s’affirme depuis plusieurs décennies a aujourd’hui atteint un seuil critique. Il est devenu un signe de contradiction. La question dalit est le noyau dur des transformations culturelles et sociales qui affectent l’Inde aujourd’hui. C’est un processus de démocratisation et la création d’une culture égalitaire.

Le conflit à l’intérieur de l’Eglise entre hautes castes et dalits doit être vu dans le nouveau contexte du processus dans lequel toute la nation est engagée. En fin de compte, le mouvement dalit est un défi lancé à une anthropologie hiérarchique et une exigence de concrétisation de l’idéal égalitaire dans la vie et la société indiennes. Une Eglise réellement pénétrée de l’Esprit de Jésus ne peut pas ne pas partager ce souci qui est évoqué si puissamment par les luttes des dalits. Une attitude d’indifférence ou d’opposition à la question dalit ne peut aboutir qu’à mettre sérieusement en question la crédibilité de l’Eglise en Inde. La solidarité de l’Eglise avec les dalits est le défi de l’heure et l’Eglise indienne ne peut pas le relever sans mettre sa propre maison en ordre.

 

N O T E S

(1) Voir EDA 117

(2) Voir D.G. Tendulkar : “Mahatma, Life of Mohandas Karamchand Gandhi”, vol.3, The Publication Division, Delhi 1961, pp. 192 et suivantes.

(3) Cité dans “Reservations for backward classes, Mandal commission report of the backward classes commission, 1980”, Akalank Publications, Delhi 1991, p. 20.

(4) Selon le poème de Kisan Phagu Bansode, poète dalit du Maharashtra. Cité dans Ghansyam Shah, “Dalit movement and search for identity”, in Social Action 40 (1990), p.321.

(5) Voir Louis Dumont : “Homo hierarchicus; The caste system and its implications”, Oxford University Press, Delhi 1988.

(6) M.N. Srinivas, “Social change in modern India”, Orient Longman, New Delhi 1972, p.6. Voir aussi ses travaux plus récents “The cohesive role of sanskratization and other essays”, Oxford University Press, New delhi 1989.

(7) “Reservations for backward classes. Mandal commission report of the backward classes commission”, 1980, Akalank Publications, Delhi 1991, p.23.

(8) Duncan Forrester “Caste and christianity. Attitudes and policies on caste of Anglo-saxon protestant missions in India”, Curzon Press, Londres et Dublin 1980, p.77.

(9) Cette définition de la littérature dalit est proposée par Wankhade dans sa préface à l’histoire intitulée “Soog” (revanche) écrite par l’auteur dalit Bagul. Cité dans Arvind Nirmal “A dialogue with Dalit literature” in M.E. Prabhakar (ed.), “Towards a Dalit theology”, ISPCK, Delhi 1989, p.72.

(10) Cité dans Gail Omvedt, “Dalits and the democratic revolution. Dr. Ambedkar and the Dalit movement in colonial India”, Sage Publications, New Delhi 1994, p.326.

(11) Voir Abraham Ayrookuzhiel (ed.), “The Dalit Desiyata”, ISPCK, Delhi 1990.

(12) Des suggestions sont faites aujourd’hui pour lier le mouvement dalit avec les mouvements aborigènes de libération. Les dalits comme les aborigènes semblent avoir en commun les souffrances infligées par les Aryens. Cette alliance des dalits et des aborigènes sous la catégorie “peuple indigène” augmenterait la force de la lutte actuelle pour l’égalité de ces groupes marginalisés. Voir Arvind Nirmal (ed.) “Towards a common dalit ideology”, Madras 1989.

(13) Voir Abraham Ayrookuziel, “The Dalit Desiyata”, op. cit. pp.94 et suivantes.

(14) Voir C.B. Webster, “The Dalit christians, a History”, ISPCK, Delhi 1992.

(15) K. Wilson, “The twice alienated, la culture des dalits chrétiens”, Booklinks Corporation, Hyderabad 1982.

(16) In “Jeevadhara”, vol.22, mars 1992, p.106

(17) Voir EDA 174

(18) Voir EDA 164

(EDA, juin 1994)

LA VRAIE NATURE DE L’ASSOCIATION PATRIOTIQUE DES CATHOLIQUES CHINOIS

 

[NDLR. Traduction EDA de la version italienne publiée par CINA OGGI, Hongkong, dans son numéro du 1er mars 1994. La présente traduction en français s’est efforcée d’être fidèle à la version publiée par CINA OGGI, après toutefois quelques petites coupures. Plutôt que de recourir à un sigle, la dénomination “Association patriotique des catholiques chinois” a été simplement abrégée en “Association patriotique”. Les citations des documents du concile Vatican II sont empruntées à leur traduction française publiée dans la collection “La pensée chrétienne”, Fides, Montréal et Paris, 1967. Des guillemets ont été ajoutés pour des expressions du vocabulaire communiste qui ont une acception spéciale, telles que “organisation de masse” (qui ne connote pas une donnée quantitative, mais une relation au Parti) ou “Eglise patriotique”.]

P l a n

Introduction (China Oggi, Asianews, Hongkong)

Préambule : Quelques réponses du catéchisme catholique

Chapitre 1 Les trois organisations

1. L’Association patriotique des catholiques chinois

2. La Commission administrative catholique

3. Le Collège des évêques chinois

Chapitre 2 Buts et caractères de l’Association patriotique

1. Buts

2. Notes sur l’Eglise et caractères de l’Association patriotique

Chapitre 3 Activités de l’Association patriotique

1. Refus des directives du Saint-Siège

2. Ignorance volontaire du concile Vatican II

3. Les sacres d’évêques sans mandat apostolique

INTRODUCTION

Le document que nous offrons aux lecteurs, traduit de l’original chinois, vraisemblablement écrit dans les premiers mois de 1990, était destiné à circuler à l’intérieur de la communauté catholique non officielle de Chine. Une copie est tombée presque aussitôt entre les mains de la police. L’auteur a été arrêté, ainsi que sa femme, en décembre 1990 et condamné au mois de juillet suivant à trois années de “réforme par le travail”, pour avoir écrit et répandu du “matériel subversif et contre-révolutionnaire”.

Dans sa jeunesse l’auteur, qui dépasse aujourd’hui la cinquantaine, aurait voulu devenir prêtre. Il étudia quelque temps dans un séminaire proche de son village au centre de la Chine. L’arrivée du Parti communiste au pouvoir lui fit changer de route. Il acquit à l’université une bonne formation et y rencontra celle qui serait la compagne de sa vie. Ni l’un ni l’autre n’ont jamais renié leur foi, ce qui a lourdement pesé sur leur destin. De longues années de prison, sombre tunnel, ont été le creuset de leur mûrissement. Leurs relations avec des personnalités exceptionnelles du monde catholique chinois les a aidés à lire avec acuité la patiente mise en scène montée par le régime pour amener l’Eglise de Chine à se vider d’elle-même et s’autodétruire. Au moyen d’un seul instrument: l’Association patriotique des catholiques chinois.

Quiconque se plie aux manoeuvres des maîtres installés dans la nouvelle Cité interdite ne construit plus l’Eglise catholique, mais quelque chose d’autre. Le domaine inviolable de la conscience personnelle restant sauf, la foi manipulée et conduite par les autorités politiques n’est plus la même : quelque chose d’extrêmement important a disparu. Telle est l’idée, sous une forme souvent sinueuse et avec des répétitions à l’infini, qui ne cesse d’émerger du présent document, l’un des rares qui tentent d’expliquer de façon un peu élaborée les motifs qui poussent tant de catholiques à résister à toutes les tentatives du régime pour dompter la communauté catholique.

La théologie de l’auteur est un peu démodée. Personne en Chine n’a eu le moyen de prendre part au renouveau même de la pensée dont l’Eglise a bénéficié grâce au concile Vatican II. L’isolement, l’absence de livres et de revues, l’impossibilité des libres rencontres ont empêché l’Eglise de Chine de croître et d’avancer comme le reste de la catholicité a pu le faire.

Le texte original a eu besoin d’une sérieuse toilette pour le rendre accessible au lecteur européen. Les notes et presque tous les sous-titres sont de notre rédaction. Certaines allusions imprécises à l’histoire, pour lesquelles l’auteur ne disposait pas de sources sûres d’information, ont été complétées et modifiées par nous.

Cet essai examine les principes, les théories et les initiatives de l’Association patriotique des catholiques chinois qui mènent à une Eglise séparée. Il met également en relief le contraste entre l’Association et l’Eglise chinoise en communion avec le Saint-Siège. Il réfute des équivoques et des positions discutables qui servent d’appuis à cette entreprise de séparation et qu’utilisent les organisations séparées de l’Eglise. En définitive, il tente de donner une réponse aux questions posées par la situation actuelle de l’Eglise en Chine.

Le document que nous présentons a le mérite d’aider à comprendre cette situation de l’Eglise et des catholiques chinois. L’insistance même avec laquelle l’auteur démontre que l’Association patriotique et tout ce qui dépend d’elle sont “illégitimes et séparés” de l’Eglise manifeste la gravité de la crise que traverse aujourd’hui la communauté catholique chinoise. Car c’est un texte rédigé pour les chrétiens de Chine, qui se le passent sous le manteau. Mais il est de grand prix aussi pour nous, qui assistons de l’extérieur à la persécution d’une Eglise soeur et à sa division. Nous y lisons un avertissement : respecter la souffrance des catholiques chinois fidèles au pape, et bien sûr une invite à prier pour que le Seigneur donne la paix et l’unité à l’Eglise de Chine. Il n’est pas rare qu’en Occident, la presse même catholique regarde avec trop de sympathie l’Association patriotique. Le présent document soulève bien des interrogations sur pareille attitude.

La rédaction

PREAMBULE

Quelques réponses du catéchisme catholique

 

Pour comprendre l’association patriotique des catholiques chinois, il faut partir des principes de base du catéchisme catholique, qui disent clairement ce qu’est l’Eglise et, par antithèse, ce que l’association n’est pas et ne peut pas être.

Qu’est-ce que l’Eglise catholique ? Celle qu’a fondée notre Seigneur Jésus Christ : les fidèles de toutes nations réunis spirituellement en un seul Corps, qui est l’Eglise. L’Association patriotique des catholiques chinois n’a pas été fondée par notre Seigneur, elle n’appartient pas à son Corps qui est l’Eglise. Elle en est une partie séparée et malade.

Quelle différence y a-t-il entre l’Eglise catholique et les autres Eglises ? L’Eglise est une, sainte, catholique et apostolique, ce qui la différencie beaucoup de toutes les autres. L’Association patriotique est un organisme séparé et profane, qui s’oppose au chef des apôtres, et un instrument de l’Etat qui agit suivant l’orientation d’une ligne politique.

Une troisième question est celle de savoir qui est le chef de l’Eglise. Son chef invisible est notre Seigneur Jésus Christ. Son chef visible est le pape, successeur de Pierre. D’où vient l’Association patriotique ? Qui est son chef? On la fait remonter à Pi Shushi, mort en 1978, président du premier puis du deuxième comité national de l’Association. C’est Pi qui sacra en 1958 les premiers évêques qui s’étaient nommés eux-mêmes à leur charge sans l’approbation du pape. En 1962, à la deuxième conférence des représentants catholiques, il proposa d'”instituer complètement une Eglise indépendante, autonome, maîtresse de sa gestion financière“. Aujourd’hui, le successeur de Pi comme chef visible de l’Association patriotique est Zong Huaide, évêque nommé en secret par le Saint-Siège à la veille de la Libération qui s’est spontanément déclaré tel après 1949 (1). En 1983, au cours d’une assemblée conjointe de l’Association patriotique et de la Commission administrative catholique, Zong a publiquement approuvé “la décision de s’engager sur la voie qui mène à la formation d’une Eglise catholique chinoise indépendante, autonome, maîtresse de sa gestion financière” et accusé le Vatican de “chercher à rétablir sur l’Eglise de Chine un contrôle de type colonial, dans une tentative totalement irréaliste et vouée à l’échec“.

Quels sont les devoirs des membres de l’Eglise ? Laïcs, ils doivent obéir aux enseignements des prêtres ; prêtres, à ceux des évêques, qui doivent eux-mêmes obéir aux enseignements du pape. Ainsi seront-ils un, comme l’a dit notre Seigneur Jésus Christ, un dans un seul bercail sous un pasteur unique. Dans l’Association patriotique, au contraire, les prêtres n’obéissent pas à l’enseignement des évêques en communion avec le pape, et des évêques n’obéissent pas aux enseignements du pape, de sorte qu’ils sont séparés les uns des autres comme en des bergeries distinctes dirigées par autant de pasteurs.

Quelle autorité Jésus a-t-il conférée à l’Eglise ? Il lui a confié trois tâches : enseigner, prendre soin des fidèles, dispenser les sacrements et célébrer l’eucharistie. L’Association patriotique, parce qu’elle n’est pas l’Eglise catholique, ne peut pas avoir ces trois pouvoirs. Elle s’oppose au contraire aux pouvoirs d’enseignement et de gouvernement exercés sur l’Eglise universelle.

Pourquoi le Pape est-il infaillible quand il enseigne les croyants ? Parce que Jésus l’a voulu et que l’Esprit Saint le protège de l’erreur. L’Association patriotique qui s’est toujours opposée aux enseignements du pape va donc à l’encontre de la volonté de Jésus et de l’action du Saint Esprit.

Comment pouvons-nous adorer Dieu ? La réponse est que nous devons être en union avec l’Eglise qu’Il a fondée, croire qu’Il s’est révélé, observer ses commandements, etc. L’Association patriotique n’est pas l’Eglise fondée par Dieu, mais une organisation dirigée par le gouvernement. Adhérer à l’Association patriotique, ce n’est donc pas adorer Dieu ni obéir aux dogmes qu’Il a révélés.

Tout ce que nous venons de dire relève de la doctrine élémentaire et bien connue de l’Eglise. Pourtant, certains membres du clergé chinois qui ont cédé tôt ou tard aux pressions n’osent pas en parler franchement. Hors de Chine, il est étrange que tant de membres estimés du clergé négligent ce fondement doctrinal et au nom d’informations superficielles et de théories fantaisistes, critiquent le pape et vilipendent ceux qui le soutiennent, tout en exaltant le corps séparé qui s’oppose à lui, l’Association patriotique. Il est encore plus surprenant, inexplicable, que des membres du clergé, nés dans un pays catholique et formés dans l’Eglise, qui administrent les sacrements et célèbrent la messe chaque jour, servent d’agents d’un parti politique athée et de militants de l’Association patriotique, en lançant des attaques contre le successeur de Pierre, contre les prêtres et les laïcs en communion avec lui et contre la hiérarchie ecclésiastique. Incapables de distinguer le bien du mal, le vrai du faux, ils aident les méchants à commettre leurs méfaits et à donner le coup de grâce à des êtres sans défense. Cet écrit se propose de dévoiler la vraie nature de l’Association patriotique des catholiques chinois, encensée par tant de flatteurs, pour en permettre une compréhension juste.

CHAPITRE I

Les trois organisations

La dénomination d’“Association patriotique des catholiques chinois” paraît impliquer un caractère distinctement patriotique. Elle soulève en fait de graves problèmes pour la nation et pour l’Eglise. Nombreux, dans le pays et à l’étranger, sont ceux qui connaissent l’Association seulement de nom, en dehors des faits. Il vaut donc la peine de faire le point sur les terribles souffrances qu’elle cause à l’Eglise. Indépendamment du contenu de ses statuts, de ses actions et de ses théories, l’Association patriotique est, par ce qu’elle a été à ses débuts et ce qu’elle est devenue, une organisation séparée qui menace l’unité de l’Eglise universelle.

Elle est en réalité constituée de trois organisations distinctes : l’Association patriotique des catholiques chinois proprement dite, la Commission administrative catholique et le Collège des évêques chinois (2). Examinons leurs statuts et leurs principes de base.

1. L’Association patriotique des catholiques chinois

 

Elle est décrite dans chinoise (3) comme “une organisation patriotique chinoise“. Dans le Dictionnaire des religions(4), elle est définie aussi comme “une organisation populaire et patriotique des croyants, formée de clercs et de laïcs catholiques de Chine“. Dans leur version révisée de 1980, ses statuts (5) affirment que le but de l’Association est “d’unir la totalité du clergé et des laïcs du pays, sous la direction du Parti communiste et du gouvernement du peuple, dans la poursuite des buts suivants : promouvoir le patriotisme, observer les lois du pays en matière religieuse, prendre une part active dans l’effort national pour une modernisation socialiste, développer les échanges amicaux avec les personnalités du monde catholique international, lutter contre l’impérialisme, sauvegarder la paix mondiale et aider le gouvernement à renforcer la politique de liberté religieuse“.

 

L’Association a été formellement fondée en 1957. Mais elle a été précédée de diverses organisations voulues par le gouvernement entre 1950 et 1956 pour lancer le “mouvement patriotique catholique chinois anti-impérialiste“. Leur objectif était de faire disparaître, sous l’impulsion du gouvernement, “l’influence impérialiste” à l’intérieur de l’Eglise. Elles ont eu en réalité pour but d’éliminer de l’Eglise les missionnaires étrangers et le clergé chinois qui n’était pas disposé à rompre avec le pape. Elles ont lancé beaucoup d’actions contre l’Eglise et contre le pape. Le 30 novembre 1950, à Guangyuan, le manifeste des “trois autonomies” (6) marqua le début de campagnes de protestations contre l’excommunication prononcée par la sacrée congrégation du Saint-Office en juillet 1949(7) et, en décembre 1950, contre Mgr Antonio Riberi, l’internonce apostolique, qui avait dénoncé dans une lettre le mouvement des “trois autonomies” comme instrument de division de l’Eglise. Le 31 mars 1951, des ecclésiastiques dirigés par le vicaire général de Nanjing, Li Weiguang, publièrent une déclaration visant à rendre effectif le mouvement des trois autonomies et à “s’opposer résolument aux ingérences du Vatican dans la politique interne de la Chine en coupant une fois pour toutes les relations politiques et économiques avec lui“. En juin 1951, contre un missionnaire étranger, Man Jishi, qui n’avait pensé qu’à préserver l’unité et la solidarité dans l’Eglise, les autorités de Tianjin trouvèrent des collaborateurs empressés pour l’accuser d’avoir formé une clique contre-révolutionnaire(8). Les mêmes milieux appuyèrent fortement l’attaque montée contre le représentant à Pékin de l’internonce, Mgr Tarcisio Martina (9), accusé par les autorités d'”avoir bombardé Tienanmen“. En 1955, le gouvernement lança une violente campagne pour démasquer l’évêque de Shanghaï, Mgr Gong Pinmei, coupable de crimes contre-révolutionnaires parce qu’il avait suivi les instructions présumées d’une “puissance étrangère” (c’est-à-dire du pape).

Toutes ces actions de l’époque des “trois autonomies” et des organisations anti-impérialistes menées à l’échelle du pays révèlent en profondeur la nature réelle de l’Association patriotique. Son comité fondateur fut constitué le 25 mars 1956. Dès sa fondation formelle, en juillet 1957, les initiatives en faveur d’une Eglise séparée se succédèrent selon un programme préétabli. A la première conférence nationale des délégués catholiques, en juillet 1957, fut exprimée l’intention de “suivre la voie socialiste et de fonder une Eglise autonome“. En mars 1958, sans approbation pontificale, les diocèses de Hankou et de Wuchang élirent leurs évêques respectifs, qui furent ordonnés le 13 avril suivant. Les membres de l’Association patriotique unirent leurs voix à celles des participants de cette ordination pour accuser le Saint-Siège de manque de bon sens et refuser de s’incliner à l’annonce de l’excommunication papale. En janvier 1962, à la deuxième conférence des délégués catholiques (10), il fut proposé de “rompre nettement avec le contrôle du Vatican et de poursuivre sérieusement la tâche de construction d’une Eglise indépendante et autonome“.

A la troisième conférence nationale, à la fin de mai et au début de juin 1980, la tâche principale de l’Association patriotique devient celle “de s’orienter vers le développement d’une Eglise catholique chinoise indépendante, autonome, maîtresse de sa gestion financière“. C’est au cours de cette troisième conférence que sont créés, sans l’approbation du Saint-Siège, la Commission administrative et le Collège des évêques chinois. En juin 1981, quand le Saint-Siège nomme Mgr Deng Yiming (Mgr Dominique Tang) archevêque de Canton, le comité permanent de l’Association patriotique, la Commission administrative et le Collège des évêques tiennent une assemblée commune qui reproche au Vatican d’ignorer les droits souverains de l’Eglise chinoise. En avril 1983, une réunion élargie de la Commission administrative et du troisième comité permanent de l’Association patriotique approuve la “résolution d’entreprendre la création d’une Eglise catholique chinoise indépendante, autonome et maîtresse de sa gestion financière“. En soulignant que “la tentative poursuivie par le Saint-Siège et par d’autres Eglises étrangères de reprendre un contrôle colonial sur l’Eglise de Chine est impossible et vouée à l’échec“, les participants de la réunion confirment le principe de vouloir fonder une Eglise indépendante, autonome et maîtresse de sa gestion financière.

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