Eglises d'Asie

PRODUCTIONS RECENTES ET EVOLUTION DE LA THEOLOGIE DALIT

Publié le 18/03/2010




Vers la fin de l’année 1986, plus d’une centaine de chrétiens indiens se sont rencontrés à Madras autour du Mouvement de libération dalit et de l’Institut chrétien de recherche sur la religion et la société. Il s’agissait de réfléchir sur la pertinence de la théologie chrétienne dans la situation des dalits. Plusieurs facteurs avaient amené les participants à se soucier de l’émergence d’une théologie spécifiquement dalit. L’un d’eux était l’augmentation du nombre des re-conversions de dalits à l’hindouisme, causées en partie par la situation paradoxale faisant que les dalits en tant que communauté n’avaient toujours pas dans l’Eglise la place qui leur revenait de droit, et en partie aussi par la politique gouvernementale qui faisait bénéficier de privilèges les seuls dalits appartenant à l’hindouisme. Un autre facteur était l’intensification de la violence et des atrocités commises contre les dalits par les hindous de caste, ce qui a eu pour effet d’augmenter le sens de la solidarité et la volonté de se battre contre le statu quo (1). Le surgissement dans les années 70 du Mouvement des panthères dalits était peut-être l’exemple le plus significatif de cette protestation militante. La publication par M.E. Prabhakar (2) des conférences données à Madras a marqué le début d’une recherche théologique sérieuse par les chrétiens dalits et l’émergence effective d”une “théologie de la libération de la seconde génération”, typiquement indienne. Cette publication eut un tel impact qu’elle fut immédiatement rééditée.

Deux autres colloques suivirent, l’un centré sur la situation au Kerala (3) et l’autre résultant de discussions oecuméniques entre le séminaire jésuite de théologie de Madras et le séminaire théologique du Tamil Nadu à Madurai (4). L’institut luthérien Gurukul de recherche théologique de Madras est devenu le premier séminaire indien à établir un département distinct pour la théologie dalit. Par la suite, il a publié les résultats de ses conférences nationales sur la question dalit organisées en 1989 (5). Le même département a publié aussi sous la direction de A.P. Nirmal à Madras, un ouvrage de référence indispensable (6) qui rassemble une judicieuse sélection de textes déjà publiés sur la théologie dalit.

Il y a ainsi une littérature croissante qui apparaît en Inde à partir d’une théologie typiquement indienne des opprimés. On peut regretter que la distribution courante des ouvrages chrétiens indiens en Occident soit pratiquement nulle. C’est dommage parce que cela signifie que les théologiens occidentaux sont très peu informés de l’évolution sur plusieurs années d’une des théologies du tiers monde les plus passionnantes et importantes. Les éditeurs d’ouvrages chrétiens indiens partent du principe que leur devoir premier est de produire des oeuvres qui répondent aux besoins de l’Eglise et à des prix qui soient raisonnablement abordables par les lecteurs chrétiens (7). Le principe convient bien à la théologie dalit qui veut justement expliciter la théologie des croyants ordinaires de la base, et qui se manifeste par des hymnes, des chants et des récits aussi bien que dans l’argumentation plus soutenue de théologiens formés. Il est normal que plusieurs des ouvrages analysés dans cette revue soient des exemples émouvants de cette théologie orale et narrative.

Qui sont les dalits ?

Ceux qui ont contribué au livre de Prabhakar nous donnent le contexte fondamental terrifiant de l’expérience dalit. Le terme “dalit” dérive d’un mot sanskrit, (similaire à l’hébreu dal dont la signification est presque identique) qui peut être traduit par “brisé, piétiné”. C’est le nom que se donnent ceux qui sont en dehors des quatre castes hindoues. Dans la constitution indienne on les appelle “castes répertoriées”, Gandhi les appelle harijan, et ils sont aussi connus comme avarna ou hors-castes. Ils représentent 20% de la population indienne, neuf sur dix d’entre eux vivent dans les villages, et plus de la moitié vivent en dessous du seuil de pauvreté. Leur situation économique et sociale est le résultat direct de leur statut hors-caste. Comme le souligne Sundar Clark dans son texte “Recherche pour une théologie dalit”, l’exclusion des dalits de la religion fait partie du dharma hindou, et c’est cela qui a été principalement la cause de leur déshumanisation. Près de 60% des dalits ne peuvent pas utiliser les puits des villages, plus de 70% n’ont pas accès aux temples hindous. En dépit de la constitution démocratique de l’Inde, les dalits ont peu d’influence politique, en partie à cause de l’analphabétisme très élevé chez eux. La législation qui était prévue en leur faveur a lamentablement échoué à les protéger d’une brutale exploitation. La revendication de leurs droits juridiques mène inévitablement à des tracasseries policières et aux abus et violences des castes supérieures. Les dalits sont ainsi pris au piège de l’impuissance et de la déshumanisation.

L’action de l’Eglise pour les droits des dalits a été généralement presque nulle. Alors que les dalits représentent 20,5% de la population totale de l’Inde, 70% des chrétiens indiens sont d’origine dalit et en quelques lieux comme le Pendjab, ils sont 90%. Cependant, jusque très récemment ils ont été très peu représentés dans la hiérarchie des Eglises et ils ont souffert de diverses formes de discrimination de la part des chrétiens de caste. Comme le montrent les contributions de Gladstone, d’Azariah et d’autres dans “Towards a Dalit Theology” (2), les dalits chrétiens subissent une double oppression, à l’intérieur de l’Eglise et dans la société. Par ailleurs, dans le passé, la théologie chrétienne indienne s’est souciée d’essayer de mettre en relation la foi chrétienne et le contexte hindou de l’Inde, et son approche (selon les termes de Nirmal) a consisté à “d’abord répondre aux conceptions philosophiques et théologiques de la culture et de la religion brahmanes et n’a été d’aucun secours aux aspirations des dalitsAu contraire, la théologie dalit est un appel tonitruant à la pensée chrétienne indienne pour qu’elle sorte de ce que James Massey appelle “la captivité sanscrite” et pour ouvrir les yeux sur ces choses qui ont été trop longtemps ignorées, “la pauvreté, l’injustice, l’analphabétisme, l’oppression, le déni d’identité qui, pour la majorité des chrétiens et pour la plupart des Indiens, sont des questions de vie ou de mortLa théologie dalit est donc une option alternative qui cherche à conscientiser et améliorer l’image de soi de ceux qui ont été conditionnés historiquement à se penser comme inférieurs et dont la destinée est de subir l’exploitation.

A l’intérieur de ce processus de “changement de penséeles écrivains dalits cherchent à réinterpréter l’histoire indienne à partir de la perspective des opprimés. Ayrookuzhiel reflète cette approche dans son chapitre intitulé “Théologie dalit : un mouvement de contre-cultureSon argument est que les dalits et les “ethnies répertoriées” (aborigènes) sont les peuples véritablement autochtones de l’Inde, violemment déplacés et incorporés ensuite comme une population en esclavage par les Aryens védiques. Cette soumission, argue-t-il, reçut une justification théologique pendant la période brahmanique et se trouve à présent codifiée dans les écritures classiques hindoues. la première tache des dalits est donc de recouvrer la “tradition alternative” cachée que l’on peut encore trouver dans la littérature orale des dalits eux-mêmes. Cette contre-culture anti-brahmanique ne fut jamais éradiquée et se manifeste de temps en temps sous forme de mouvements de protestation dans l’histoire indienne : Bouddha, Kabir, Nanak et plus récemment Ambedkar en sont les exemples les plus frappants. Par conséquent, la “dalitude” implique la récupération et le dévoilement d’un passé occulté, une philosophie de “cette terre est à nousdirigée contre les conquérants aryens plus tardivement arrivés.. Mais alors même que la théologie dalit, en tant que théologie de protestation, possède une assise sociale et politique importante, son approche de l’analyse sociale est très différente de la théologie latino-américaine de la libération. Son accent reste mis sur la caste plutôt que sur la classe et en cela, “le motif de libération est authentiquement indien” (Nirmal).

Cette nouvelle manière de faire la théologie provoque la tradition sanscritique dominante de la pensée chrétienne indienne pour qu’elle prenne en compte les problèmes réels des deux tiers des chrétiens indiens, qui sont sociaux et économiques autant que spirituels. Cette théologie a pour objectif de conscientiser, de “construire l’identité” (Ayrookuzhiel), de changer la mentalité autant que les structures injustes de la société. Son contexte social cependant n’est pas exclusif puisque, selon les termes de Sundar Clarke, “il dépasse les frontières du christianismecar les dalits chrétiens comme non chrétiens partagent une oppression et une aspiration communes. C’est une théologie d’en bas, “l’affirmation de soi d’un peuple qui fait sa propre théologie à partir de sa propre situation” (Prabhakar).

La deuxième partie de “Towards a dalit theology” inclut par conséquent plusieurs “réflexions et témoignages” qui expriment les réactions de chrétiens de la base à la situation dans laquelle les dalits se trouvent. Comme on pouvait s’y attendre, une christologie complète du libérateur souffrant s’y trouve, et c’est un thème qui est développé par Clarke aussi bien que par Prabhakar.

L’histoire des chrétiens dalits

Comme nous l’avons remarqué, la réappropriation du passé dalit est regardée comme une condition préalable à la compréhension du problème actuel des dalits et donc à la formulation d’une théologie dalit. John Webster a essayé de combler cette lacune dans un livre (8). Ayant ses origines dans son cours sur “Christianisme et classes opprimées” donné quand il enseignait au collège théologique uni de Bangalore, son livre ne propose pas seulement une valable correction aux approches plus traditionnelles du passé dalit, mais c’est aussi l’affirmation scientifiquement rigoureuse que les dalits ont une véritable histoire qui est tout autant part de l’histoire indienne chrétienne que celle des castes dominantes. Webster cherche donc à interpréter l’histoire de l’Eglise indienne à partir du bas, de la perspective des opprimés eux-mêmes. Pour y arriver, il établit fermement l’histoire des dalits dans le double contexte de l’histoire générale des dalits et du développement du christianisme en Inde.

Après une note, peut-être trop courte, sur l’origine des castes, Webster analyse les données, tirées largement de sources européennes, qui indiquent le surgissement d’une conscience dalit au cours du siècle dernier. Ici, comme ailleurs dans son récit, il utilise judicieusement des cas précis qu’il étudie.

L’essentiel du travail consiste à prouver qu’il y a eu trois stades importants dans l’histoire du mouvement dalit. Le premier fut la période des conversions de masse : l’un des motifs en était certainement l’acquisition d’un statut social plus élevé et d’une meilleure éducation en même temps que la dignité humaine que le christianisme apportait. Mais Webster note aussi que, assez souvent en fin de compte, la conversion impliquait des difficultés économiques et physiques. De plus, le rôle des leaders indiens, chrétiens charismatiques, ne doit pas être sous-estimé. Le résultat principal de ces mouvements de masse fut naturellement démographique, à la source de la situation que nous trouvons aujourd’hui et qui fait que 70 à 75% des chrétiens sont d’origine dalit.

Le deuxième stade selon Webster couvre les années 1920-1930 : la politique prend la place de l’évangélisme. Durant cette période, les chrétiens dalits ont été séparés de leurs homologues non chrétiens parce que la constitution ne les considère plus comme “castes répertoriées” mais comme “chrétiens” : ils sont donc exclus des provisions légales particulières destinées aux gens hors-castes. Le raisonnement suivi est le suivant : puisque le christianisme ne reconnaît pas les castes, au moins officiellement, il ne peut pas y avoir de chrétiens hors-castes. Ce raisonnement reste aujourd’hui encore très actuel. Malgré quelques progrès, la domination de Gandhi dans la politique d’indépendance de l’Inde a fait en sorte que les dalits n’ont pas eu de représentation politique propre. En dépit du souci qu’il exprimait en public pour les harijans comme il les appelait, Gandhi s’est opposé avec véhémence à la reconnaissance des dalits comme communauté distincte : il pensait que cela ne servirait qu’à perpétuer l’intouchabilité. Le fait que les distinctions de caste sont aussi vives que jamais dans la plus grande partie de l’Inde et que d’autres mesures positives ont été nécessaires pour essayer, sans succès, d’assurer aux dalits des conditions plus égales, démontre à quel point le raisonnement de Gandhi était spécieux. La voix des castes opprimées a compté pour si peu dans l’écriture de l’histoire de l’Inde que Gandhi est pratiquement déifié dans la conscience populaire alors que la personnalité de son non moins grand contemporain dalit, Ambedkar, n’a jamais été proprement évaluée jusqu’à aujourd’hui. Webster étudie cette période troublée du nationalisme indien avec soin et précision, dans la mesure où elle affecte les dalits.

Son troisième stade de l’histoire dalit nous amène jusqu’aujourd’hui et montre comment le temps de la “discrimination de compensation” en faveur des dalits a davantage encore aliéné les dalits chrétiens de leurs frères et soeurs non chrétiens à cause du sophisme juridique qui veut que “l’on est dalit seulement si l’on est hindou (et plus tard bouddhiste) puisqu’il n’y a pas de caste dans le christianismeUne évolution récente montre cependant que les dalits chrétiens et non chrétiens font maintenant cause commune devant l’oppression qui les affecte tous et que les peuples aborigènes, également sujets de l’exclusion et de l’exploitation par les élites au pouvoir, se joignent aussi à eux dans la protestation.

Un complément utile à l’ouvrage de Webster est le petit livre de James Massey (9). Massey, l’un des principaux théologiens du Pendjab, fonde son argument pour démontrer l’implantation ancienne des dalits en Inde sur l’examen de données archéologiques et sur le Rig Veda. Il en conclut que les dalits sont les descendants d’une population pré-aryenne. Son livre est particulièrement bien informé sur les questions qui affectent aujourd’hui les dalits et les problèmes constitutionnels qui y sont liés.

Le “Dalit Desiyata”

Abraham Ayrookuzhiel a rassemblé sous ce titre (10) un certain nombre d’articles sur la situation très particulière du Kerala. Sa propre contribution, qui reflète le titre du livre 11), est un brillant résumé “des idées fondamentales, des valeurs et des perceptions de cette conscience tonifiante que nous appelons idéologie dalitpour utiliser les termes qu’il emploie lui-même. Pour Ayrookuzhiel, bien que les dalits ne soient pas une nation dans le sens technique, on peut cependant leur appliquer le terme. Bien qu’ils soient un peuple aliéné et privé de sa propre histoire, de ses langues et de sa culture, celles-ci peuvent être réappropriées à partir des traditions orales et de la littérature écrite de leurs oppresseurs brahmanes. Ainsi, la réappropriation de cette conscience de l’histoire et une explication claire du processus historique qui les a fait devenir un peuple opprimé sont des conditions préalables à la lutte pour l’identité et la libération des dalits.

Le “fait national” des dalits consiste en une commune expérience d’oppression politique et sociale. De ce point de vue, en dépit de leurs bonnes intentions, les mouvements de renouveau culturel et social, dirigés par des Indiens de caste ou des étrangers, ont échoué sur les problèmes réels des dalits. Dans une série d’essais, bien documentés et argumentés, les auteurs qui ont contribué au “Dalit Desiyata” montrent l’échec des plans gouvernementaux de compensation à améliorer le sort des dalits. La cynique manipulation des dalits par les communistes du Kerala est particulièrement à signaler. Arrivée au pouvoir grâce aux voix des dalits, l’administration communiste du Kerala a été une catastrophe en ce qui concerne les dalits. M. Kunhaman, professeur d’économie au Kerala, écrit un article très perceptif mettant l’accent sur les questions les plus brûlantes du problème dalit, comme l’absence de terres, et soulignant les limites de la politique des quotas d’emplois réservés (12). Dans leur ensemble, ces essais font mieux que justifier la conclusion d’Ayrookuzhiel que le développement et l’intégration des dalits dans le reste de la nation n’ont pas eu lieu en dépit des efforts et des investissements gouvernementaux, et cela tout simplement à cause de la perpétuation d’une conscience et d’une idéologie profondément enracinées des castes. Le “Dalit Desiyata” ouvre de nouvelles perspectives pour un engagement sérieux de la théologie au côté des sciences humaines. Cette approche par les faits doit être encore approfondie dans le contexte de toute l’Inde afin de fournir encore plus de matériau brut dans la lutte pour formuler une théologie dalit.

La contribution au débat du Gurukul luthérien

L’institut luthérien de recherche théologique Gurukul s’est distingué en ouvrant un département de théologie dalit, qui a organisé deux colloques, dont les conclusions ont été publiées par Arvind P. Nirmal (5) dans deux volumes non datés. “Towards a common dalit ideology” contient des textes de conférences données à l’institut en 1989. Comme le suggère le titre, le but de ce colloque était de rechercher une idéologie commune qui pourrait rassembler les aspirations des divers groupes dalits en Inde. Une telle idéologie, est-il dit (p.128), doit être le résultat du réveil de la conscience de tous les dalits, non chrétiens comme chrétiens, aux valeurs de leur histoire et de leur culture qui ont été systématiquement détournées de leur sens ou niées par les castes aryennes dominantes. Le but de cette idéologie serait double : d’une part elle rejetterait et combattrait le déni fait aux dalits de leur dignité humaine et leur aliénation économique et sociale ; d’autre part, elle défendrait vigoureusement la justice et les droits de l’homme. C’est donc une tache de reconstruction d’un héritage nié et enfoui en même temps qu’une lutte militante, idéaliste et pratique.

Pour les participants du colloque, c’est là une tache pour tous les dalits en dépit de leurs différences de langue et de religion. C’est aussi la tache des ethnies aborigènes, cet autre groupe d’indigènes non aryens. Un aspect particulier de cette lutte, sur lequel on reviendra, concerne l’élévation du statut des femmes dalits “trois fois oppriméesdans la famille, dans l’Eglise et dans la société. Pour les chrétiens dalits, la base théologique de la lutte doit être la vie, la mort et la résurrection de Jésus.

La conclusion finale du colloque affirme qu’une commune idéologie dalit doit être guidée, corrigée et transformée par ce que l’on appelle une “idéologie d’incarnation” (p.131). De ce point de vue, l’Eglise mérite une critique sévère pour ses structures déshumanisantes de castes et pour son manque d’enthousiasme à parler contre les actes de violence commis à l’encontre des dalits. L’idéologie d’incarnation dont parle cette conclusion finale n’est pas confinée à un seul groupe et pas même à l’Eglise. “Elle est pour l’ensemble de l’humanité car elle est enracinée dans l’humanité de Jésusp. 132). L’idée qui s’exprime ici est caractéristique de la théologie indienne : l’Eglise n’a pas le monopole de Jésus-Christ et tout ce qui contribue à une humanité plus authentique fait partie de la réalisation du Royaume de Dieu.

Dans la même ligne, “Towards a common Dalit theology” analyse les mouvements de protestation anti-brahmaniques tout au long de l’histoire de l’Inde et y voit un puissant encouragement pour les chrétiens dalits (et tous les chrétiens) à participer pleinement avec les opprimés dans la lutte commune pour la justice et les droits de l’homme.

Un deuxième volume de Gurukul comporte un manuel pratique d’enseignement et un livre de références. Tous les textes réimprimés dans “A reader in Dalit theology” ont été publiés auparavant, et plusieurs d’entre eux dans les livres dont nous venons de parler. Mais ce volume comporte aussi des textes d’accès moins facile. V. Davasahayam, par exemple, fait une excellente introduction (13) aux éléments divers qui font le tour de la situation des dalits. Un article de Dayanand Carr est un exercice provocateur d’herméneutique dalit en prenant le terme “Galilée” de l’Evangile de Saint Mathieu comme paradigme de la théologie dalit. On y trouve aussi deux textes de base de Nirmal (14). Le premier apparaît aussi dans “Emerging Dalit Theology”, publié par Xavier Irudayaraj, et qui est le résultat d’un colloque de 1990 réunissant à Madurai le séminaire théologique jésuite de Madras et le séminaire théologique du Tamil Nadu. Ce livre est particulièrement bon en ce qui concerne la dimension historique du problème. Il contient une description des attitudes des missionnaires vis-à-vis du problème des castes ainsi que des analyses utiles sur Periyar, Ambedkar et Gandhi à propos de la question dalit.

M. Azariah

Azariah est l’un des rares théologiens dalits dont les textes ont paru sous forme plus élaborée. Azariah a été pasteur de l’Eglise du Sud de l’Inde à la campagne et en ville pendant de nombreuses années. Il a eu des responsabilités dans les communautés et les instituts d’éducation avant de devenir évêque de Madras. Dans ce dernier poste il a été un promoteur infatigable de la cause dalit. Son premier livre (15), en 1983, rassemble des études d’exégèse, des conférences et des articles sur un certain nombre d’aspects du témoignage. Le témoignage, selon Azariah, est fait de quatre éléments : évangélique, social, politique et universel. Dans ce livre déjà, il explorait des questions telles que le besoin de développement socio-économique et le rôle des communautés ecclésiales de base. Le problème des “castes répertoriées” est examiné en deux chapitres. Un chapitre intitulé “Le fondement biblique du souci de l’Eglise pour les secteurs discriminés à l’intérieur de son propre corpsdéjà publié en 1979, attire l’attention sur le fait que les privilèges de compensation prévus par la constitution sont déniés aux dalits chrétiens. Ceux-ci doivent donc faire face à une double injustice puisqu’ils ne bénéficient pas du traitement préférentiel en tant que “caste répertoriée” de la part du gouvernement et continuent en même temps à souffrir de discrimination dans une Eglise malade des castes. Un autre chapitre, “Injustice et discrimination à l’encontre des chrétiens appartenant aux castes répertoriéesécrit en 1978, est important comme beaucoup d’écrits d’Azariah du fait de l’exposé qu’il y fait du fondement biblique et théologique pour la libération de l’oppression de caste.

Six ans plus tard en 1989, paraît un autre volume des écrits d’Azariah (16). Ce livre se focalise davantage sur la question dalit. Ici aussi on trouve un mélange d’exposés bibliques et d’analyses socio-politiques qui prend sa source dans la conviction d’Azariah que le texte biblique et le contexte de vie sont tous les deux essentiels à la théologie. Il écrit par exemple : “La mission chrétienne est d’amener les textes de l’Ecriture à influencer les contextes de la société dans laquelle les chrétiens viventp.86). Prenant son inspiration dans Jean 20, 19, il voit le mandat missionnaire comme essentiellement trinitaire, dans la présence réelle du Père, du Fils et du Saint Esprit par le Christ ressuscité. A Partir de l’utilisation de Ochlos dans Marc, il comprend le ministère non pas comme une option ou une préférence pour les pauvres mais comme “une prise de parti physique et littérale aux côtés des pauvresPar conséquent, “la mission à la manière du Christ signifie que l’accent missionnaire doit être mis sur les plus petits dans toutes les sociétés” (p.7). En Inde, ceux-ci sont les castes répertoriées et les ethnies aborigènes. Les écrits d’Azariah rassemblent un certain nombre de thèmes caractéristiques de la théologie dalit : la nécessité de réécrire l’histoire à partir d’une perspective dalit, le viol de la culture, des traditions et de la dignité des dalits par la conquête aryenne et le sacerdoce brahmanique, la pauvreté institutionnalisée du quart inférieur de la population indienne, la nécessité d’éveiller les consciences afin de se libérer de l’impasse d’une mentalité d’esclaves. Le chapitre intitulé “Faire de la théologie en Inde aujourd’hui” est sans doute la meilleure introduction qui existe à ces problèmes.

Les femmes dalits

Contrairement à la théologie de la libération latino-américaine et à la théologie noire américaine qui, à leurs débuts, ont pratiquement occulté le problème des femmes, la théologie dalit s’est toujours profondément souciée d’écouter les voix des femmes. Déjà, dans le livre de Prabhakar, Ruth Manorama et Swarnalatha Devi avaient attiré l’attention sur le sort terrible réservé aux “dalits des dalitsEn plus de l’oppression des castes, les femmes dalits subissent une exploitation supplémentaire enracinée dans la nature patriarcale de la société indienne. Les femmes et leur sexualité sont considérées comme impures et dangereuses, bien que cela n’empêche pas plus de 80% des viols d’êtres commis le plus souvent par des membres des hautes castes sur des femmes dalits. Les femmes sont sujettes à la violence domestique, aux taches les moins intéressantes à la maison, et aux abus dans la société. Quelques-uns des témoignages les plus émouvants dans le livre de Prabhakar, révèlent la misère, mais aussi la foi, des femmes dalits. L’article d’Aruna Gnanadason (17) part de l’utilisation de la violence contre les femmes dalits, l’analyse comme un moyen de contrôle de caste et en expose les racines religieuses et historiques.

Un troisième volume du séminaire de Gurukul (18) contient les contributions de son université d’été de 1992 et consacre près de la moitié de ses pages à la question des femmes. Plusieurs auteurs parlent des questions socio-économiques, telles que l’abîme qui existe entre les femmes de caste et les femmes hors-caste, le statut marginal des femmes dans la société hindoue en dépit de la législation moderne et des maux sociaux provoqués par le système de la dot, même chez les chrétiens.

Rajammal Devadas et Padmini Swaminatha écrivent sur les problèmes de développement, l’absence de progrès dans la santé et l’éducation des femmes, l’influence débilitante d’une planification centrée sur les hommes, et les stéréotypes sur le rôle des femmes. Une approche plus théologique est présentée par Prasanna Samuel, qui décrit le manque d’intérêt pour les femmes dans les Eglises et donne des exemples choquants d’abus perpétrés sur des femmes chrétiennes par une hiérarchie ecclésiastique dominée par les hommes. Le texte de Rani Moses indique quelques-uns des chemins possibles pour donner davantage de pouvoir aux

femmes dans la situation indienne.

CONCLUSION

La théologie dalit est encore à l’état d’embryon et nous espérons en son plein développement. Des porte-parole, hommes et femmes, éloquents et passionnés, sont déjà là, profondément engagés aux côtés des exclus de la société et de l’Eglise et se forgeant des outils théologiques pour l’action. Surtout, de tels porte-parole émergent de l’intérieur de la communauté dalit elle-même. Bien que le problème des castes soit unique au sous-continent indien, les leçons qui sont à prendre dans la pensée théologique confrontée à cette situation d’oppression de caste sont d’application beaucoup plus large et seront pertinentes dans toutes les situations où les discriminations pour raisons de race, de naissance ou de classe existent.