Eglises d'Asie

LA POLITIQUE D’HARMONIE RELIGIEUSE N’EST PLUS CE QU’ELLE ETAIT

Publié le 18/03/2010




Parmi les musulmans conservateurs, une variation d’un vieux cliché occidental fait fureur à l’heure actuelle : Tous les groupes religieux sont égaux, mais le nôtre est plus égal que les autres”. L’expression est habituellement utilisée avec un sourire ironique mais le sentiment qu’elle indique est beaucoup plus sérieux. Selon beaucoup de dirigeants catholiques et protestants indonésiens, de telles plaisanteries apparaissent de plus en plus fondées… 

… sur la réalité dans un pays qui a été longtemps exalté comme l’une des sociétés les plus égalitaires du monde dans le domaine des religions.

L’Indonésie s’est longtemps enorgueillie de l’harmonie, inscrite dans sa constitution et respectée, entre les quatres religions majeures du pays : islam, protestantisme, catholicisme, et hindouisme-bouddhisme. Bien que gouvernant la plus nombreuse population musulmane du monde – 154 millions ou 85% de la population – le régime soutenu par les militaires a toujours réussi jusqu’à présent à contrôler le fondamentalisme religieux. En fait, peu de fêtes religieuses se déroulent sans que l’homme fort du régime, le président Suharto, ne réaffirme le besoin de tolérance dans toutes les religions.

La philosophie de l’harmonie religieuse apparaît impressionnante dans le principe, mais elle n’est pas toujours mise en pratique. Des dirigeants chrétiens disent qu’avec la récente irruption en politique d’intellectuels islamiques, il y a maintenant deux poids et deux mesures pour appliquer l’égalité des religions. Il ne fait aucun doute, disent-ils, que ce n’est pas le christianisme qui a la meilleure part. “C’est la même chose partout en Indonésie, dit par exemple le pasteur d’une paroisse évangéliste de sept-cents membres à Jakarta, l’islam lutte pour la suprématie

Historiquement, le pouvoir politique de l’islam en Indonésie était sans relation avec son importance numérique. Au cours de sa présidence de 26 ans, le président Suharto a rarement permis aux musulmans orthodoxes de pénétrer plus loin que la périphérie du domaine politique. Mais à la fin des années 1980, alors qu’on spéculait beaucoup sur la volonté des militaires d’effectuer un changement au sommet du régime, certains milieux ont commencé à dire que Suharto se tournait de plus en plus vers la communauté musulmane pour obtenir son soutien (1). “Les intellectuels musulmans sont maintenant considérés comme les enfants chéris du gouvernement, alors que nous, chrétiens, sommes traités comme des enfants illégitimesdit un chercheur catholique de Jakarta.

Les nouvelles réglementations religieuses donnent un certain poids à ces perceptions (2). Depuis 1987, les autorités du département de l’immigration ont commencé à restreindre le flux et les activités des missionnaires étrangers. Des sources de Jakarta disent qu’il est maintenant de notoriété publique que le gouvernement essaye de pousser dehors tous les missionnaires étrangers avant la fin de la décennie. Toutes les demandes de missionnaires pour des visas doivent être traitées par le département des relations publiques, connu comme une place forte de l’islam. Les autorités justifient cette initiative en affirmant qu’il s’agit de favoriser l’émergence de dirigeants religieux indigènes et de décourager la dépendance à l’égard de l’étranger.

Pourtant, depuis l’apparition de ces nouvelles réglementations, les dirigeants d’Eglises affirment que le gouvernement a rendu encore plus difficile l’organisation de la formation des cadres religieux indigènes. En avril 1993, une directive nationale du département des affaires religieuses a sommé les Eglises de ne pas ouvrir davantage d’instituts de formation théologique. Des branches de centres théologiques déjà en existence ont aussi reçu l’ordre de fermer leurs portes. Des sources disent aussi que l’une de leurs plus grandes frustrations est dans le fait que le gouvernement oppose de la résistance quand elles cherchent à faire enregistrer, à construire ou agrandir des bâtiments d’Eglise. “Il en résulte que beaucoup d’Eglises continuent à tenir des assemblées qui ne sont pas officiellement reconnues par les autoritésdit un dirigeant chrétien de Surabaya sur l’île de Java. “Cela signifie que ces assemblées ne bénéficient d’aucune protection légale, mais les autorités locales les laissent vivre tant qu’il n’y a pas de plaintes de la part des voisins musulmans

Dans les régions à dominante musulmane comme Aceh, au nord de l’île de Sumatra, ou Ujung Padang dans le sud-Sulawesi, il est devenu pratiquement impossible de faire enregistrer des Eglises. En contraste, presque toutes les villes de l’île surpeuplée de Java appraissent très occupées à construire et agrandir des mosquées, le plus souvent grâce à des fonds gouvernementaux. A Malang il y a un projet de construction d’un musyola (centre islamique) dans chaque rue de la ville. Les Eglise ne peuvent pas construire des bâtiments à moins de trois cents mètres de tels centres. “Même s’ils construisaient une mosquée en plein milieu de la route, personne n’oserait y toucherdit le pasteur de Surabaya.

En mai dernier, le gouvernement a introduit une politique non écrite qui interdit aux groupes d’Eglise l’utilisation de bâtiments publics tels que des hôtels pour l’organisation de services religieux. A Surabaya, rien n’indique pour le moment que les autorités aient commencé à appliquer cette politique. Mais à Jakarta, la majorité des assemblées ecclésiales qui se tenaient dans des hôtels ont vu leurs contrats dénoncés sans explication. Selon un missionnaire britannique de Java, l’attitude culturelle de déférence vis-à-vis de l’autorité gouvernementale fait que beaucoup de chrétiens indonésiens répugnent à s’élever contre de telles violations de la liberté religieuse. “Les Indonésiens subissent encore des lois très strictes de censure. Quelques-uns osent élever la voix, mais la plupart ne veulent qu’on dise qu’ils font des histoires et enveniment les affairesaffirme le missionnaire.

La croissance des Eglises

Dans un tel contexte, la croissance phénoménale des Eglises chrétiennes en Indonésie depuis une trentaine d’années est citée souvent comme l’un des accomplissements du christianisme au XXème siècle. Il est ironique de constater qu’une grande partie de cette croissance est due indirectement au coup d’Etat de 1966 qui a vu triompher l’armée sous la direction de Suharto sur le président Sukarno, alors que beaucoup jugeaient que les communistes étaient sur le point de renverser le gouvernement.

Le coup d’Etat fut suivi par une sévère répression des communistes. Les nouveaux maîtres militaires du gouvernement demandèrent aux Indonésiens de prouver qu’ils n’avaient pas de tendance socialiste en les obligeant à choisir l’une des quatre religions majeures du pays. Le décret amena des millions d’Indonésiens à s’identifier au protestantisme et provoqua des mouvements de renouveau authentique au Timor occidental, dans l’ Ambon, le Kalimantan, l’Irian Jaya et quelques parties de Java.

Les statistiques officielles du gouvernement prétendent encore que 85% de la population est musulmane, que les protestants sont 8%, les catholiques 3%. Selon un certain nombre de sources, un recensement de 1992 dont les résultats n’ont pas été publiés révélerait que le nombre réel des protestants et des catholiques est beaucoup plus élevé et atteindrait peut-être 20% de la population (ou 36 millions de personnes). Selon les mêmes sources, les résultats du recensement n’auraient pas été publiés par peur que des tensions ne surgissent avec les musulmans (3).

Les communautés musulmanes du pays cherchent à augmenter leurs nombres en utilisant des techniques de conversion qui rappellent celles des chrétiens évangéliques, notamment l’utilisation de tee-shirts et d’auto-collants. Des efforts dans le domaine social ont provoqué aussi la naissance d’hôpitaux musulmans et d’autres projets de développement. Une méthode importante de propagation de l’islam est la politique gouvernementale de “transmigration” : des familles de l’île surpeuplée de Java sont déplacées dans des îles moins peuplées. Cependant, les familles choisies pour cette “délocation” sont presque toutes musulmanes et sont installées souvent dans des régions à forte population chrétienne.

On peut trouver un exemple du fonctionnement de cette expérimentation en “ingénierie sociale” sur l’île d’Ambon, au nord-est de Java. Jusqu’au milieu des années 80, la population locale composée de membres d’une minorité ethnique était très majoritairement chrétienne. Aujourd’hui, les musulmans forment 50% de la population et ont obtenu nombre de positions politiques clés.

Une autre stratégie utilisée a suscité l’inquiétude dans beaucoup de régions rurales : c’est la pratique connue sous le nom de Hamilisasi ou “imprégnation”. Des rapports reçus de dirigeants d’Eglise du centre de Java, de l’Ambon, et de Timor Oriental disent que certains leaders musulmans encouragent les adolescents musulmans à “engrosser” de jeunes et souvent naïves adolescentes chrétiennes. Une fois enceintes, les filles sont forcées à se convertir à l’islam pour que les garçons puissent les prendre en mariage.

De leur côté plusieurs dirigeants musulmans ont accusé les protestants d’essayer de christianiser la communauté islamique. Certaines méthodes des évangélistes ont assez souvent aggravé les tensions religieuses et ont eu des conséquences tragiques. En novembre 1992, Les musulmans de la ville javanaise de Pasuruan ont incendié trois églises après que des pentecôtistes aient commencé à distribuer des tracts considérés comme diffamatoires pour l’islam (4). Un autre groupe pentecôtiste a été accusé d’avoir provoqué une vague de protestations anti-chrétiennes sur l’île de Sumatra, à majorité musulmane, après avoir mis des tracts évangélistes dans des boîtes de biscuits offertes à la vente.

L’avenir

La question maintenant dans l’esprit de beaucoup de chrétiens est de savoir si davantage de concessions faites à l’aile conservatrice de l’islam résulteront en une érosion correspondante des droits religieux des Eglises chrétiennes. Les sources ecclésiastiques pensent que la réponse à cette question dépend en grande partie de l’élection présidentielle de 1998. Suharto garde le silence sur le sujet, mais on estime un peu partout qu’il ne se représentera probablement pas à cause de son âge avancé.

Les candidats virtuels les plus probables à sa succession sont le vice-président Try Sustrino et le ministre de la Recherche et de la Technologie, B.J. Habibie. Les deux personnalités peuvent représenter deux scénarios très différents pour l’avenir.

Malgré leurs hésitations à faire des commentaires trop développés sur la question, beaucoup de dirigeants chrétiens estiment que Sustrino, ancien chef militaire, sera plus à même de défendre les droits des groupes religieux minoritaires s’il devient président. Les forces armées de la nation, qui tiennent en mains les cartes décisives de l’élection présidentielle, ont jusqu’à présent toujours neutralisé l’extrémisme religieux chaque fois qu’il a surgi.

Habibie, fondateur de l’association des intellectuels musulmans, est supposé bénéficier d’un très large soutien dans l’électorat musulman. Son association inquiète beaucoup de groupes d’Eglise, car on dit ici et là qu’elle essaye sournoisement d’islamiser la constitution du pays, le système juridique et l’armée. Habibie s’est toujours défendu de ces accusations.

Quel que soit le candidat qui gagne, il est improbable que les extrémistes musulmans puissent facilement gagner du terrain dans le domaine politique indonésien. Contrairement à la Malaisie où l’islamisation a été imposée par des Malais musulmans politiquement puissants, l’islam indonésien est très divers et fragmenté. Par conséquent, les Indonésiens sont plus sensibles à une idéologie nationaliste qu’au fondamentalisme, selon la plupart des dirigeants chrétiens que nous avons interrogés.

La croissance du christianisme dans l’archipel donne aux chrétiens indonésiens de nombreuses raisons d’être optimistes. Pourtant aucun d’entre eux ne nie que l’Eglise ne jouit pas aujourd’hui de la même liberté qu’autrefois. “Les choses deviennent plus difficiles, nous devons le reconnaître” conclut un enseignant chrétien de Java. “L’Eglise passe toujours d’une crise à l’autre. C’est comme une spirale, mais aujourd’hui la spirale semble être devenue plus étroite : Chaque nouvelle crise est plus rapprochée de la précédente…” L’enseignant ajoute : “L’Eglise est forte, mais nous ne savons pas où cela mène

(EDA, NNI, 18.10.94)