Eglises d'Asie

L’ESPRIT DE CASTE MENACE LA CROISSANCE

Publié le 18/03/2010




Le personnel consulaire étranger de New Delhi a l’habitude d’entendre toutes sortes de raisons pour des demandes de visas d’immigration vers divers pays étrangers : la plupart des demandeurs affirment subir une persécution politique. Récemment, même ce personnel consulaire, pourtant habitué à tout, s’étonne : ce sont maintenant des brahmanes et des membres des hautes castes de la hiérarchie hindoue – ceux-là mêmes dont la domination sociale et économique reflète des millénaires de situation privilégiée- qui commencent à demander des visas d’immigration vers l’Australie et les Etats-Unis. Ils prétendent que leurs enfants n’ont plus d’avenir en Inde.

Les statistiques officielles démontrent que trois ans de libéralisation économique commencent à porter leurs fruits, et d’excellents taux de croissance apparaissent. Ce sont pourtant ceux qui sembleraient être dans la meilleure position pour bénéficier de ce nouvel ordre économique qui disent que leur pays va vers la catastrophe : ils prétendent que le niveau de presque toutes les institutions indiennes est en train de baisser parce que les basses castes sont en train de les occuper.

De telles attitudes semblent indiquer que la culture économique et la culture politique de l’Inde semblent aller dans des directions opposées. Les basses castes commencent à s’affirmer et utilisent l’avantage de leur nombre pour prendre lentement mais sûrement le contrôle politique du pays : grâce à cela, estiment-elles, les quotas d’admission aux emplois administratifs et d’accès à l’éducation tertiaire leur deviendront favorables en même temps que beaucoup d’autres avantages. Pourtant, alors même que les basses castes exigent une plus grande partie des largesses de l’Etat, le gouvernement abandonne de plus en plus de décisions sur les investissements et la consommation aux forces du marché. Cela fait que la capacité de l’Etat à redistribuer le gâteau économique se réduit de plus en plus.

A court terme, les aspirations des basses castes augmentent la pression sur le gouvernement pour que davantage d’emplois dans l’administration et de places à l’université leur soient accordées. L’Etat pourrait même être forcé d’appliquer ces quotas à des secteurs jusqu’ici exempts comme les forces armées. Les lois sur les quotas pourraient même envahir le secteur privé.

Que signifie tout cela pour l’avenir économique de l’Inde ? Il est clair que les nouveaux maîtres du pays appartenant aux basses castes devront marcher sur une corde raide entre la pression de ces milieux pour davantage d’aide de l’Etat et les exigences d’une économie de marché. Ce funambulisme ne pourra marcher que si la croissance économique est durable et celle-ci ne sera pas aisée si la pression des basses castes pour l’obtention d’avantages supplémentaires est trop forte.

Le ministre des Finances, Manmohan Singh, a fait allusion à ce problème en septembre 1994 quand il a parlé de possibles “tensions dans la démocratie indienne” si la richesse ne croissait pas rapidement. “Le jeu politique peut ramener le pays à zéro si l’économie ne croît pas assez vitedisait-il.

Les investisseurs étrangers pourraient s’effrayer si la violence de caste s’exprime hors de tout contrôle. Au moment même où Singh parlait à Delhi, des protestataires de haute caste des montagnes de l’Uttar Pradesh continuaient à se battre avec la police pour exiger la création d’un Etat séparé.

La réforme pourrait aussi se voir mise en danger par la colère des basses castes qui se sentent trahis par la diminution du contrôle de l’Etat sur l’économie. Un certain nombre de leurs membres estiment déjà que le processus de réforme n’est qu’un piège concocté par les hautes castes pour les priver des bénéfices du progrès. “L’élite traditionnelle voit son pouvoir diminuer au fur et à mesure qu’une démocratie réelle se met en placedit un fonctionnaire de basse caste. “Maintenant que le contrôle des bénéfices échappe à cette élite, elle est devenue tout d’un coup favorable à la libéralisation

Certains chefs des basses castes voient les choses différemment. Le sociologue Rajni Kothari affirme que ces chefs croient que quand les élites se sont opposées à l’Occident -et aux mulitinationales – c’était uniquement pour préserver l’ordre social existant. Selon Kothari, “quand l’élite s’effraie de l’arrivée des multinationales, les basses castes disent : qu’est-ce qu’il y a de mal à cela ? Cela ne peut que créer des chances supplémentaires pour nous

L’esprit de caste en Inde va aussi avoir des conséquences sur la composition de la classe moyenne, estimée aujourd’hui à près de 200 millions de personnes et cible privilégiée du monde des affaires. Des experts du marché comme S.L. Rao et I. Natarajan, du conseil de recherche économique appliquée de Delhi, prévoient que, puisque la plus grande partie de la population des basses castes est rurale, une tendance pro-rurale pourrait émerger au gouvernement quand il s’agira de déterminer la politique des prix, des taxes et des subventions.

Cependant, il n’est pas inévitable que l’accomplissement des aspirations des basses castes soit contradictoire avec la libéralisation d’une économie de marché. Beaucoup d’Indiens estiment qu’un ordre social sans discrimination créerait un climat plus favorable à long terme aux affaires, alors que la discrimination contient toujours en elle des germes d’agitation sociale. Kothari estime que la pression exercée par les basses castes pourrait amener l’affaiblissement des partis nationaux traditionnels tels que le parti du Congrès. Déjà des coalitions basées sur les basses castes ont pris le pouvoir dans les Etats du Bihar et de l’Uttar Pradesh. Le dernier nommé est l’Etat le plus peuplé de l’Inde. Jusqu’à présent, la plupart des premiers ministres fédéraux de l’Inde venaient de cet Etat.

Le réveil politique des basses castes a été très long. Dans les années 1930, les chefs du parti du Congrès admettaient déjà que des places devraient être réservées, au parlement, dans la fonction publique (sauf l’armée) et dans les universités, aux intouchables, aux membres des minorités ethniques et aux membres des basses castes. Au début, seuls les intouchables et les minorités ethniques furent mentionnés dans le neuvième “répertoire” de la constitution (d’où l’appellation de castes répertoriées). Les partis nationaux montrèrent quelque répugnance à étendre les bénéfices réservés aux intouchables aux basses castes d’artisans (sudras).

La révolution verte des années 1960-1970 provoqua un certain enrichissement des propriétaires terriens appartenant aux basses castes dans le nord du pays, comme les Yadavs des plaines du Gange. Pour satisfaire les autres groupes, l’Etat de l’Uttar Pradesh introduisit un quota de 15% d’emplois et de places à l’université réservés aux autres basses castes en plus des quotas réservés aux intouchables et aux membres des minorités ethniques.

Dans les années 1989-1990, le gouvernement Janata Dal de V.P. Singh fut forcé par ses alliés des basses castes de ramener à la surface un rapport autrefois fourni par B.P. Mandal, un homme politique du Bihar, et qui recommandait que les quotas de réservation d’emplois et de places à l’université en faveur des autres basses castes soient amenés à 27%. Ce fut la cause de la chute de V.P. Singh parce que les fondamentalistes hindous du Bharatiya Janata Party (BJP), dominé par les hindous de haute caste, cessèrent de le soutenir. Le BJP commença alors sa campagne anti-islam qui devait amener la destruction de la mosquée d’Ayodhya par des fanatiques hindous en décembre 1992.

Cette tendance à la polarisation politique dans le nord de l’Inde a porté tort au parti du Congrès bien que son regain de popularité dans les Etats du sud et de l’ouest lui aient permis de revenir au pouvoir au cours de l’année 1991. Le Congrès essaye depuis lors de faire plaisir à tout le monde en prenant une voie médiane, déclarant d’un côté qu’il est favorable aux propositions de la commission Mandal, et faisant de vagues promesses de l’autre à propos de la construction d’un temple de Ram et d’une mosquée à Ayodhya.

Le résultat a été un désastre. Les hautes castes ont déserté le Congrès pour rejoindre le BJP. Les basses castes et les musulmans se tournent vers le premier ministre de l’Uttar Pradesh, Mulayam Singh, et son parti socialiste yadav (Yadav’s Samajwadi Party) allié au Bahujan Samaj Party de Kanshi Ram qui appartient à une ancienne caste d’intouchables. “Je n’imagine pas que les musulmans et les castes répertoriées puissent revenir en grand nombre au parti du Congrèsdit Bhupendra Kumar Joshi, directeur de l’Institut Giri d’études sur le développement. Le Congrès va certainement concocter une sorte de modus vivendi avec la coalition des Yadavs comme il l’a fait pendant deux décennies dans le Tamil Nadu avec les partis dravidiens anti-brahmanes.

De manière révélatrice, même le premier ministre réformiste, P.V. Narasimha Rao, fait de la politique de caste tant dans son Etat d’Andhra Pradesh que dans l’Etat voisin du Karnataka. Les élections régionales sont prévues dans les deux Etats en novembre-décembre et les machines politiques locales du Congrès présentent des politiciens appartenant aux basses castes comme candidats au poste de premier ministre. Dans les deux Etats aussi, le Congrès pousse à une augmentation considérable des quotas d’emplois réservés et de places à l’université pour les basses castes.

Il est difficile de prévoir quel ordre ou désordre social sortira en Inde de cette agitation autour des castes. Beaucoup d’Indiens regrettent que, cinquante ans après l’obtention de l’indépendance et la création d’une démocratie laïque, l’esprit de caste devienne non pas moins mais plus important dans la vie politique. L’ironie, comme le dit Kothari, est que “ce sont ceux qui ont souffert du système des castes qui invoquent aujourd’hui une identité et des revendications de caste

A l’heure qu’il est, le système des réservations d’emplois et de places à l’université semble impossible à arrêter et c’est seulement là une partie des changements majeurs qui se préparent dans les relations entre castes à travers l’Inde. La question-clé est la suivante : la croissance amenée par l’économie de marché sous la direction du ministre des Finances, Manmohan Singh, peut-elle amener une solution au problème des castes alors que d’autres idéologies comme le socialisme de Nehru, le marxisme et le nationalisme y ont échoué ?