Eglises d'Asie – Inde
UTILISER LES PAUVRES COMME RESSOURCES PLUTOT QUE LES RESSOURCES POUR DEVELOPPER LES PAUVRES
Publié le 18/03/2010
Une première phase utile mais non concluante
La première phase de notre programme se déroula entre 1978 et 1985. Nous avons alors envoyé tous les membres de notre équipe chez les pauvres afin qu’ils prennent conscience des questions et des problèmes. Ce que nous avons appris au cours de cette étape nous l’avons traduit en chants et en images et nous l’avons montré aux pauvres. Ceux-ci étaient habitués à attendre un sauveur de l’extérieur qui les tirerait de leur pauvreté. Mais grâce aux membres de notre équipe qui ont passé du temps avec eux pour identifier les problèmes de tous les jours, les discuter et y trouver des solutions, ils ont lentement pris confiance en eux-mêmes et ils ont découvert en eux-mêmes un potentiel de créativité. Cette nouvelle vision et cette nouvelle espérance ont généré l’énergie nécessaire pour mettre cette vision en pratique et résoudre leurs problèmes de toujours. Nos animateurs n’ont pas offert d’aide matérielle, mais par leur présence dans le Harijanwada, par leur volonté de les écouter et de faciliter la discussion pour découvrir de possibles remèdes s’ils pouvaient s’unir pour travailler, ils ont fait sentir aux pauvres qu’ils pouvaient devenir quelque chose alors qu’ils n’étaient rien et leur ont donné la possibilité de résoudre leurs problèmes. Le pouvoir du peuple peut remplacer le pouvoir de l’argent. Les pauvres ont alors réalisé que l’alternative d’une vie meilleure était dans leurs possibilités.
Nous sommes heureux de noter que notre respect et notre foi dans le pouvoir des pauvres n’ont pas été inutiles. Un réel processus d’humanisation s’est mis en marche chez les pauvres. Notre vision, lors de cette première phase, était de faire en sorte que les pauvres soient conscientisés sur les problèmes de leur vie et qu’ils puissent les résoudre. Mais cette mobilisation des pauvres, basée sur les problèmes, n’a pas amené une unité durable parmi eux parce que chaque succès, paradoxalement, faisait disparaître la raison pour laquelle ils s’étaient mis ensemble. De 1985 à 1990, nous avons donc lancé une nouvelle recherche.
Deuxième phase : une société juste
Cette recherche nous a fait prendre conscience que le but ultime de notre travail est de transformer la société pour en faire une société juste et faire advenir le Royaume de Dieu. Ainsi, à partir des problèmes matériels nous avons ressenti le besoin d’élever les pauvres à penser au but immatériel d’une société juste. C’est aussi le sens de la béatitude: “Heureux les pauvres car le Royaume est à eux”. De cette manière, chaque succès matériel devient une étape vers le but immatériel de la société juste. Chaque problème devient eschatologique. Chaque solution est un avant-goût de l’accomplissement à venir.
Je ne peux pas, ici, élaborer trop longuement sur la méthodologie. J’en donnerai seulement un bref résumé. En 1990, nous avons retiré des villages 250 animateurs de terrain et nous avons confié aux pauvres eux-mêmes la responsabilité de construire la société juste. Les membres de notre équipe se sont retrouvés réduits de 300 qu’ils étaient à 50, et nous étions engagés dans 250 groupes. Nous avons aidé chaque groupe à se former en organisation populaire au niveau du village. Chaque groupe de 10 pauvres devait élire un représentant qui serait responsable des neuf autres. Les représentants forment un comité de base au niveau du village. Ils ont la reponsabilité des réunions dans le village pour discuter et résoudre les problèmes qui se posent, pour gérer les programmes d’épargne et d’autres projets gouvernementaux.
La deuxième étape fut de mettre en réseau les dirigeants de base au niveau d’un district de cinq villages, dans une structure que nous appelons “UNIT”. Tous les dirigeants des cinq groupes se réunissent dans un village différent tous les mois pour revoir le programme de chaque village et discuter leurs plans pour les mois à venir. De telles réunions procurent une plateforme pour le partage des actions créatrices et libératrices de chaque groupe. C’est ainsi que se communiquent les bonnes nouvelles d’un groupe à un autre. Une communauté émerge qui dépasse le niveau du village. Les pauvres peuvent découvrir des alternatives à des questions qui dépassent le niveau du village. Toutes les dépenses de nourriture de cette réunion sont prises en charge par le groupe ou le village qui reçoit. Le processus est entièrement entre les mains des gens. Les membres de notre équipe y sont observateurs et conseillers et les gens choisissent leurs propres responsables pour diriger ces réunions.
Nous avons aussi invité les pauvres qui avaient réussi à améliorer leur vie par ce processus à l’étendre aux autres afin que davantage de pauvres soient inclus dans ce processus d’humanisation. Chaque groupe qui s’est développé doit devenir missionnaire en faveur d’autres groupes pauvres. Plutôt que l’APSSS étendant le programme, les pauvres eux-mêmes l’étendent aux villages voisins. Le calcul est comme suit :
Quand les pauvres ne sont pas unis, un pauvre seul = valeur zéro.
Quand les pauvres sont unis dans un groupe de trente = une vie meilleure sur le plan économique, social, politique et culturel.
Donc, si l’on veut encore améliorer la vie, davantage de pauvres doivent s’unir.
Si 30 deviennent 300 = une vie encore meilleure.
Si 300 deviennent 3 000 = une vie encore meilleure.
Mais comment activer ce processus ? Chaque groupe doit adopter un nouveau groupe chaque année. Ainsi, les 250 groupes qui existaient en 1992 sont devenus aujourd’hui 1 040, et nous espérons dépasser les 1 200 en décembre 1994.
Réflexion et conclusion : la nécessité d’une spiritualité
Fondamentalement, l’APSSS a fait confiance à la capacité et au potentiel des pauvres à transcender et transformer leurs vies. En 1978, quand nous avons commencé à développer les pauvres sans utiliser d’argent, beaucoup dans l’Eglise se sont moqués de nous en disant que c’était impossible. En 1990, quand nous avons réduit notre équipe de 300 à 50 afin de faire de la place et permettre ainsi à une organisation populaire d’émerger (nous appelons cela la méthode Jean-Baptiste), beaucoup ont pensé que c’était une décision suicidaire. Mais notre confiance en la capacité des pauvres a fait que le programme s’est étendu de 250 groupes à 1 040. Il est intéressant de noter que depuis 1979 nous employions 300 animateurs de terrain dans les villages et pourtant en 1990 le programme ne fonctionnait que dans 250 villages. Depuis que nous avons fait confiance aux pauvres pour construire une organisation à partir du niveau du village jusqu’au niveau d’un ensemble de villages, ils ont eux-mêmes commencé à étendre le programme.
Nos rencontres avec les pauvres à propos du processus qui se met en marche en eux confirme le numéro 6 des recommandations du Synode de 1844. La plupart des membres de nos groupes sont des femmes rurales dalit et elles étaient asservies par des propriétaires terriens. Aujourd’hui, plus de 5 000 d’entre elles ont choisi de sortir de ce servage. De plus, les femmes dalit étaient appelées en termes insultants et même leurs noms étaient déformés. Par exemple, l’une de nos membres, Lakshmi, nous a raconté qu’à la suite de ses contacts avec l’APSSS elle s’est sentie capable de dire à son employeur d’arrêter de l’appeler Lachi. Nous lui avons demandé pourquoi elle avait senti le besoin de ne plus être appelée Lachi, même si elle n’avait jamais pensé au cours de toute sa vie que c’était une insulte. Sa réponse fut la suivante : quand je suis allée à un programme de formation de l’APSSS à Warangal, j’ai rencontré le directeur et les membres du bureau cenral de l’APSSS. Ils m’ont traitée comme une égale et avec respect. Les dames de l’équipe m’ont appelé “Akka” ou “Amma”. Elles se sont assises avec moi et elles ont mangé avec moi. Après cette expérience, j’ai pensé que je devais être quelqu’un puisque ces gens importants et instruits de la ville me traitaient avec respect. Si des gens importants comme eux me respectent et me traitent avec dignité, pourquoi mon patron devrait-il m’appeler par des noms insultants ? Alors, je lui ai dit d’arrêter de m’appeler ainsi, et d’utiliser mon nom Lakshmi.
L’exemple ci-dessus prouve que quand on traite les gens avec le respect qui leur est dû comme enfants de Dieu, on les aide à se développer comme êtres humains à part entière. On pense souvent que le développement n’est qu’un processus d’utilisation de certaines techniques et de quelques recettes. Nous pensons que le processus de développement doit être activé par l’attitude des animateurs vis-à-vis des pauvres. Par conséquent, nous disons aux membres de notre équipe qu’ils ont besoin d’une spiritualité et que c’est une condition pour travailler avec les pauvres. C’est leur attitude vis-à-vis des pauvres qui déterminera la réponse de ceux-ci plus que leurs techniques et leurs capacités.
Près de 30% de nos membres sont des femmes. Selon l’expérience de tous ceux qui sont engagés dans l’animation des pauvres en Inde, les femmes répondent mieux que les hommes. Eduquer les femmes peut être une contribution plus grande à la transformation de la société. Notre expérience nous montre qu’elles sont, davantage que les hommes, prêtes à payer le prix de la transformation de la société…
QUESTIONS A RAYMOND AMBROSE
[NDLR. A la suite de sa communication, “Eglises d’Asie” a posé quelques questions au P. Raymond Ambrose. Il a bien voulu y répondre.]
Dans votre texte, vous ne donnez pas d’exemple concret des problèmes rencontrés par les pauvres au niveau de base du village, ou au niveau plus élevé d’un district de cinq villages.
Au niveau d’un village individuel, les problèmes que l’on rencontre presque toujours sont d’abord l’absence d’eau potable et d’eau pour l’irrigation des terres. Il y a aussi le problème de la scolarisation des enfants, l’analphabétisme des adultes, les problèmes de santé et l’accès aux hôpitaux etc.
Quand on passe au niveau d’un petit ensemble de cinq villages, les problèmes deviennent un peu différents : la construction ou la réfection des routes, les rapports avec la justice, la police, l’administration de l’Etat en général, les problèmes de castes.
Pouvez-vous nous donner un chiffre approximatif pour le budget annuel de l’APSSS?
Bien sûr. Notre budget annuel pourvoit surtout aux salaires versés aux membres permanents de l’équipe centrale, au nombre de quatre personnes, et aux animateurs de terrain. Cela fait un peu moins de deux millions de roupies par an (400 000 francs environ) ou un peu moins de 2 000 roupies (400 francs) par village.
La logique de votre travail avec les pauvres est très différente de celle du Mouvement chrétien de libération des dalits qui est bien implanté au Tamil Nadu.
Ce mouvement est en effet bien implanté dans le Tamil Nadu, mais il ne l’est pas du tout en Andra Pradesh. Je crois qu’il utilise beaucoup d’argent et que sa gestion en est généralement assez mauvaise. Son but est de donner aux dalits le statut et la place qui leur reviennent dans l’Eglise. Pour cela, ils n’hésitent pas à provoquer des confrontations violentes avec les évêques et les prêtres.
En fin de compte, je crois que les évêques et les prêtres récoltent ce qu’ils ont semé. Le Mouvement chrétien de libération des dalits est la conséquence logique de ce que l’Eglise a toujours fait jusqu’ici, à savoir donner de l’argent à des individus pour qu’ils s’élèvent dans la société sans vraiment se préoccuper de l’ensemble de la communauté à laquelle ils appartenaient. Quand ces individus passent économiquement dans la classe moyenne, il est normal qu’ils revendiquent un nouveau statut. Ce n’est pas du tout le chemin que nous prenons avec l’APSSS où ne nous préoccupons pas outre-mesure des problèmes internes de l’Eglise. Alors que le Mouvement de libération des dalits chrétiens organise des manifestations de pauvres pour qu’ils revendiquent, les manifestations que nous organisons sont toujours des célébrations festives de la vie nouvelle créée dans les villages. Nous ne recherchons jamais la confrontation.
Y a-t-il beaucoup de chrétiens dans les villages où l’APSSS travaille ?
Je ne peux pas donner de chiffre précis parce que nous n’avons pas fait de recensement particulier à ce sujet. Il y a des chrétiens mais il y a aussi beaucoup d’hindous et de musulmans.