Eglises d'Asie – Philippines
L’EGLISE ET L’ETAT FACE A LA REALITE NATIONALE DES PHILIPPINES
Publié le 18/03/2010
I LA QUETE D’IDENTITE CULTURELLE
L’identité et l’intégrité culturelles ont partie liée avec le bonheur de l’homme, puisque nous ne nous humanisons que dans et par une culture. Nous ne sommes pas des personnes dans l’abstrait ou dans le vide. Notre culture est notre manière d’être et de devenir des humains. Nous sommes insérés dans une culture et dans une société qui a ses propres modes de vivre. Notre culture est devenue une part de notre personnalité. Il n’existe pas seulement des individus, une population, mais des Japonais, des Coréens, des Philippins, des Indonésiens, des Chinois, des Thaïlandais, des Allemands, des Français, des Italiens, etc. Ce qui explique que la destruction de la culture d’un pays entraîne la destruction de sa population.
La quête de l’identité et de l’intégrité culturelles, souvent exprimée dans le vocabulaire du « nationalisme », a été aiguisée aux Philippines par deux grandes expériences de colonisation. Sous les influences de l’Espagne, puis des Etats-Unis d’Amérique, le pays a été dans une certaine mesure occidentalisé. De quelque façon qu’on évalue ces régimes coloniaux et les contacts culturels qu’ils ont provoqués, il ne fait pas de doute que les processus de colonisation et d’acculturation ont perturbé l’équilibre traditionnel de la société indigène. Après ces deux expériences coloniales nous sommes dans une période de transition et d’incertitude. Si les Philippins donnent parfois l’impression d’être heureux et fiers de porter, politiquement et culturellement, le costume de leurs anciens maîtres coloniaux, ils ne sont pas vraiment à leur aise en Occident. Ils ont beau goûter les joies de la pensée, de la science et de la technique occidentales, la nostalgie les pousse à revisiter leur patrie spirituelle ancestrale et à redécouvrir leur véritable identité. A la vérité les Philippins ont besoin de se trouver eux-mêmes, de rétablir le fil qui les relie à leur histoire et à leur culture d’autrefois. Il leur faut se voir eux-mêmes comme un
( ) Traduction EDA d’un article paru en anglais dans la revue East Asian Pastoral Review (Quezon City), vol. 28 (1991).
peuple distinct, afin de réévaluer leurs réussites et leurs capacités devant l’avenir. Or c’est seulement par un processus de décolonisation et de synthèse de leurs trois héritages culturels – malais, espagnol et américain – qu’ils trouveront l’équilibre de leur vrai moi culturel.
Des manifestations de ferveur nationale ont récemment révélé le besoin de plus en plus aigu de devenir vraiment Philippin. Au début des années 70, les militants étudiants réclamaient la fin de l’impérialisme américain dans le pays. Au milieu des années 70 la musique des Philippines a rompu avec l’Occident, on s’est mis à chanter et à jouer des chansons indigènes. Le gouvernement commença d’employer des mots indigènes pour amener les gens à coopérer à ses initiatives. Au début des années 80, les restaurants ont pris pour enseignes des mots du terroir et il devint soudain distingué de manger avec ses doigts en public. Les universités et les écoles commencèrent à vouloir remplacer l’anglais par le philippin comme langue d’enseignement. Et, témoignage récent du sentiment national, en septembre 1991, le Sénat a refusé de ratifier le maintien des bases militaires américaines dans le pays, faisant ainsi disparaître le dernier vestige militaire du régime colonial.
A l’approche du vingt-et-unième siècle, si nous voulons déterminer ce qui incombe à l’Eglise et à l’Etat dans la tâche de restaurer l’identité culturelle des Philippines, il importe d’interroger d’abord l’histoire. Selon un proverbe philippin, nous ne pouvons arriver au but sans repérer d’où nous venons. Voyons quel rôle ont joué l’Eglise catholique en tant qu’institution pendant le régime espagnol et l’Etat, représenté par le gouvernement colonial, sous le pouvoir américain. Nous essaierons d’en déduire ce que les deux institutions devraient faire pour redonner aux Philippins leur culture.
II L’EGLISE, LE GOUVERNEMENT COLONIAL ESPAGNOL
ET L’EVEIL DU NATIONALISME
Les trois mots : « Dieu, l’or, la gloire » (God, gold, glory) par lesquels on a résumé les buts des Espagnols aux Philippines simplifient les choses mais en donnent tout de même une approche valable si on les entend proprement. Les conquistadors cherchaient la richesse, pas seulement sous la forme de métaux précieux, également dans l’exploitation du travail des indigènes. Beaucoup de conquérants désiraient le renom et la richesse. Héritiers de la civilisation médiévale mais aussi de la Renaissance, ils rêvaient d’une immortalité en ce monde par le récit de leurs prouesses à la postérité. En outre, au seizième siècle, les Espagnols de toutes classes étaient animés par une confiance sans limite dans la puissance et le prestige de leur pays. Il leur semblait que l’Espagne et la race espagnole, nouveau peuple élu de Dieu, étaient destinées à réaliser les plans de la Providence. La mission de l’Espagne était de forger l’unité spirituelle de l’humanité, dans le vieux monde en écrasant les protestants, en défendant la chrétienté contre les attaques des Turcs, en portant l’Evangile aux infidèles d’Amérique et d’Asie.
Il n’est pas douteux que, dans son expansion, l’Espagne a gardé les yeux fixés sur son profit économique et sur son prestige. Mais on ne peut pas non plus nier le désir sincère des prêtres et des conquistadors de partager avec les peuples païens les bénéfices naturels et surnaturels du christianisme. Leur soif d’or et de gloire ne leur faisait pas tout à fait oublier les buts de Dieu. Or, précisément, parce que l’aspect spirituel allait de pair avec les objectifs temporels, une certaine ambiguïté s’introduit dès qu’on parle aujourd’hui de la christianisation des habitants des Philippines. Les hommes qui lui ont enseigné à suivre l’humble Jésus n’étaient que trop imbus de leur supériorité culturelle, raciale, politique et spirituelle.
Un des traits frappants de l’impérialisme espagnol a été l’union de l’Eglise et de l’Etat dans le « patronage royal » (patronato real). L’une et l’autre restaient autonomes, mais dans une interdépendance inextricable. Les souverains espagnols recevaient un pouvoir absolu sur l’administration des revenus de l’Eglise, une voix déterminante dans le choix par le Saint-Siège du personnel ecclésiastique. En échange de ces concessions, la Couronne se chargeait de superviser la conversion des « Indiens » au christianisme. Dans les îles, l’Eglise coloniale jouissait du puissant soutien des autorités civiles.
Dans ce contexte, bien des abus se sont introduits. L’oppression vint des deux côtés, du pouvoir civil et du pouvoir ecclésiastique. En principe, les religieux étaient les défenseurs des indigènes, (defensores de los indiosEn fait, ils ont été la cause de beaucoup d’oppressions et de souffrances, car ils exerçaient des pouvoirs très variés, politiques et économiques : contrôle du système d’enseignement, contrôle des travaux publics dans les communes, supervision de la collecte des taxes et du recensement, certification de l’exactitude des impositions ; gestion de la conscription des indigènes dans l’armée et la police, monopole de la censure des livres et des pièces de théâtre… Ils contrôlaient aussi les élections, intervenaient comme conseillers auprès du conseil municipal. On comprend que dans une paroisse, le religieux passait pour l’équivalent d’un général et de toute une armée. Cette situation nous fait également comprendre pourquoi les héros de ces débuts de l’Eglise sont devenus le symbole même de ce qu’il y a eu de pire et d’oppressif dans le régime colonial espagnol et pourquoi, au dix-neuvième siècle, les pamphlétaires et les réformistes philippins demandaient leur expulsion.
On pourrait peut-être caractériser le nationalisme philippin comme un produit du pouvoir espagnol, mais il est sans doute plus encore une réaction contre ce pouvoir. La réaction a commencé avec les révoltes contre l’exploitation économique. Les insurrections populaires ont été la plupart du temps des réponses à l’oppression coloniale, plus que des mouvements positifs vers des buts nationaux. Les levées de taxes avec leurs méthodes cruelles de collecte, le travail forcé, l’expropriation des terres, l’inégalité raciale et beaucoup d’autres injustices ont conduit les Philippins à combattre pour leurs droits. Leur colère n’a pas épargné les ordres religieux catholiques qui tiraient avantage de leur autorité pour opprimer les indigènes.
D’un autre côté, il y a eu aussi des Espagnols qui se sont dressés pour défendre le peuple opprimé. Dès 1574, par exemple, les Augustins ont protesté contre les abus de la colonisation espagnole, la conquête par la violence de villes et de villages des populations autochtones, la réduction en esclavage des indigènes capturés dans les combats et la levée de taxes exorbitantes. Le frère Domingo de Salazar, dominicain, premier évêque des Philippines, a aussi bataillé pour défendre les indigènes.
Finalement éclata à la fin du dix-neuvième siècle une révolte de grande ampleur. Elle ne visait pas seulement à supprimer les abus perpétrés par les Espagnols. Elle voulut supprimer leur source, le pouvoir colonial lui-même. Ce mouvement attisé par les idées de liberté et de justice, excité par le pouvoir oppressif de la minorité espagnole, atteignit son paroxysme en 1896. Ce ne fut plus seulement une révolte, mais une révolution, car à ce moment-là un sentiment national et la conscience de la solidarité entre les habitants des îles s’étaient réveillés. Le tragique, c’est que dans ce drame le rôle du méchant fut joué par les religieux, qui avaient été les principaux artisans de la diffusion de la culture hispanique et de la foi catholique, base culturelle commune de la montée du nationalisme philippin.
Au début du vingtième siècle, une atmosphère générale de nationalisme a envahi tous les secteurs de la vie des Philippines. Il était prévisible que de nouveaux mouvements religieux naîtraient, sous des traits typiquement nationaux. L’Eglise catholique des Philippines eut à faire face à cette nouvelle situation quand prit forme un mouvement pour une Eglise nationale philippine. Il réclamait en particulier un clergé philippin, si longtemps regardé de travers par les Espagnols. Puis, à l’instigation d’Apolinario Mabini, un des cerveaux du gouvernement révolutionnaire, fut envisagée une véritable Eglise nationale philippine unie à Rome. Mais l’Eglise ne sut pas reconnaître les signes des temps. Elle ne réalisa pas que l’Eglise nouvellement établie aux Philippines ne voulait plus rester une enfant. Tout comme la nation elle voulait être reconnue et traitée comme une adulte. Etre une Eglise ne lui suffisait pas, elle voulait être une Eglise philippine et non plus espagnole. Or au lieu de voir combien cet élan vers un clergé philippin était riche de possibilités pour la croissance de l’Eglise locale, les autorités ecclésiastiques espagnoles n’ont vu là qu’une menace contre elles. De fait leur position était menacée, car l’indépendance du pays et la philippinisation de l’Eglise n’étaient pas deux causes différentes, c’était deux expressions inséparables d’une même puissante réalité, le nationalisme, qui ne faisait alors que commencer. Le désir d’identité et d’intégrité culturelles trouvait une expression concrète.
L’attachement obstiné des hommes d’Eglise espagnols à leur autorité n’a fait que pousser les Philippins à choisir finalement le schisme sous la conduite du Père Gregorio Aglipay, vicaire général aux armées du gouvernement révolutionnaire. Les ecclésiastiques espagnols ne parvinrent pas à comprendre et à respecter le désir des Philippins d’être eux-mêmes, d’avoir leur culture propre. Mais comment auraient-ils pu y parvenir, enfermés dans le sentiment de supériorité de l’Eglise catholique d’Espagne ? Ecoutez Frère Gaspar de San Agustin décrivant dans une lettre de 1720 la pauvreté intellectuelle, le retard culturel et la dépravation morale des indigènes et concluant : « La nature de ces misérables est telle, qu’ils mènent une vie purement animale, poursuivent seulement leur préservation et leur plaisir, sans les correctifs de la raison, du respect de soi ou du souci de leur réputation ». La conclusion ne saurait surprendre puisque Frère Gaspar juge tous ces « misérables » ingrats, paresseux, stupides, grossiers, curieux et impertinents, insolents à l’égard des Espagnols (« Ils ne savent pas se tenir à leur place »), orgueilleux et arrogants, tyraniques, fêtards, vains, lubriques, revanchards, ignares, peureux et goinfres. Cette lettre exhalant un tel mépris pour les indigènes a beaucoup circulé en manuscrit. Les gens ont été d’autant plus enclins à prendre ses jugements au sérieux qu’ils rejoignaient ceux de la caste espagnole au pouvoir.
L’Eglise catholique a montré le même ethnocentrisme sous le régime américain. A la conférence épiscopale de 1900, les évêques (qui sont alors tous étrangers) laissent paraître leur sentiment de supériorité en parlant en termes insultants des prêtres philippins. L’archevêque de Manille insiste sur la nécessité d’un clergé européen parce que le clergé philippin est incapable de remplir fidèlement le saint ministère : d’esprit léger et superficiel, incapable de contrôler son penchant aux vices de la chair, dépourvu de talents et incapable de recevoir la formation nécessaire… Subordonnant sa dignité sacerdotale à la bonne marche des affaires de sa famille ou à la prospérité de sa maison, le prêtre philippin tombe dans une avarice sordide ou bien suscite des factions et des jalousies dans la population. Sa petitesse d’âme, qui le réduit à presque rien dans l’estime d’un Européen, n’attire que moquerie chez ses adversaires, les protestants américains. L’évêque de Cebu est quant à lui persuadé que le clergé philippin va disparaître de lui-même, parce que les prêtres philippins n’aspirent pas à l’abnégation ni au travail et que la baisse des offrandes pieuses à l’Eglise va en décourager beaucoup d’embrasser l’état clérical.
Il est donc manifeste que, d’une façon générale, à l’époque de la sujétion des Philippines à l’Espagne, l’Eglise catholique et le gouvernement espagnol n’ont pas agi en faveur de l’identité et de l’intégrité culturelles des Philippins, mais ont cherché au contraire à en saper les bases. Il faut certes reconnaître honnêtement que les missionnaires de la première génération n’ont pas été aveugles à la beauté et au génie de la culture locale. Leurs rapports témoignent de leur respect et de leur admiration pour elle. Malheureusement la politique espagnole a vite changé pour tomber dans le mépris de ce qui était indigène.
III LE GOUVERNEMENT COLONIAL AMERICAIN
ET L’EXTINCTION DU NATIONALISME
L’année 1898 amena les Américains sur les plages des Philippines. Leur venue puis leur présence en tant que colonisateurs ont eu un impact profond dans le domaine culturel. En harmonie avec la politique d’assimilation bienveillante du président des Etats-Unis McKinley , commença un régime de partenariat démocratique, sous lequel les Philippins jouaient le rôle de partenaires juniors. Ce ne fut pas une situation satisfaisante pour les nationalistes philippins. Sur le plan politique le nationalisme a été découragé, les autorités américaines interdisant la création de partis indépendantistes. Mais surtout les Etats-Unis ont désarmé et démobilisé les nationalistes par leur politique d’enseignement.
Si le meilleur moyen de conquête d’une population est de former son esprit, l’enseignement est une arme possible dans les guerres de conquête coloniale. C’est précisément la raison qui a inspiré les Américains quand ils ont dès le début ouvert des écoles publiques aux Philippines, considérant l’enseignement comme une des meilleures façons de pacifier l’archipel. Dès 1901, alors même que les Philippins résistent encore au pouvoir américain établi sur le pays, les mesures recommandées au gouverneur militaire par un officier comprennent la création immédiate d’un « système scolaire moderne pour l’enseignement de l’anglais élémentaire » avec fréquentation obligatoire des cours, l’emploi de l’anglais comme langue d’enseignement dans toutes les écoles, l’ouverture d’écoles normales pour des professeurs d’anglais philippins, l’interdiction des cours de religion dans les écoles financées par le gouvernement et la création d’écoles techniques.
Les Américains ont été très conscients de l’importance de l’enseignement pour capter les esprits d’une population. Les conquêtes militaires ne signifient pas toujours la victoire. Tant que des sentiments de résistance demeurent chez les vaincus, aucun conquérant n’est en sécurité. Depuis leur installation aux Philippines jusqu’en 1935 au moins, les Américains ont utilisé le système d’enseignement pour inculquer dans l’esprit des Philippins la grandeur de tout ce qui est américain. Avant tout motif altruiste, la création des écoles publiques a visé au début à servir la pacification. Les autorités militaires américaines avaient une tâche à remplir et devaient employer tous les moyens de pacifier une population qui venait de voir ses espoirs d’indépendance frustrés par l’arrivée d’un autre conquérant. En réclamant l’allocation d’un important budget au programme scolaire, le général Arthur McArthur, commandant des forces militaires américaines aux Philippines, a dit : « Ce budget est demandé avant tout et uniquement comme un complément des opérations militaires visant à pacifier la population et à ramener le calme dans l’archipelLe général Otis était du même avis. Il détacha des soldats comme enseignants et des officiers comme proviseurs et se réserva le soin de choisir les manuels scolaires. Les militaires chargés des cours pensaient qu’en enseignant l’anglais aux Philippins et en leur inculquant l’estime des institutions américaines, celles-ci seraient beaucoup plus facilement « assimilées ». D’abord instrument de pacification, l’enseignement colonial devint ainsi un moyen d’assimilation ou d’américanisation. Pas plus que l’Eglise et l’Etat sous le régime espagnol, le gouvernement américain n’était enclin à promouvoir l’identité culturelle des Philippins.
Le 21 janvier 1901, la commission des Philippines aux Etats-Unis promulgue l’acte n° 74 qui établit un système d’enseignement public, l’instruction primaire publique gratuite, une école normale à Manille où des Philippins seraient formés pour prendre la relève des enseignants américains, militaires et civils. Le sentiment national venait de triompher en chassant un pouvoir étranger. L’introduction du système d’enseignement américain a été un moyen subtil de réduire ce sentiment national et d’attirer la population vers ses nouveaux maîtres. Le programme scolaire a été calqué sur celui des Etats-Unis. Adapté d’abord aux notions de base de la démocratie américaine, il a développé l’américanisme plutôt que le philippinisme. Aujourd’hui encore ce modèle pédagogique reste inchangé. Les Etats-Unis ont rendu aux Philippines leur autonomie politique en 1946, mais de nombreuses années après le système d’enseignement philippin garde son inspiration américaine et maintient la mentalité coloniale.
Le coup de maître du programme scolaire américain a été le choix de l’anglais comme langue d’enseignement. Ce choix a eu d’immenses conséquences pour la culture des Philippins. Du point de vue officiel, l’anglais permettait un étroit contrôle, car toutes les opérations administratives se faisaient dans cette langue. Et l’acquisition d’une compétence relative en anglais était le signal d’un début d’américanisation culturelle. L’anglais à l’école nécessitait des manuels américains, dans lesquels les Philippins apprenaient plus qu’une nouvelle langue, une culture nouvelle et la façon de voir le monde des Américains.
En un certain sens l’enseignement américain a servi à dés-instruire les Philippins, il a commencé à dé-philippiniser les jeunes qui ont appris à admirer les héros américains, à regarder la culture américaine comme supérieure à la leur et la société américaine comme le modèle par excellence de la société philippine. Les Philippins perdirent de vue leurs buts nationaux. Ils apprirent à devenir de bons colonisés, des copies conformes de leurs conquérants. Leurs comportements économiques étaient américanisés, les institutions politiques américaines, transplantées aux Philippines, et les mythes coloniaux, perpétués.
Ni l’Eglise ni l’Etat n’ont lutté pour l’identité et l’intégrité culturelles des Philippins, que ce soit pendant la colonisation espagnole ou sous le pouvoir des Etats-Unis. Aveuglés par leur complexe de supériorité culturelle, Espagnols et Américains présupposaient que leur conception du monde, leur mode de vie et leurs projets d’avenir devaient être propagés, au besoin par la contrainte. Leur expérience de la colonisation a fini par persuader les Philippins qu’ils étaient culturellement inférieurs. Comme s’ils n’aimaient pas ce qu’ils trouvaient enfouis au plus profond d’eux-mêmes. Je résumerai cette brève évocation historique en citant la plainte de Dr Jose Rizal, héros national, à la vue des effets de la colonisation espagnole, qui vaut certainement pour la colonisation américaine: « Une ère nouvelle commença alors pour les Philippins. Petit à petit, ils perdirent leurs vieilles traditions, la mémoire de leur passé. Ils abandonnèrent leur écriture, leurs chants, leurs poèmes, leurs lois, afin d’apprendre comme des perroquets d’autres doctrines qu’ils ne comprenaient pas, une autre morale, une autre esthétique, différentes de celles qu’avaient inspirées leur climat et leur manière de penser. Alors ils déclinèrent, dégringolèrent à leurs propres yeux, honteux de ce qu’ils avaient en propre, se mettant à admirer et louer tout ce qui était étranger et incompréhensible. Leur esprit, vaincu, se rendit
IV L’EGLISE ET L’ETAT FACE AU DEFI DU NATIONALISME
AU VINGT-ET-UNIEME SIECLE
J’ai souligné en commençant que l’identité et l’intégrité culturelles sont une dimension essentielle du bonheur humain. Il est évident que dans le proche avenir le défi lancé par le « nationalisme » aux Philippins est de retrouver le génie et la sagesse de leur culture indigène, dans le contexte des deux influences culturelles majeures qu’ils ont reçues. A la poursuite de cette fin l’Eglise catholique et le gouvernement actuel peuvent apporter une contribution immense.
La redécouverte et la restauration à opérer nécessitent deux choses : relativiser les cultures des colonisateurs, génératrices d’une mentalité de colonisés, et délivrer la culture indigène de ses stigmates. Relativiser les cultures des colonisateurs, c’est cesser de les regarder comme supérieures à la conception philippine de la vie. Les cultures, différentes entre elles, sont toutes égales en dignité. Aucune n’est supérieure à une autre. Il faut en finir avec la mentalité coloniale selon laquelle tout ce qui est indigène est à mettre en-dessous de ce qui vient d’Occident. Il faut un changement d’attitude.
Mais le plus difficile est, je crois, de cesser d’avoir honte de notre culture. Il n’est pas facile de regagner l’estime de soi, surtout pour les Philippins qui ont subi une dégradation de leur culture depuis le 16e siècle jusqu’à la moitié du 20e. Comment revient-on d’une telle expérience ? Redécouvrir le génie et la sagesse de la culture philippine est impossible si elle continue de passer pour inférieure. Il faut la comprendre comme une réalité fondamentalement positive et vivifiante, qui mérite le respect et l’estime.
Notre culture doit être estimée en elle-même, pas par opposition à d’autres cultures. Le nationalisme bien compris combat pour une réalité nationale qui a quelque chose à apporter au bonheur du monde et qui en est fier. Il ne se nourrit pas de diatribes contre les cultures étrangères. Même les cultures des colonisateurs – il est bon de le rappeler -sont aussi de vraies cultures, riches de valeurs positives. Sans oublier un instant les dégâts culturels lamentables causés par la colonisation, il vaut la peine d’affirmer une confiance fondamentale en toute culture. Il n’est pas besoin, comme le « nationalisme » peut être tenté de le faire, de mépriser les façons de vivre espagnoles et américaines. Chaque culture a sa propre part de forces et de faiblesses. Chaque façon de vivre – en dépit de ses aspects déshumanisants – peut enrichir les autres et être enrichie par eux. L’effort vers son identité et son intégrité culturelles ne doit pas devenir prétexte à l’ethnocentrisme et à l’isolationisme. Si aucun être humain n’est une île, une culture particulière ne l’est pas davantage. L’humanité n’est ni pleinement exprimée ni épuisée par un de ses modes de réalisation. Et quand elle s’isole, une culture comme mode de vie se prive des avantages féconds qu’elle peut gagner dans ses contacts avec d’autres cultures.
Pour l’Eglise catholique, cela signifie prendre la culture indigène plus au sérieux qu’avant. Dans sa manière de pensée, sa façon de prier et ses modèles de vie, elle devrait s’écarter de ce qui est gréco-romain (c’est-à-dire d’Europe occidentale) et aller à ce qui est philippin. Sa théologie devrait être vraiment indigène, sa liturgie et ses structures, aussi. Ce que l’historien philippin, Fr.Horacio de la Costa, s.j., a dit au sujet du christiansime peut être le programme de l’Eglise pour le 21e siècle : « Que le christianisme soit non seulement exprimé, mais pensé et vécu dans les termes de la tradition culturelle du peuple auquel il est prêché. Ainsi seulement peut-il être son christianisme
Pour ce qui concerne l’Etat, maintenant qu’il est aux mains des Philippins, le défi du nationalisme est de promouvoir le génie et la sagesse de la culture philippine, en particulier dans l’enseignement. L’anglais a été l’instrument le plus important des Américains pour pacifier les Philippines, mais aussi pour les américaniser. On ne parviendra à relativiser cette influence culturelle et à retrouver la noblesse de la civilisation indigène que par un large emploi de la langue vernaculaire dans l’enseignement à tous les niveaux, même dans les domaines où les critiques affirment qu’elle est un handicap. On ne saurait sous-estimer l’importance de la langue vernaculaire dans la restauration du génie de la culture philippine, car « la langue n’est pas seulement un objet entre nos mains, c’est le réservoir de la tradition et le milieu dans lequel et à travers lequel nous existons et percevons le monde » (Hans-Georg Gadamer).