Eglises d'Asie

LETTRE DU VENERABLE THICH QUANG DO AU SECRETAIRE GENERAL DU PARTI COMMUNISTE VIETNAMIEN

Publié le 18/03/2010




Saigon, le 19 août 1994

Monsieur le secrétaire général,

Je soussigné Thich Quang Dô, religieux bouddhiste, désire vous exposer les faits suivants. Le 19 août 1945, (soit le 12e jour du septième mois de l’année lunaire At Dâu), il y a aujourd’hui exactement 49 ans, mon maître en religion, le vénérable Thich Duc Hai, desservant de la pagode Linh Quang, dans le commune de Thanh Sam, district de Ung Hoa, province de Ha Dông, était assassiné par les communistes dans un pré attenant à la maison commune du village Bat, à deux kilomètres de sa pagode sous le prétexte qu’il avait trahi sa patrie. Celui que j’appelais “Su Ba” en religion (à savoir l’aîné de mon maître), le vénérable Thich Dai Hai, desservant de la pagode Phap Van, dans la province de Bac Ninh, a été arrêté par les communistes en 1946 et est mort des suites de cette arrestation. Il était accusé d’être membre du parti nationaliste vietnamien. Mon ancêtre en religion (en quelque sorte mon grand-père), le vénérable Thich Thanh Quyêt, était desservant de la pagode Tra Lu Trung, district de Xuân Truong, province de Nam Dinh, lorsque les communistes pénétrèrent chez lui et lui déclarèrent qu’il se servait de l’opium de la religion pour endormir le peuple, qu’il serait classé dans une catégorie infamante et conduit au jugement populaire. Terrifié, mon ancêtre en religion s’est pendu pour éviter l’humiliation d’un procès populaire.

Ce fut ensuite mon tour. J’ai été incarcéré à la prison de Phan Dang Luu, Ba Chiêu, Gia Dinh, du 6 avril 1977 jusqu’au 12 décembre 1978. Ensuite, à partir du 25.2.1982, j’ai été exilé dans la commune de Vu Doai, district de Vu Thu, province de Thai Binh, pour activités “à la fois religieuses et politiquesDès le 10 février 1982, ma mère, avait été exilée en ce même lieu pour une faute que je ne connais pas. Elle est morte tragiquement au mois de janvier 1985, de malnutrition et de froid. Je me suis donc retrouvé seul. J’ai alors jugé que moi qui étais innocent, je ne pouvais continuer de rester ainsi pour une durée illimitée dans cet exil qui m’avait été infligé injustement. Le 22 mars 1992 (après 10 ans et 27 jours d’exil), après en avoir informé la Sécurité de Hanoi, je me suis mis en route pour Saigon où je suis arrivé le 25 mars 1992. Le 20 avril, je recevais déjà un ordre des services de Sécurité de la ville me signifiant mon expulsion vers le nord. Je n’ai pas obtempéré, non pas par amour pour le Sud et par crainte du nord – je peux mener ma vie religieuse n’importe où et je ne crains pas l’austérité – mais parce que la loi doit être appliquée correctement. Je suis innocent, en possession de la plénitude de mes droits civiques. Personne n’a le droit de m’expulser au gré de ses humeurs comme cela a été fait en 1982. Si je suis coupable que l’on se conforme à la loi à mon égard, que l’on me traduise devant un tribunal pour me juger; je me soumettrai à la décision du tribunal. Je suis un citoyen conscient et je n’aspire qu’à vivre dans la légalité, selon les dispositions de la loi. Mon seul désir est d’être traité ainsi. Ce serait déjà pour moi une grande chance.

Monsieur le secrétaire général, si j’ai mentionné la mort dramatique de ceux qui me sont les plus proches en cette vie ainsi que l’emprisonnement qui m’a été infligé pendant des années, c’est uniquement en vue de justifier mon droit à parler en qualité de représentant des victimes du communisme, comme je le fais dans le fascicule intitulé “Remarques”, que je joins au présent courrier. J’y fais l’apologie de mon maître et j’y dénonce les grandes erreurs du Parti communiste vietnamien à l’égard de notre peuple en général et du bouddhisme en particulier. J’assume l’entière responsabilité de tout ce que je dis et suis prêt à en supporter toutes les conséquences y compris une mort dramatique comme celle de mon ancêtre, de mon Su Ba”, de mon maître en religion, de ma mère, comme Quan Ky Tu qui est mort des mains de Trinh Vuong.

Dussé-je en mourir, personne ne m’empêchera d’exprimer ce qui est ma profonde conviction, à savoir que le communisme ne subsistera plus longtemps encore. Cette conviction chez moi n’est pas née aujourd’hui. Elle est apparue en moi, à l’âge de 18 ans, précisément le 19 août 1945, à dix heures du matin, lorsque j’ai vu mon maître les mains liées derrière le dos avec du fil de fer, deux écriteaux suspendus au cou, l’un devant sa poitrine, l’autre derrière son dos, portant tous les deux l’inscription: “Traître à la patrieIl se tenait au milieu de la cour de la maison commune. De chaque côté de lui, s’étaient rassemblés des hommes armés de bâtons, de couteaux, de faucilles et de râteaux. Devant lui, sur le perron de la maison commune se tenait un groupe de personnes, les prétendus “juges” au tribunal populaire. Ils ont ordonné à mon maître de s’agenouiller sur le sol et de courber la tête tandis que le tribunal le déclarerait coupable. Mais mon maître a refusé. Alors un des juges est descendu du perron et s’est avancé vers lui jusqu’à le toucher: “Tu es un traître à la patrie et tu t’obstines dans ton attitudeIl lui a donné plusieurs coups de poings sur la mâchoire. Un filet de sang s’est échappé alors de sa bouche, a coulé le long du menton et est allé tacher de rouge l’écriteau qui pendait devant sa poitrine. Aussitôt, la condamnation à mort a été prononcée et on l’a conduit jusqu’au pré qui se trouvait devant la maison commune. Le sang continuait de s’écouler de son menton, rougissant le pan de sa tunique et s’égouttant sur le sol de la cour. Lorsque l’on est parvenu au pré, mon maître a été forcé de s’étendre par terre, couché de biais. Un homme lui a tiré trois coups de fusil dans la tempe; du sang rouge clair en a jailli horizontalement. Mon maître est mort aussitôt. Le sang, l’image de mon maître en train de mourir les deux mains enchaînées, ces deux écriteaux ensanglantés avec leur inscription: “Traître à la patrie”, le pan de la tunique taché de sang, les deux pieds ensanglantés, ce sang répandu partout sur l’herbe verte du pré, autant d’images qui ont maintenant 49 ans mais qui sont restées imprimées dans ma mémoire, aussi distinctes que ce jour-là, des images de cauchemar.

Dans ma douleur, dans les larmes qui coulaient de mes yeux alors qu’assis sur l’herbe du pré, je contemplais le corps de mon maître, j’ai su que le communisme ne pourrait durer encore longtemps. La raison en est qu’il préconise la haine, la lutte de classes, la lutte contre les autres, le meurtre du prochain. Tout cela, c’est le mal et le mal ne dure pas; l’histoire ne cesse de démontrer cette vérité. L’amour du bien et la haine du mal sont profondément inscrits dans la psychisme de la majorité des hommes. Ce que les hommes détestent ne peut subsister longtemps. Les 74 ans d’existence du régime soviétique ne constituent pas une période de temps bien longue en comparaison, par exemple, des 215 ans de règne de la dynastie des Ly au Vietnam, qui, selon le professeur Hoang Xuân Han, à joui de la plus grande longévité dans l’histoire du Vietnam

Depuis 1975, une autre remarque s’est imposée à moi. Si l’on en croit la loi de la sélection naturelle, tout ce qui constitue une réponse à un besoin naturel survit et même si on l’a déjà enterré, il faudra le déterrer. Par contre ce qui ne correspond à aucun besoin de l’homme en vient toujours à se détruire soi-même. Après avoir réellement vécu en régime communiste, je peux affirmer que ce régime ne répond pas aux besoins de l’homme. Moralement, il l’opprime et le paralyse. Matériellement, il l’appauvrit et l’affame. Cela est si vrai qu’aujourd’hui, il a été obligé de se mettre à l’école du capitalisme, dans le

sillage de l’économie de marché. Le communisme n’a désormais plus de contenu; ce n’est qu’un mot vide. Si le communisme de l’Europe de l’Est et de l’ancienne Union soviétique s’est sabordé, c’est parce qu’il ne répondait désormais à aucun besoin. Personne d’autre que lui même ne lui a fait la guerre, surtout pas le bouddhisme qui au contraire n’a jamais cessé d’être en butte à ses attaques, à ses persécutions et à sa volonté de le détruire.

Selon cette même loi de la sélection naturelle, à un certain point de vue, le bouddhisme répond à un besoin humain. C’est bien pourquoi, il est si difficile de le faire disparaître. La preuve en est ce qui est arrivé aux pagodes du Nord Vietnam autrefois détruites par les communistes, non pas celles qui avaient été entièrement rasées pour y faire des rizières mais celles dont les anciennes fondations subsistaient encore. Les gens ont reconstruit des maisons recouvertes de chaume, quelquefois même, dans les communes plus aisées, ils ont édifié des bâtiments de briques pour qu’il y ait un endroit convenable réservé le culte de Bouddha. Les livres de prières en langue vietnamienne avaient été autrefois brûlés par les communistes qui ne voyaient là que “littérature décadente”. Aujourd’hui les fidèles du Nord vont au Sud pour acheter ces livres, puis, il les recopient à la main et se les transmettent les uns aux autres pour prier. C’est bien la preuve que la population a encore besoin du bouddhisme, alors que ce n’est pas le cas pour d’autres cultes: si je me souviens bien, on avait obligé toutes les familles à suspendre dans leurs maison les portraits des grandioses dirigeants communistes comme Karl Marx, Lénine, Staline, Malenkov, Mao Tse Dông, Kim Il Sung… mais lorsque j’ai été exilé au Nord en 1982, je n’ai retrouvé ces portraits chez personne, y compris chez les membres du Parti. Kim Il Sung vient de mourir et le Parti communiste vietnamien lui a consacré un jour de deuil national le 17 juillet dernier (…) Des centaines de milliers de Vietnamiens sont morts des effets de la lutte des classes, lors de la réforme agraire de 1956 au Nord. Peu après, le Parti communiste a corrigé sa politique (il a reconnu avoir tué par erreur), mais pourquoi n’a-t-il pas institué un jour de deuil national pour eux ? Qui a porté le deuil de ces innombrables Vietnamiens qui ont péri noyés en mer après le 30 avril 1975 ? Si l’ensemble du peuple vietnamien est appelé à observer un jour de deuil, que ce soit pour ces victimes-là et non pas pour M. Kim Il Sung de Corée du Nord.

Recevez, monsieur le secrétaire général, toutes mes salutations.