Eglises d'Asie

APRES VINGT ANNEES D’ATTENTE Une interview de Mgr Paul Nguyên Van Binh

Publié le 18/03/2010




Demain, le 30 avril 1995, il y aura vingt ans que Saigon, aujourd’hui Hô Chi Minh-Ville, a été libérée. Durant cette période, vous avez présidé aux destinées de l’Eglise catholique dans cette ville. A cette occasion, pourriez-vous exprimer les sentiments et les idées que vous inspirent ces vingt années de vie et d’activités religieuses sous le régime socialiste?

Mon sentiment le plus profond lorsque je considère ces vingt années passées, c’est l’impression d’avoir vécu la période la plus longue de mon existence. En réalité, il ne s’agit que des vingt presque dernières années de ma vie: je suis né en 1910 et je vais avoir 85 ans. Ce ne sont aussi que les vingt dernières années de mon épiscopat: j’ai été nommé archevêque de Saigon en 1960, ce qui signifie que j’ai rempli cette charge pendant 15 ans sous le régime précédent et pendant vingt ans sous le régime actuel. Actuellement je n’ai guère plus que le titre d’archevêque; je n’en ai plus les pouvoirs.

On a l’habitude de comparer la vie d’un homme à l’ascension d’une montagne: les cinquante premières années constituent l’étape de la montée; les années suivantes représentent la descente sur l’autre versant. Pendant l’ascension, la plupart des gens ont l’impression que le temps va lentement; au contraire lors de la descente, le temps semble aller trop vite … Pour ce qui me concerne, ces vingt dernières années ont correspondu à la descente sur le second versant de la montagne. Cependant, il m’a semblé que le temps était extrêmement long … Peut-être parce que la psychologie humaine veut que le temps dure plus longtemps lorsque l’on attend …

Pouvez-vous nous préciser le contenu de cette attente?

En tant que Vietnamien, je continue d’attendre que mon pays soit riche et prospère. Comme membre de l’Eglise catholique j’attends que la religion se développe, que les activités religieuses soient libres et normalisées. Mais il y a beaucoup de choses qu’il faut attendre longtemps sans les voir arriver; ou alors elles se produisent peu à peu, pas à pas et lentement.

Nous savons que vous êtes un patriote et que vous restez solidaire de votre peuple.

Comme tous les Vietnamiens, j’aime mon pays. Quand j’étais jeune et que j’assistais à une partie de football entre l’équipe vietnamienne et une équipe étrangère, je voyais les Vietnamiens autour de moi, y compris ceux qui avaient une nationalité étrangère comme moi, encourager l’équipe vietnamienne et applaudir chaleureusement lorsque celle-ci envoyait le ballon dans le filet adverse. En 1945-46 lorsque j’ai vu un certain nombre de prêtres s’engager dans la résistance anti-française, je les ai admirés. Lorsqu’en 1975, les prêtres résistants sont revenus de Hanoi dans le sud, je leur ai accordé tout mon respect.

Le plus curieux, c’est que j’avais entendu dire et j’avais lu qu’en Union soviétique, en Europe de l’Est ainsi qu’en Chine et au Nord-Vietnam, les catholiques étaient en situation difficile: j’avais grand peur des communistes.

Ainsi lorsque au mois d’avril 1975, le Sud-Vietnam et Saigon ont été libérés, comme Vietnamien, je m’en suis réjoui; mais comme responsable de l’Eglise catholique, j’étais très préoccupé ne sachant pas ce qui allait se passer dans le domaine religieux. Cependant, j’ai quand même appelé les prêtres, les religieux et les fidèles à rester sur place pour contribuer avec tout le monde à l’édification du pays. Mon idée était qu’entre Vietnamiens, on peut toujours s’arranger pour vivre ensemble et en fait cela a été vrai.

A la fin de l’année 1975, lorsque s’est enclenché le processus d’unification de la patrie sur le plan étatique, je savais que c’était là une chose nécessaire qui tôt ou tard devait se faire. Pourtant, je restais préoccupé, ne sachant pas si la politique religieuse serait appliquée au sud de la même manière qu’au nord. Malgré tout, à cause de ma confiance en Dieu et en l’homme, j’appelai les fidèles à accueillir l’unification comme une bonne nouvelle et une grâce de Dieu. Certains m’ont reproché alors de me servir mal à propos de l’expression “bonne nouvelle”. Ensuite, j’ai aussi entendu dire que l’unification avait été réalisée trop tôt. Jusqu’à présent je ne sais pas si ceux qui tenaient ces propos avaient raison. Cependant je me demande comment le pays aurait pu affronter les difficultés qu’il a rencontrées durant ces vingt années s’il n’avait pas été unifié.

Après vingt ans de fonctionnement du régime communiste, avez-vous encore peur des communistes?

Oui, j’ai encore peur … Lorsque je prends connaissance des grandes lignes politiques du Parti ou de l’Etat ou que je rencontre les dirigeants au plus haut niveau, il m’apparaît que tout est facile. Mais, lorsque cette politique est appliquée à la base, les difficultés et les complications abondent. On ne cesse de me faire part des difficultés rencontrées par des prêtres, des religieux et des fidèles d’un certain nombre de régions et je ne sais comment les expliquer. Même au niveau national, des questions d’une grande simplicité ne peuvent être résolues définitivement: tout est accordé au compte-gouttes. Prenons, par exemple, la question de la formation des prêtres. Pourquoi faut-il que le recrutement de séminaristes ait lieu tous les six ans, puis tous les trois ans, puis tous les deux ans? Pourquoi n’avoir pas permis immédiatement dès le début une rentrée tous les ans comme c’est le cas pour les universités du pays et pour tous les séminaires du monde? Pourquoi faut-il limiter le nombre de candidats pour chaque diocèse? Quelle perte cela pourrait-il représenter pour le Parti et l’Etat? Quel inconvénient pour la société? Ou bien serait-ce que le Parti et l’Etat limitent le nombre de prêtres en vue d’empêcher le développement du catholicisme?

Quel est votre sentiment en ce qui concerne plus particulièrement le diocèse de Hô Chi Minh-Ville?

Depuis longtemps, tout le monde sait qu’à Hô Chi Minh-Ville, tout est plus facile qu’ailleurs. Pourtant il y a eu un certain nombre d’affaires, comme celles de l’Eglise “Vinh Son” (Saint Vincent) (1), celles des congrégations de Thu Duc (2), celle de la congrégation de Marie Corédemptrice (3) … Elles ont été traitées avec une sévérité excessive. Cependant aujourd’hui, leurs conséquences ont cessé d’être ressenties et l’on peut dire que dans les vingt dernières années, il n’y a pas eu un bouleversement digne d’être cité. Dans le domaine des activités religieuses, depuis plusieurs années, il n’y eu aucune question épineuse. Subsiste cependant le problème de la nomination de l’administrateur apostolique ou pour parler plus précisément, le problème de mon successeur. Voilà déjà bien longtemps que cette question reste en suspens sans solution (deux ans pour la nomination de l’administrateur). Pourquoi donc?

Selon vous, si l’on excepte ces deux affaires de l’archevêque coadjuteur et de l’administrateur apostolique, la situation religieuse et profane depuis la libération serait relativement satisfaisante. A quoi attribuez-vous cet état de choses?

Il faut dire d’abord que, parce qu’ils étaient conscients de l’importance spéciale du catholicisme à Hô Chi Minh-Ville, les dirigeants de cette ville à l’époque précédente et vous-mêmes ensuite lui avez accordé une attention toute particulière. La politique de la grande union du Front patriotique a été appliquée d’une façon satisfaisante. Toutes les affaires relevant des autorités municipales ont été rapidement réglées. Les autres ont été portées à l’attention du gouvernement central pour obtenir des directives.

De plus, à Hô Chi Minh-Ville, de nombreux prêtres, religieux, laïcs ont rapidement compris les problèmes qui se posaient à la société nouvelle; ils lui ont apporté leur contribution et ont incité paroisses et congrégations religieuses à participer avec leurs compatriotes de divers milieux à l’édification et à la défense de la patrie. Ils ont ainsi créé un climat d’harmonie entre le profane et le sacré et facilité la résolution des problèmes concernant le catholicisme.

Les deux composantes que je viens de citer sont également importantes. En effet, une direction même éclairée ne parviendra pas à susciter un mouvement si elle ne s’appuie pas sur des éléments dynamiques. Mais ceux-ci sans direction éclairée seraient inefficaces.

Quelle est votre appréciation sur le rôle joué par l’organisation patriotique de nos compatriotes catholiques et par la revue “Le catholicisme et la nation” ?

J’ai soutenu le Comité d’action du catholicisme à sa création au début de 1980 (4), ensuite le Comité d’union des catholiques qui lui a succédé à la fin de l’année 1983 (5). Car je pensais qu’une telle organisation était nécessaire à la mobilisation des catholiques au service de l’oeuvre commune du pays. Avant que ces organisations n’existent, immédiatement après la libération, c’est l’archevêché qui devait prendre l’initiative de l’organisation. Il devait faire en sorte que les prêtres, religieux, religieuses participent aux activités de production ou aux travaux hydrauliques. Mais lorsque le Comité d’action du catholicisme, puis le Comité d’union ont vu le jour, ce sont ces organisations qui ont pris l’initiative et lancé les convocations, ce qui était davantage leur affaire.

Cependant certains ont éprouvé des inquiétudes à l’égard du comité; ils se sont même opposés à lui, craignant qu’une organisation catholique créée en dehors des structures ecclésiales ne constitue le germe d’une Eglise indépendante, ou parallèle comme il en a existé dans l’histoire. Mais ce danger n’existait pas au Vietnam. Car ceux qui ont fondé cette organisation avaient tous un poste à l’intérieur de l’Eglise, et étaient en relation étroite avec leurs responsables comme leurs curés de paroisse, leurs doyens, ou leurs supérieurs religieux. De plus à Hô Chi Minh-Ville, les membres du Comité, avant de prendre une quelconque initiative, m’en avertissaient et demandaient mon avis. Cependant je considère qu’il s’agit là d’une organisation profane, de caractère social et civique, pour l’essentiel constituée de laïcs. Aujourd’hui, le comité est devenu adulte: la présence des prêtres et des religieux doit y être réduite au minimum.

Pour ce qui concerne la revue “Le catholicisme et la nation”, elle aussi va bientôt dépasser vingt ans d’existence. Au début, certains articles m’ont déplu. Mais, la revue a contribué pour une part déterminée à augmenter la compréhension entre les catholiques et les non-catholiques. Elle a surtout aidé les catholiques à mieux connaître la nouvelle société. Dans les années récentes, la revue a opéré un changement d’orientation et depuis le début de cette année, elle s’est enrichie d’un supplément mensuel. Je pense donc qu’ainsi l’équipe responsable pourra mieux remplir sa mission.

De votre point de vue de chef de l’Eglise catholique à Hô Chi Minh-Ville, quelle est votre vision de l’avenir de la religion et de la nation?

Je suis âgé et je ne peux plus faire grand chose. Je n’ai que des souhaits à formuler:

1 – Les relations entre la religion et le profane dans les vingt dernières années, que ce soit à Hô Chi Minh-Ville ou en d’autres régions, d’une façon générale ont été bonnes. Je souhaite que ces bonnes relations soient maintenues, qu’elles se développent davantage pour le bien du pays et de l’Eglise.

2 – Pour y parvenir, je souhaite que le Parti et l’Etat concentrent leurs efforts à régler définitivement les points litigieux de la politique religieuse, en suspens depuis vingt ans. Je souhaite aussi que ces deux instances publient des textes de directives et de réglementations véritablement clairs pour garantir une véritable normalisation des activités religieuses, normalisation qui tranquillisera nos compatriotes croyants ainsi que toutes les couches populaires engagées dans l’édification du pays.

3 – L’Eglise catholique au Vietnam, dans l’époque qui vient de s’écouler, s’est donnée une orientation pastorale tout à fait juste: “Vivre l’évangile au sein du peuple au service du bonheur de nos compatriotes”. Je ne cesse de prier pour que l’Eglise catholique profite de toutes les nouvelles occasions pour rendre plus apparent son visage d’Eglise servante. Une Eglise triomphaliste ou puissante ne fait qu’exciter l’envie ou la crainte. Une Eglise servante sera au contraire toujours accueillie par tous, surtout dans une société qui a besoin de ce service et qui l’estime comme c’est le cas pour le Vietnam aujourd’hui.

4 – Quant à notre pays, grâce au développement actuel, il deviendra un dragon ou un tigre d’Asie. Mais il est nécessaire de tracer des orientations et de prendre des mesures en vue de diminuer au maximum la distance existant entre les riches et les pauvres de sorte que les travailleurs ne soient pas sacrifiés et que les pauvres ne soient pas des “laissés pour compte” de l’économie de marché.