Eglises d'Asie

BOUDDHISTES ENGAGES SOCIALEMENT ET THEOLOGIENS CHRETIENS DE LA LIBERATION: QU’ONT-ILS A SE DIRE?

Publié le 18/03/2010




L’émergence d’un bouddhisme “engagé socialement” dans l’Asie du nord et du sud, bien moins connu que la théologie chrétienne de la libération qui s’est répandue de l’Amérique latine à divers groupes chrétiens luttant pour la justice de par le monde entier, est un événement d’importance comparable. Le fondamentalisme attire probablement davantage l’attention des médias (et les fonds pour la recherche) que chacun de ces deux courants pour le moment, mais, à long terme, leur portée religieuse et politique peut s’avérer plus grande. Ils sont cependant tous les deux actuellement dans le brouillard, chacun dans son contexte culturel et institutionnel très différent. Leur crédit est remis en question dans leurs traditions respectives, la légitimité leur est accordée – quand elle l’est – avec beaucoup de réticence par les autorités religieuses compétentes. Surtout, le soutien de leur base ne va pas de soi dans les deux traditions.

Je suis pourtant convaincu que ces questions de légitimité, bien qu’intéressantes pour une étude parallèle par la sociologie de la religion, ne sont pas les problèmes fondamentaux soulevés par ces deux mouvements. Dans cet article, je voudrais ne pas trop insister sur la légitimation, pour me concentrer sur les origines et ensuite sur le fondement de chaque mouvement dans sa tradition.

Le bouddhisme engagé et la théologie de la libération sont apparus parce que des bouddhistes et des chrétiens, pratiquement en même temps et dans des circonstances de dislocation sociale comparables, ont adopté des modes d’action privilégiant la pratique plutôt que la théorie. Leur intention n’était pas de défier les doctrines établies de leurs traditions respectives, ne fût-ce que parce que leur intérêt principal n’allait pas à la doctrine mais à l’action. Ils demandèrent simplement qu’on les laisse examiner les doctrines à la lumière d’un engagement à la fois spirituel et politique. Les origines de ces mouvements venaient “d’en bas”: des manifestation non violentes et des initiatives de développement rural dans l’Asie du sud-est, et la conscientisation opérée par les communautés ecclésiales de base en Amérique latine. Maintenant les deux mouvements commencent à s’influencer réciproquement par le biais des échanges sud-sud et en vertu du nombre croissant de leurs adhérents en Occident. Telle est la clef pour étudier les relations entre les deux.

Après un bref récapitulatif des origines et des principaux défenseurs du bouddhisme socialement engagé et de la théologie chrétienne de la libération (a), j’essaierai de reconstruire leurs premiers échanges (b), pour terminer avec l’investigation d’une plate-forme commune éventuelle (c).

1Origines

Pendant la guerre du Vietnam, quand les souffrances extrêmes ne laissèrent aux moines et moniales bouddhistes d’autre choix que de répondre au malheur du peuple, quelques-uns – suivant l’exemple de Thich Quang Duc – allant même jusqu’à se brûler vifs, un moine intellectuel engagé dans le travail social de village raviva un terme des années 30: “le bouddhisme engagé1). Comme le dit Thich Nhat Hanh avec sa simplicité habituelle: “L’objet de notre esprit est le monde. Si nous connaissons clairement ce qui se passe, nous ferons quelque chose pour remédier à la situation” (2). Thich Nhat Hanh avait déjà fondé l’Ecole des jeunes pour le service social, mais en 1964 il rassembla un petit groupe de disciples, hommes et femmes, moines et laïcs pour former l’ordre de Tiep Hien, basé sur un concept chinois tiré du “Avatamsaka Sutra” qui pourrait se traduire par “inter-être” (3). La vision de Thich Nhat Han transpose l’enseignement bouddhiste central sur la conscience du moment présent aux conditions de la vie moderne.

“Comment pouvons-nous être des pratiquants à l’aéroport et au marché? C’est cela le bouddhisme engagé. Le bouddhisme engagé ne se réduit pas à la recherche de solutions sociales et politiques… Il faut commencer par amener le bouddhisme dans nos vies quotidiennes4). “La méditation ne nous fait pas sortir de la société, elle n’est pas une fuite, elle nous prépare à nous replonger dans la société. C’est ce que nous appelons le ‘bouddhisme engagé’… La souffrance que vous portez dans votre coeur, c’est la société même. Vous la portez en vous et avec vous… Vous ne la méditez pas simplement pour vous, mais pour toute la société5).

Le concept d’inter-être s’appuie sur la non-réalité de l’individu (anâtman) et l’origine interdépendante de toutes choses (pratîyasamutpâda), pour offrir une nouvelle approche de la réconciliation des conflits en les transcendant.

Thich Nhat Hanh fait allusion à l’entente grandissante entre les bouddhistes et les catholiques au Vietnam pendant les années 60 et poursuit: “Ces deux grandes religions traversent une révolution qui les rendra plus attentives aux problèmes de la vie6). Environ quatre ans après que Thich Nhat Hanh ait ravivé l’expression “bouddhisme engagé” et commencé à influencer des bouddhistes intéressés par les problèmes sociaux en Asie et en Occident, un prêtre catholique romain au Pérou prenait la parole à une rencontre avec ses confrères à Chimbote sur la “théologie de la libération” (juillet 1968). L’expression fut très vite reprise par la Conférence épiscopale latino-américaine à Medellin, Colombie, et l’exposé fut publié à Montevideo l’année suivante. Il servit de base à l’un des livres théologiques les plus célèbres de notre temps Une théologie de la libération par Gustavo Gutierrez (7).

Gustavo Gutierrez vit toujours et travaille comme curé de la paroisse de Rimac, “un quartier insalubre, gris, sale et bruyant” séparé du centre de Lima par un “cours d’eau pollué et plein d’ordures” (8). Il est théologien indigène dans tous les sens du terme: né parmi les pauvres, il a grandi en parlant le quechua, une ancienne langue indigène (9). La puissance de sa théologie ne vient pas seulement de ses fortes racines indigènes et de son identification avec les pauvres, mais de sa loyauté à son Eglise, malgré les fréquentes accusations mal informées qu’il est un crypto-marxiste prônant la violence. Dans l’introduction à la nouvelle édition de son livre, il appelle la tendance de certains Latino-américains “de placer un accent presque exclusif sur l’aspect socio-économique de la pauvreté… au départ de l’intuition première” (10). Pour lui, “le sens donné à la pauvreté dans la Bible” constitue “une pierre d’angle de la théologie de la libération” (11). Lui et ses collègues ont souvent fait remarquer qu’il n’essayait pas de créer une nouvelle théologie, mais qu’il suggérait une façon de rendre la théologie traditionnelle plus accordée aux situations d’oppression. Il a redécouvert la “relation circulaire” entre l’orthopraxie et l’orthodoxie, rappelant aux théologiens que “le discours sur Dieu vient en second, parce que la foi est première et est la source de la théologieLes théologiens de la libération veulent faire de la théologie non seulement une science, mais une “sagessedont “la méthode pour parler de Dieu est fournie par notre spiritualité12). Le retour à la priorité de la praxis plutôt qu’une tentative d’innovation doctrinale fut important dès le départ, et il comprenait la praxis spirituelle et politique.

Puisque ces graines ont été semées par le moine vietnamien et le prêtre péruvien, chacun avec une situation d’oppression très particulière à l’esprit, elles ont germé dans chaque tradition pour fleurir en pertinence universelle et fructifier en littératures abondantes. Ici, je vais m’étendre sur deux auteurs; chacun a été mon hôte et mon invité.

Sulak Sivaraksa est un laïc bouddhiste thaïlandais et l’un des intellectuels les plus éminents de l’Asie du sud-est. Il a fréquenté une école primaire protestante et une école secondaire catholique romaine à Bangkok, il a été le premier étudiant asiatique dans une université anglicane au Pays de Galles (St David’s Lampeter), mais il était déjà bien trempé dans les traditions de son Siam natal – il préfère ce nom à l’appellation hybride néo-coloniale “Thaïlande” – quand il partit étudier et travailler neuf ans en Grande-Bretagne. Depuis son retour en 1962, il a prêché sans relâche un seul message, qu’il résume en “conservatisme radicalle Siam n’atteindra un vrai développement qu’en adaptant ses traditions culturelles et religieuses pour relever les défis du capitalisme et du communisme (13). Il n’a pas arrêté non plus de critiquer les gouvernements thaïlandais successifs. Sa librairie et sa maison d’édition à Soi Santi Pap ont été mises à sac et brûlées deux fois par les troupes gouvernementales en 1976 pendant une chasse aux dissidents. L’absence de Sulak à l’étranger devint un exil forcé. En 1984, il fut emprisonné sur de fausses accusations de lèse-majesté après la publication d’une série d’interviews critiques sous le titre Unmasking Thai Society (Démasquer la société thaïlandaise) (14). Il fut de nouveau en exil de septembre 1991 à décembre 1992, après avoir échappé de justesse à une arrestation suite à une conférence donnée à des étudiants de l’université de Thammasat à Bangkok, dans laquelle il leur rappelait plusieurs urgences: défendre ce qui reste de leur constitution démocratique, libérer la monarchie de son étouffante immunité de la critique, raviver le bouddhisme comme force sociale et mettre à nu l’hypocrisie de l’armée qui exploite impitoyablement la nation (15).

Malgré toutes ses critiques des institutions de la société thaïlandaise, Sulak est essentiellement apolitique, un idéologue qu’on ne peut classer ni à gauche ni à droite. Son but – poursuivi sans déviation à travers la fondation de l’édition de la Social Science Review) (Revue de science sociale) et de présidence d’organisations comme le Forum culturel asiatique sur le développement – est de promouvoir le développement responsable des “racines de riz” de la société thaïlandaise, dans l’espoir d’endiguer la marée de ce qu’il appelle la stratégie de développement mégalomane en train de dévaster la vie sociale et culturelle de son pays (16).

Cette réserve politique est aussi le fait de Bhikku Buddhadâsa (Phra Phutthathat), maître révéré de Sulak Sivaraksa et fondateur du monastère forestier de Suan Mok dans le sud de la Thaïlande. Il a appelé son approche “le socialisme dhammique” (dhammika sannghaniyama), mais sa pensée est fermement ancrée dans la vie méditative, y compris le Zen, et ses implications sont plutôt morales que politiques (17). Il préfère suivre “l’approche bouddhiste pragmatique traditionnelle des structures politiques… selon laquelle le système de gouvernement – qu’il soit décentralisé et démocratique ou centralisé et autoritaire – n’a pas d’importance pourvu que ses leaders politiques soient empreints de moralité18). La contribution de Buddhadâsa est la foi spirituelle et intellectuelle dans la tradition de Mongkut (le roi progressiste Rama IV, qui a régné jusqu’en 1968). Il essaie de tourner l’attention de son peuple de la concentration exclusive sur les études canoniques et les rituels du temple vers les fondements de la pratique bouddhiste “visant à nous enseigner la vraie réalité des choses” (19). Sa polémique contre la “tumeur” des rites et des cérémonies est basée sur la conviction “que le nirvâna peut être atteint n’importe quand et n’importe où… dès que le désir est complétement éteint” (20). Bien que ce qu’il appelle la vérité “relative” des doctrines et des croyances populaires ait son importance pour la vie sociale, seule la voie bouddhiste traditionnelle conduit à la perception de “la vérité profonde et cachéeà cette fin, “il faut se préoccuper directement de l’action corporelle, de la parole et de la pensée21).

Aloysius Pieris, sj, originaire de Kandy sur les plateaux du Sri Lanka central, est le premier catholique romain à avoir obtenu un doctorat en philosophie bouddhiste de l’université de Ceylan avec une thèse sur la conscience et la réalité dans les commentaires de Acariya Dhammapala, 1971, au cours de laquelle son superviseur lui conseilla de se former à la méditation Theravâda. Dans un exposé marquant à la Conférence théologique asiatique de Wennappuwa en 1979 (22), tout en acceptant la critique de la théorisation théologique occidentale des théologiens de la libération, il critiqua à son tour l’insensibilité culturelle de certains Latino-américains au grand regret des délégués philippins. Il fit remarquer le “sens asiatique” en théologie, qui discerne le potentiel libérateur de la religion et de la pauvreté dans la présence abondante des sotériologies métacosmiques asiatiques. Son thème était assurément la libération, mais une libération informée par les spiritualités asiatiques de l’intériorité et de l’illumination.

Les critiques de Pieris apportent un correctif nécessaire – car les théologiens de la libération ont une tendance à l’idéologie – et elles sont d’autant plus urgentes maintenant que le communalisme – décrit par Pieris comme “l’infestation idéologique de la mémoire” – est en voie de suprématie dans de nombreuses régions asiatiques (23). La libération trouve sa source dans l’Esprit, et si la théologie veut être un langage de libération, elle doit être capable de critiquer l’idéologie dans tout contexte religieux. Si nous pouvons dire avec Pieris “que la religion sans idéologie est une utopie et que l’idéologie sans religion est despotique24), le dialogue interreligieux qui pénètre chaque “expérience originelle” de la tradition devient partie intégrale de toute théologie de la libération (25).

Trop souvent, les dialogues interreligieux sont prédéterminés par les partenaires chrétiens, qui sont enclins à prendre l’universalité de leur point de vue et la pertinence de leurs définitions des problèmes pour acquises. Les Latino-américains n’y font pas exception. Dans le cas de la libération, on peut arguer que l’urgence de voir justice faite aux pauvres est déjà écrite dans le “métarécit” chrétien enraciné dans la tradition prophétique d’Israël, alors que le bouddhisme a des priorités différentes dans le cadre du karma-samsâra (26). Mais la Corée a vu non seulement l’apparition d’une théologie véritablement indigène du “minjung” – les opprimés au coeur rempli de “hanle ressentiment profond exprimé dans la poésie torturée de Kim Chi Ha-, mais d’un bouddhisme “minjung” surgissant de la tradition “messianique” du Bodhisattuva Maitreya plein de compassion (27). Entre-temps, les bouddhistes occidentaux appliquent les procédés de diagnostic des quatre nobles vérités aux sociétés capitalistes de consommation, et y trouvent une ample justification pour des actions et des styles de vie alternatifs, en vue de la justice sociale (28). L’échange a déjà commencé, il attire des participants de toutes parts.

2.Echanges

Fondamentalement, comme je peux le reconstruire, l’échange entre les bouddhistes engagés socialement et les théologiens chrétiens de la libération serait à propos du changement: un changement historique et social aussi bien que personnel et spirituel, ainsi que les conditions qui le rendent possible en lui-même et concevable pour les traditions religieuses. Chacune des deux traditions pratique un changement de vie radical voyageur sans demeure”renoncement au mondemais le rapport de tels actes libérateurs au changement social et à la formulation doctrinale est en train d’être repensé. Le réalisme radical du Bouddha discernait le changement (bhava, le devenir; anicca, la non-permanence) au coeur de tout phénomène, de toute “réalité” supposée. Une des rares tentatives de circonscrire le nibbâna affirme “qu’il y a une non-naissance, un non-devenir, un non-fait, un non-composésans lesquel “il ne pourrait y avoir ni évasion de ce qui est ici né, devenu, fait, composé” (Udâna VIII,3). Mais dans le Mahâyâna, même le nirvâna “sans conditions” (asamskrat), est sujet au “vide” (sunyâta) qui en fin de compte définit la vision bouddhiste. Le but du pratiquant bouddhiste est de “réaliser” (par l’intuition méditative) le caractère englobant du changement comme une incitation pour “rendre réelle” l’immuabilité au-delà du changement sous la forme de la libération ultime (mokkha) du cycle éternel de la renaissance (samsâra).

Dans le schéma chrétien, bien que le changement soit douloureux, le résultat de la lutte – la création, “assujettie à la vanité… gémit jusqu’à ce jour en travail d’enfantement… Et non pas elle seule: nous-mêmes gémissions aussi intérieurement dans l’attente de la rédemption de notre corps” (Rom 8,20-23) – est fondamentalement “un retournement de coeur et d’esprit” (metanoia), considéré d’emblée comme souhaitable et nécessaire. La théologie chrétienne essaie maintenant de concevoir la plénitude ultime en termes d’interaction personnelle et sociale sur le modèle de la communion des personnes à l’intérieur de la Trinité (la “doctrine sociale de la Trinité” de Jürgen Moltmann et de Leonardo Boff).

Suivant les doctrines classiques des deux traditions, cependant, même si tout le reste change, les absolus religieux (dhamma, theos), sont immuables; la dialectique négative du bouddhisme et la philosophie essentialiste des Pères grecs maintiennent ceci à l’unisson. La nouvelle figure du changement aujourd’hui reflète l’aube de la conscience sociale en tant que distincte de la conscience philosophique. La vérité absolue peut subsister au-delà du changement social, mais nous pouvons alors nous demander si elle vaut la peine d’être connue, ou même si elle peut l’être du tout. La vérité que nous pouvons connaître et dont nous pouvons vivre est constituée socialement, elle est le produit de processus sociaux et donc sujette au changement. La société n’est pas décrétée de toute éternité, elle est la solidification de modèles d’action humaine; quand ceux-ci changent, la société change, et avec elle, les assomptions et les valeurs. Ceci est en général assez effrayant pour les institutions religieuses, qu’il s’agisse du Sangha bouddhiste – l’ordre monastique bouddhiste comprenant les moines, les moniales et les novices en Asie du Sud-Est -, ou de la hiérarchie catholique romaine en Amérique latine, qui sanctionnent la permanence, l’autorité et le pouvoir. C’est pourquoi le modernisme de Buddhadâsa et la critique de Sivaraksa, bien que modérés dans leur ton et même conservateurs dans leur contenu, sont tellement dérangeants pour l’establishment thaïlandais; de même que l’option pour les pauvres de Leonardo Boff et Gustavo Gutierrez l’est tout autant pour le Vatican (29).

Agir c’est changer. Le degré de changement intentionnel acceptable pour la société plus large se détermine par la réserve de significations sociales fournies par la “religion” et stockées dans un consensus tacite sur la bonne façon d’agir, sur la conception du monde et sur la “véritéQuand l’action a comme objectif explicite le changement social, toutes ces significations évidentes sont remises en question (30). Est-ce que le changement signifie service social et “développement humain intégralcomme tend à l’être le sens qui lui est donné par les bouddhistes en Thaïlande, ou bien signifie-t-il la transformation sociale révolutionnaire, comme le conçoivent beaucoup de théologiens latino-américains et les libérationistes chrétiens radicaux cinghalais? Le dilemne est énorme pour le mouvement Sarvodaya au Sri Lanka, mouvement de développement rural d’inspiration bouddhiste, qui comptait beaucoup de membres et avait reçu l’approbation des institutions de développement locales et d’outre-mer, jusqu’à ce que la politique gouvernementale change en faveur du “grand” développement après les élections de 1977, forçant Sarvodaya à choisir entre le “service” ou le changement radical (31). La théologie de la libération, au contraire, commença par rejeter ce qu’elle considérait comme l’idéologie néocoloniale du développement (32).

Les difficultés fondamentales rencontrées par les bouddhistes engagés socialement et par les théologiens chrétiens de la libération sembleraient provenir de la contradiction qui, pour des raisons historiques, réside dans les tentatives des traditions religieuses à stimuler et justifier le changement plutôt qu’à sanctionner les institutions existantes. Mais bien plus qu’à l’inertie des institutions, cependant, les deux groupes sont confrontés à cette offensive mondiale contre le changement, maintenant connue universellement sous son nom originellement chrétien de fondamentalisme. Les fondamentalistes poussent la rationalisation à l’extrême. Leurs yeux sont constammenet fixés sur la vérité éternelle telle qu’elle est perçue par leur groupe particulier. Ils présentent leur version comme indubitable et indispensable pour le salut, quelles que soient les contorsions intellectuelles nécessaires pour la rendre plausible. “L’orthodoxie non historiquediagnostiquée comme l’obstacle principal au changement dans l’Eglise catholique romaine au temps de Vatican II, se révèle être maintenant caractéristique de tout pouvoir établi religieux. L’ironie est que les fondamentalistes, oublieux de l’histoire, ne discernent pas leur emprisonnement dans les traditions non examinées. Toute philosophie de la religion qui cultive une théorie de deux vérités, “ultime” et “conventionnelleest encline à cette distorsion, du fait qu’elle est incapable de faire face à l’implication critique de la vérité “éternelle” dans le changement historique et social.

Le fondamentalisme chrétien est maintenant bien connu et commence à être compris. Mais on n’apprécie pas qu’il ait des contreparties dans les autres traditions. Le glissement déplorable de certaines parties du Sangha cinghalais vers le nationalisme raciste – qui peut éventuellement s’expliquer jusqu’à un certain point par l’extrême militarisation du conflit social au Sri Lanka – pose encore des questions sur la capacité du bouddhisme Theravada de répondre au pluralisme religieux et à l’injustice sociale. Cette tradition contient un énorme potentiel inexploité, comme le montre la formation de la “Humanist Bhikkhu Association” après les émeutes de 1983, qui tenta de dépasser la “prise de position” pour le nationalisme tamil ou cinghalais, et se vit brutalement supprimer par un gouvernement soupçonneux après que son interdiction l’ait conduite à devenir de plus en plus partisane (33).

En Thaïlande, des mouvements comme le Santi Asok de Phra Phothirak et le Centre What Thammakay adoptent une approche plus subtile (34). Phra Phothirak quitta le Sangha officiel pour établir sa version austère de bouddhisme Theravada, offrant entre autres provocations une maison spirituelle au major général Chamlong Srimuang, gouverneur réformiste de Bangkok et opposant du général Suchinda Kraprayoon lors du coup le plus récent. Pour des critiques sociaux comme Sulak Sivaraksa et Prawase Wasi, le Santi Asok est “un symptôme et non une maladie” (35), ce qui semble indiquer que, bien que ses intentions soient irréprochables, il ne s’attaque pas aux racines des maux sociaux qu’il voudrait changer. Santi Asok s’attire aussi la critique des moines conservateurs comme Anan Senakhan pour son non-conformisme. Sa critique sociale n’est pas directe et analytique, comme celle de Sulak, elle tente de manière tout à fait non orthodoxe d’adapter l’ascèse bouddhiste à l’environnement urbain.

Le centre What Thammakay à la périphérie de Bangkok se présente comme une réaffirmation du bouddhisme traditionnel et est beaucoup plus acceptable pour les arbitres classiques du pouvoir du Sangha et de l’armée que le Santi Asok basé sur la classe moyenne. Ce centre est construit sur une propriété de 320 hectares, il est dominé par un temple très moderne et s’est équipé de techonologies et de conforts modernes. Il s’appuie sur une formation à la méditation (appelée Dhammadâyâda, “dhamma-heirétendue aux laïcs, y compris du personnel gouvernemental et des officiers militaires. On y souligne les traditions de l’ascèse (dhutanga) et de l’absorption (samâdhi) plutôt que la médiation intuitive (vipassanâ) prônée par d’autres maîtres contemporains. L’orientation est clairement du côté de la réussite professionnelle. L’atmosphère me rappelait vraiment celle d’un camp “évangélique” sur la Bible (36). Les participants méditent jusqu’à 9 heures par jour et vivent à l’extérieur avec comme seul abri un parasol et une moustiquaire. Après une formation préliminaire d’un mois, des “ordinations” en masse (jusqu’à un millier de candidats) précèdent un autre mois d’engagement monastique temporaire.

Même si de telles initiatives paraissent admirables, d’un point de vue libérationiste elles dérangent par leur tendance à renforcer précisément les structures sociales qui produisent les manquements auxquels on voudrait remédier. L’ironie est que les quatre vérités nobles, loin de cautionner le statu quo de qui que ce soit, sont un outil incomparable de diagnostic pour démasquer les illusions individuelles et sociétaires. Cet instrument est déployé avec un effet considérable par Sulak Sivaraksa et également, de plus en plus, par des bouddhistes occidentaux. David Loy a brillamment analysé le statut quasi sacré de l’argent comme moyen principal pour empêcher la prise de conscience que nous sommes tous concernés par ce que révèle de nous l’intuition de Bouddha à propos du caractère transitoire de notre existence. C’est seulement quand nous démasquons “toutes les manières symboliques par lesquelles nous essayons d’assurer nos ancrages et notre réalité dans le monde – comme le pouvoir, la célébrité, et bien sûr l’argentque nous pouvons développer “un ego suffisamment fort pour mourircar “notre faim ultime est ontologiqueElle ne peut être satisfaite que par le fait de devenir réel (37). Ken Jones est aussi très perspicace dans son interprétation de la “tromperie” (moha) de l’immunisation introduite par nos médias contre la prise de conscience que la vie sociale contemporaine est le jouet des forces kammiques (38).

Pour cette raison, Aloysius Pieris insiste pour que les théologiens chrétiens de la libération apprennent le langage de l’analyse existentielle bouddhiste et développent leur compréhension des dimensions spirituelles et intérieures de la libération sociale (39). Il semblerait que les militants bouddhistes, surtout en Asie, soient plus facilement capables de reconnaître leur dette envers l’exemple donné par des chrétiens socialement engagés que le contraire. Mais est-ce que cette réciprocité est suffisante? Y a-t-il vraiment une base pour un dialogue chrétien-bouddhiste sur les origines d’une changement social inspiré par la religion? Il nous faut considérer de plus près les motivations pour l’action sociale dans les deux traditions.

3.La base commune?

Parmi les manifestations les plus frappantes du bouddhisme socialement engagé en Asie, nous trouvons les “moines du développement” en Thaïlande. J’ai eu le privilège d’en rencontrer quelques-uns en 1991. Tout commence avec la constatation de la dépendance et de l’appauvrissement, spirituel et matériel, auxquels étaient réduits les villageois dans les régions les plus pauvres de la Thaïlande, en raison d’un “développement” grossièrement inapproprié. A cette vue, ces abbés très traditionnels de monastères ruraux – on estime leur nombre à plus de 200 – ont tous trouvé des solutions originales au problème d’aider les gens de manière efficace, tout en restant fidèles à leur vocation monastique. Dans pratiquement tous les cas, leur point de départ fut la réintégration du Sangha dans la communauté laïque, ce qui signifiait vaincre l’antipathie des villageois à une interférence extérieure et retrouver des traditions d’autosuffisance et d’enrichissement mutuel. Ces moines firent preuve d’une grande ingéniosité en adaptant les cérémonies locales, spécialement celle impliquant le don généreux (dâna), comme des occasions très méritoires. De cette façon, des activités non traditionnelles comme des banques de buffles et des caisses d’épargne devinrent acceptables parce qu’imprégnées de signification reconnaissable. L’amour évident des moines pour la nature et leur sollicitude pour le bien-être des animaux s’accordent également bien avec la croyance du peuple dans les esprits (phi). Phra Prachak, dans le nord-est de la Thaïlande, est même allé jusqu’à ordonner des arbres afin de les sauver des bûcherons (40).

Quand j’ai rencontré Acharn Sanong à What Ku Samuan – environ 40 km des ruines khmères de Phimai-, j’ai remarqué un portrait de Buddhadâsa derrière son bureau. Après le chant vespéral du dhamma, il guidait ses novices dans une méditation intense. La devise de Buddhadâsa, “Travailler en pratiquant le Dhamma” (41) est fondamentale dans ces tentatives monastiques pour harmoniser le travail de développement et la croissance spirituelle. Développement signifie évidemment développement humain et écologique, et les initiatives économiques des moines comme des sessions de formation pour jeunes couples mariés et des expériences de cultures alternatives sont strictement subordonnées à ce principe. Bien qu’on ne puisse qualifier aucun de ces moines d’ouvertement politique, plusieurs ont suivi un harcèlement gouvernemental parce qu’ils proposent l’antithèse du “maxi-développement” adopté par les différents gouvernements occidentalisés. Selon Seri Phong-Phit, un laïc catholique romain, qui a fait une étude très sympathique de huit moines du développement, leurs efforts “ont insufflé un nouvel esprit dans l’idée du début, de telle manière que le modèle alternatif de développement est devenu bouddhiste”, donnant ainsi un sens traditionnellement acceptable à des slogans tels que “socialisme dhammiqueéconomie bouddhiste” et “agriculture bouddhiste” (42).

Les expériences sociales de ces moines admirables sont tout aussi vulnérables que celles des communautés ecclésiales de base en Amérique latine qui tentent de jeter une éclairage biblique sur leur situation d’oppression. Pour Phongphit, la clé de la réussite des moines se trouve dans les paramî (perfections) qu’ils pratiquent et qui sont reconnues par les gens, à commencer par dâna (générosité), puis vîrya (énergie) et adhitthâna (détermination), pour culminer dans mettâ (bonté aimante) et upekkâ (sérénité). Ces perfections sont “personnelles” mais non “individuelleselles transcendent la sphère personnelle pour embrasser une “dimension sociale, qui s’étend des êtres humains à tout l’universréalisant de la sorte l’idéal de annattâ et suññatâ (détachement, vide de soi). En ceci, au moins, elles ressemblent aux dons spirituels (charismata) vantés par saint Paul (Rom 12,6-13; 1 Cor 12,4-11; Gal 5,22), qui nous permettent d’être “transformés par le renouvellement de l’esprit” (Rom 12,2) de telle manière que “si un membre souffre, tous souffrent; si un membre est honoré, tous s’en réjouissent” (1 Cor 12,26)(43).

C’est pourquoi Ken Jones a certainement raison de dire: “Tout bouddhisme socialement engagé ne nécessite aucune autre justification que celle d’être une amplification d’éthique bouddhiste traditionnelle, une éthique sociale amenée par les besoins et potentialités de la société contemporaine… L’analyse révolutionnaire du Bouddha de la condition humaine comporte des implications sociales (qui sont) beaucoup plus radicales que tout ce qui est imaginable dans la mentalité séculière44).

Les libérationnistes chrétiens, cependant voudraient savoir qui est le “sujet” de l’action pour le changement social dans la grille bouddhiste. La théologie de la libération, comme le dit classiquement Gustavo Gutierrez, ne s’occupe pas de convaincre le non-croyant, mais de libérer la non-personne engendrée par la dépendance et la destitution. Le bouddhisme qui professe le déni de la “personnalité” individuelle (anatta) doit cependant trouver un fondement rationnel pour l’action sociale. Si la réalité est creuse (sûnya, vide) en son centre, malgré toutes ses manifestations phénoménales, quelle peut être la motivation profonde pour pousser à un engagement éthique en économie et en agriculture? Le postulat de Buddhadâsa de deux niveaux de vérité – consensuel et transcendental – ne répond pas à cette objection de manière satisfaisante.

Cependant, je pense que ces questions relèvent d’un niveau plus superficiel de la rencontre bouddhiste-chrétienne. Les Latino-américains, à partir d’une analyse de la dépendance économique, sont progressivement passés du “moral” au “politique” et au “mystiqueDans son étude sur Job, Gutierrez reprend “un thème central de la théologie classique et de la théologie de la libération… La contemplation et la pratique forment ensemble un acte premier; la théologie est un acte second… La contemplation et la pratique se nourrissent mutuellement; les deux forment ensemble l’étape du silence devant Dieu45).

Gutierrez discerne chez Job à la fois le langage de la prophétie et celui de la contemplation. Deux types de discours sont nécessaires si nous voulons aborder le problème central de Job: trouver une “raison” pour la souffrance imméritée et une motivation pour aimer Dieu de manière désintéressée malgré tout. Le cadre culturel de l’altercation de Job avec ses soi-disant conseillers est la doctrine de la rétribution temporelle, et il n’est pas tout à fait étranger au karma dans la culture presque contemporaine du Bouddha en Inde du nord. Job ne découvre la réponse que quand Dieu le confronte à la grandeur émouvante de la création, qui était déjà là – tout à fait gratuitement – bien avant Job. La beauté et non l’utilité, l’amour et non la justice, est la charnière sur laquelle tourne le monde (46). C’est seulement alors que Job peut dire: “Avant, je te connaissais seulement par ouï-dire, mais maintenant mes yeux t’ont vu” (42,5). Samuel Rayan a comparé ce processus de prise de conscience avec la découverte d’Arjuna de l’idéal de “l’action désintéressée” (nishkamakarma) dans le Bhagavadgîtâ (47).

Le dilemme de Job, dans les termes de son temps, était le suivant: “S’il était innocent, c’est que Dieu était coupableLe défi était de “sauter la clôture dans laquelle l’enfermait cette théologie sclérosante” (48). Ken Jones résume sa discussion des mécanismes qui engendrent et exacerbent le conflit – qu’il appelle “polarisation pesante” et “esclavage antithéique” – en ayant recours à la dialectique Madhyamika du “troisième degré” comme “perception qui les transcende l’un et l’autre”Quand la personnalité est moins sujette à la peur d’investir lourdement dans la ‘réalité là-bas’, toute cloison s’estompe et les distinctions s’allègent (comme) le fruit de l’expérience méditative. Le troisième degré est ainsi une manière inconcevablement différente de faire l’expérience de la réalité, et donc de ressentir les possibilités de situations qui autrement seraient intraitables49).

Dans tous les cas, le militant a besoin d’une spiritualité pour rencontrer le mystère de la souffrance et créer un langage symbolique pour en parler. Thich Nhat Hanh y réussit brillamment par ses évocations poétiques “d’inter-êtrequi procurent des directives précises, afin d’arriver à la réconciliation en transcendant des intérêts opposés.

Il semblerait que le discours à la fois prophétique et contemplatif – latent dans les symboles primaires du mythe et du rituel – éclate du consensus inarticulé de la souffrance à propos du “sens” de leur condition sous le stimulus de l’action pour le changement. Ce discours crée de la sorte le moyen d’une communication libératrice à travers les frontières érigées par les “métarécits” des traditions religieuses. Il existe une similarité structurelle entre les deux problèmes: d’une part, parler d’une souffrance très particulière dans la chair et l’esprit de manière universellement compréhensible; d’autre part, communiquer entre deux traditions religieuses aussi profondément différentes que le bouddhisme et le christianisme. Job, qui se débat avec son expérience dévastatrice, peut se brancher sur la longueur d’onde des pauvres de partout et se transcender lui-même. Ayant découvert “un Dieu qui – il le sait très bien au fond de son coeur – veut la justice… il cherche inlassablement un approfondissement de la justice divine et une rencontre illimitée avec le Dieu dans

lequel il croit et espère50). La question de Job est “la possibilité d’une religion désintéressée, de croire ‘gratuitement’51). L’auteur inconnu de Job transférait assurément ses souffrances très personnelles dans une poésie intemporelle en Israël, presqu’en même temps que Gautama Câkyamuni – le Bouddha – sondait les profondeurs de la misère humaine (dukkha) et mettait à nu sa cause universelle en Inde. Cette pensée devrait encourager ces bouddhistes et ces chrétiens d’aujourd’hui, qui tentent de redécouvrir les sources de leurs croyances en agissant contre l’oppression et l’injustice.

Loin de “spiritualiser” l’engagement social du bouddhisme et l’élan libérateur du christianisme, la redécouverte de leurs racines respectives dans la pratique spirituelle ajoute de manière incommensurable à leur impact politique et à leur crédibilité intellectuelle.