Eglises d'Asie

ISLAM : LA MARCHE DES MILITANTS

Publié le 18/03/2010




C’était une scène digne d’un roman policier hollywodien. Le 7 février 1995, neuf agents américains de la CIA et du FBI accompagnés d’hommes des services secrets pakistanais, tous armés jusqu’aux dents, bondissaient dans une chambre de l’hôtel Su Casa à Islamabad, au Pakistan. L’homme qu’ils voulaient était étendu sur le lit : Ramzi Ahmed Yousef, le terroriste et militant islamiste le plus recherché du monde. Trente-six heures plus tard, le Pakistan ayant expédié ses procédures d’extradition, Yousef était à New York et faisait face à des accusations de complot criminel dans l’attentat à la bombe de 1993 au “World Trade Center” de cette ville. Toute l’opération fut menée dans un si grand secret que très peu de membres du gouvernement pakistanais et de la police furent mis au courant avant que la présence de Yousef ne soit confirmée aux Etats-Unis. Le président Bill Clinton remercia le premier ministre Benazir Bhutto pour sa coopération, et les partis islamiques locaux la traitèrent de “laquais” de Washington.

Deux jours après la capture de Yousef, un tribunal de Lahore condamnait à mort deux chrétiens accusés de blasphème contre l’islam. Dès le 23 février, la cour d’appel les acquittait, mais à l’extérieur des émeutiers fondamentalistes menaçaient de les tuer quand même (1). D’autres problèmes allaient surgir. La police arrêta 36 islamistes au moment même où le centre commercial de Karachi se mettait en deuil après la mort de vingt musulmans tués par vengeance dans un conflit opposant les deux sectes musulmanes rivales, chiites et sunnites.

Tous ces éléments sont des signes du conflit en cours pour l’âme du Pakistan. Ce pays majoritairement musulman va-t-il rester une démocratie politique modérée ? Ou bien va-t-il suivre le chemin fondamentaliste, une route sur laquelle les voyageurs non musulmans ne pourront être, au mieux, que des voyageurs de deuxième classe ?

De telles questions sont intensément vécues au Pakistan mais elles sont aussi posées dans d’autres pays d’Asie. Par exemple aux Philippines, pays à forte majorité catholique, où de larges portions de l’île de Mindanao se trouvent sous l’influence de forces musulmanes insurgées. Ou bien encore en Indonésie et en Malaisie qui sont tous les deux des pays à majorité musulmane. Dans ces deux pays, l’extrémisme islamique reste relativement faible à l’ombre de régimes laïques forts, mais il est observé avec attention et son impact éventuel sur la croissance économique et la stabilité sociale est soigneusement étudié.

La plus grande peur de ceux qui sont au pouvoir est que les extrémistes de tous ces pays s’organisent en réseau les uns avec les autres. La trace de Yousef fut d’abord retrouvée à Manille, où une disquette informatique oubliée dans une chambre d’hôtel évacuée à la hâte permettait de lier les occupants de la chambre à un complot pour assassiner le pape. L’enquête de Manille permettait aussi de deviner que la base de repli de Yousef se trouvait au Pakistan. Plus inquiétant encore pour les services secrets philippins, Yousef pouvait apparemment entrer et sortir des Philippines sans être détecté, grâce à ses liens avec le groupe terroriste musulman local d’Abu Sayyaf.

En Inde, le fondamentalisme islamique tente des musulmans qui doivent faire face à une résurgence du chauvinisme hindou. Ici aussi, les autorités estiment qu’il y a des liens entre les extrémistes locaux et d’autres dans les Etats du Golfe. Mais la plupart des Indiens voient le visage dangereux du fondamentalisme au Cachemire où la lutte armée séparatiste est de plus en plus entre les mains d’extrémistes musulmans soutenus par le Pakistan.

La situation au Bangladesh voisin, majoritairement musulman, est moins sombre. Bien que des menaces de mort aient forcé l’écrivain Taslima Nasreen à s’exiler en Europe, le parti fondamentaliste Jamaat-i-islami continue d’accepter le processus électoral et joue un rôle modérateur dans la mouvance islamiste.

Les questions que pose le fondamentalisme islamique se posent aussi évidemment en Occident. Les craintes européennes et américaines sont avivées par le fait que partout où le fondamentalisme islamique prend racine, des extrémistes commencent à s’agiter frénétiquement contre les valeurs et les systèmes politiques occidentaux. Peut-être comme une conséquence de cela, des intellectuels occidentaux prédisent un grand choc des civilisations entre le monde chrétien et l’islam.

Beaucoup d’analystes et de stratèges occidentaux appliquent maintenant ces idées dans leurs politiques. Ces dernières semaines, des dirigeants européens et américains ont dénoncé le fondamentalisme islamique comme étant la principale menace contre l’alliance occidentale, l’OTAN, et ses partenaires traditionnels.

Dans un discours du 8 février à Munich, le secrétaire général de l’OTAN, Willy Claes, a décrit l’activisme islamique comme “la menace la plus grave à la sécurité occidentaledepuis la fin de la guerre froide. Le même jour, aux Etats-Unis, le nouveau président de la chambre des représentants, Newt Gingrich, encourageait les militaires américains à imaginer une stratégie cohérente “pour combattre le totalitarisme islamique

En apparence, il y a suffisamment de raisons pour de telles craintes occidentales. La bataille qui fait rage entre le régime militaire algérien et l’opposition fondamentaliste islamique, dont la victoire aux élections nationales n’a pas été acceptée par les généraux, a déjà fait 30 000 morts. En Egypte, qui joue un rôle essentiel dans la politique occidentale vis-à-vis du monde arabe, 500 personnes ont été tuées par des militants islamiques au cours de ces deux dernières années.

En Asie cependant, c’est le Pakistan qui reste l’axe autour duquel tournent les questions que pose l’impact du fondamentalisme islamique. Les inquiétudes stratégiques occidentales concernant le Pakistan se concentrent sur le fait que ce pays est déjà à l’épicentre de trois guerres civiles – en Afghanistan, au Tajikistan et au Cachemire indien. Les trois conflits impliquent des éléments fondamentalistes qui ont été secrétement entretenus par les partis religieux pakistanais ou l’armée. Au-delà de leurs évidentes répercussions en Asie centrale, ces conflits pourraient avoir potentiellement d’immenses effets sur l’Inde qui possède la deuxième population musulmane du monde et la Chine avec ses remuantes minorités ethniques turques.

Plus à l’Est, aux Philippines, le Front moro de libération islamique considère sa lutte comme un jihad, ou guerre sainte, pour établir un régime politique basé sur le Coran. Par sa seule existence, le Front moro sabote les efforts de Manille qui affirme aux investisseurs étrangers que le pays progresse vers la stabilité politique. Il y a eu ces dernières années des centaines d’accrochages entre les forces gouvernementales et le Front moro. Dans plusieurs parties de l’île méridionale de Mindanao, le Front moro est un gouvernement virtuel de l’ombre. Quelques-uns de ses militants ont fait la guerre en Afghanistan et beaucoup de ses dirigeants restent en contact avec leurs anciens condisciples du centre d’enseignement islamique de l’université Al-Azhar du Caire. La faction musulmane la plus radicale des Philippines est le petit groupe terroriste d’Abu Sayyaf. Il n’est pas seulement en lien avec des groupes extrémistes à l’étranger comme l’affaire Yousef l’a démontré, mais il a aussi commis toute une série d’attentats à la bombe et de prises d’otages (2).

La situation en Malaisie est tout à fait d’un autre ordre. Ici le parti au pouvoir, l’UMNO (United Malays National Organisation) et le parti d’opposition PAS (parti islamique) jouent tous les deux la carte musulmane. Cependant, l’islam pragmatique du premier ministre, Datuk Seri Mahathir Mohamad, qui prend en compte les besoins de la croissance économique et de la stabilité sociale dans un pays multiracial, est souvent mis sur la défensive par l’islam plus intransigeant du PAS. La stratégie de ce dernier consiste souvent à dire “nous sommes plus musulmans que vousQuand il s’agit de groupes qui semblent gagner dangereusement en influence, Mahathir agit de manière déterminée. En août 1994, son gouvernement a interdit la secte Al-Arqam, dirigée par le charismatique Ashaari Muhammad (3). La plus importante des accusations du gouvernement contre la secte, financée par ses propres entreprises et les contributions de ses membres, était qu’elle avait entraîné et armé un “escadron de la mort” fort de 313 hommes en Thaïlande. Le chef de la secte, Ashaari, revint de l’exil qu’il s’était imposé de lui-même en Thaïlande et fut emprisonné. En dépit de ses fanfaronnades précédentes, il apparut à la télévision malaisienne pour admettre qu’il avait induit ses disciples en erreur.

Paradoxalement, l’extrémisme islamique connaît le plus grand nombre de difficultés en Indonésie, qui est le pays le plus musulman du monde. Quand une délégation de dix personnes représentant l’organisation extrémiste palestinienne Hamas est venue passer un mois dans le pays en 1994, elle n’a pas été reçue très chaleureusement. Les administrations provinciales des deux régions les plus farouchement islamiques du pays, Aceh et Sumatra occidental, ont refusé de recevoir les visiteurs. Le gouvernement indonésien leur a refusé aussi la permission de prêcher dans le pays et d’ouvrir une succursale à Jakarta.

Mais qu’est-ce que cette créature qu’on appelle le fondamentalisme et qui inspire la crainte d’Allah chez beaucoup d’Occidentaux et d’Asiatiques ? Comme le prouvent ses diverses manifestations en Asie, ce n’est pas une force monolithique. Beaucoup de spécialistes musulmans et occidentaux trouvent l’idée absurde à cause des divisions sectaires de l’islam lui-même. Ces spécialistes critiquent aussi les idéologues occidentaux parce qu’ils ne font pas de distinction claire entre les aspirations et les valeurs islamiques et le terrorisme pratiqué par quelques musulmans. Beaucoup de ceux qui étudient l’islam s’accordent à dire que le syndrome du “nous contre eux” est l’un des facteurs qui expliquent la résurgence de l’identité islamique. Un autre est l’échec de l’Occident à agir avec détermination pour arrêter les massacres de musulmans en Bosnie et en Tchétchénie. Mais, en fin de compte, disent-ils, les mouvements islamiques aujourd’hui sont davantage alimentés par les conditions locales de misère que par un environnement idéologique. “Dans le monde islamique, les élites dirigeantes ont largement échoué à donner de la prospérité au peuple, et la fin de la guerre froide n’a fait qu’enlever le voile qui recouvrait cette réalitédit Khalid Ahmed, un essayiste pakistanais qui écrit sur l’islam.

Ahmed ajoute que “le gouffre de plus en plus profond entre les riches et les pauvres, une inflation galopante, une corruption massive et une désillusion grandissante à l’égard des partis principaux et de leurs dirigeants, sont les questions centrales du monde islamiqueCes questions placent le Pakistan au sommet de la liste des pays où l’on peut considérer comme imminente une résurgence islamique si l’élite au pouvoir ne change pas ses méthodes. “La dégradation de l’appareil d’Etat est évidente. La majorité des gens estiment que l’Etat fonctionne sans gouvernement. Si l’élite pense qu’elle ne peut pas résister à un mollah, elle ferait aussi bien d’abdiquer en sa faveur et laisser le peuple libre de s’arranger avec lui comme il l’entenddit I.A. Rehman, directeur de la commission indépendante des droits de l’homme du Pakistan.

Afin de renforcer la résistance de l’Etat à la droite religieuse, le premier ministre Bhutto a annoncé, en janvier 1995, une opération destinée à mettre sous contrôle l’activisme islamique. Son but premier était de mettre fin au bain de sang entre les extrémistes sunnites et chiites et de désarmer les militants fanatiques. Une autre tâche de Bhutto est d’essayer d’empêcher le Pakistan de devenir le champ de bataille des intérêts étrangers. Le conflit entre sunnites et chiites est en grande partie alimenté, financé et armé par l’étranger. Des diplomates occidentaux et des fonctionnaires pakistanais disent que l’Iran entraîne et finance les chiites du Tehrik-i-fiqah Jafria, et que l’Arabie Saoudite fait la même chose avec des groupes comme le Sipah-i-Sahaba.

Même si Bhutto a fait expulser beaucoup de fondamentalistes étrangers en 1994, des centaines d’entre eux vivent encore au Pakistan ou en Afghanistan. Yousef n’est que la partie émergée de l’iceberg. En tête de la liste de ceux qui sont recherchés en Egypte et aux Etats-Unis, on trouve maintenant le nom de Mohammed Shawak El-islamboli, dirigeant du groupe égyptien Al-jehad et frère de l’assassin du président Anwar Sadat. On pense qu’il dirige Al-Jehad à partir de la capitale afghane, Kaboul, et de Peshawar, à la frontière pakistanaise. Se trouve aussi dans les tout premiers de cette liste, Mir Aimal Kansi, recherché pour le meurtre de deux officiers de la CIA dans le quartier général de l’organisation en Virginie. Il s’est enfui des Etats-Unis et on pense qu’il se trouve au Baloutchistan, à l’ouest du Pakistan.

Bhutto doit assumer le lourd héritage du général Zia-ul Haq, qui a dirigé le Pakistan de 1977 à 1988. Il avait voulu faire du Pakistan le centre mondial de la résurgence islamique, il avait mis les partis islamiques au centre de la scène politique en leur offrant de l’argent et la possibilité d’intervenir dans la politique de l’Etat. Mais beaucoup de Pakistanais libéraux accusent les Etats-Unis d’être, au moins en partie, responsables de l’état actuel du pays. Washington, disent-ils, a fermé les yeux sur la politique à long terme du général Zia tout en l’utilisant comme canal pour financer et armer les combattants mudjahidin afghans qui cherchaient à repousser l’invasion soviétique de l’Afghanistan. “Les maux suscités par la guerre afghane sont partout visibles au Pakistan aujourd’huidit le militant des droits de l’homme, Rehman. Les mesures récentes prises par Bhutto pour supprimer les groupes extrémistes ne sont qu’une première étape dans la tentative d’imposer l’autorité de l’Etat sur les partis islamiques. Beaucoup d’entre eux déjà ne respectent que leurs propres lois et pourraient à terme menacer l’Etat lui-même.

Un avant-goût de ce qui pourrait arriver a été donné en novembre 1994 avec la mort de plusieurs centaines de personnes, après deux semaines de bataille acharnée dans la province frontalière du nord-ouest, entre des milices para-militaires et des tribus indigènes exigeant l’application de la loi islamique. Avant d’être vaincus, les rebelles avaient occupé des villes, des villages, et bloqué des routes stratégiques.

Plus significatives encore sont les récentes victoires du Taliban, le mouvement islamique étudiant qui menace de balayer les vieux seigneurs de la guerre afghans, et qui a fait voir qu’au Pakistan un très large soutien existerait pour un mouvement similaire. Il y a environ 2,5 millions de talibs étudiant dans les écoles islamiques au Pakistan. Ces dernières semaines, plusieurs milliers d’entre eux ont quitté leurs écoles de Lahore, de Peshawar et de Quetta pour rejoindre leurs frères au Pakistan. “Quand ces talibs reviendront chez eux, il est très possible qu’un mouvement taliban antigouvernemental puisse s’organiser au Pakistandit un haut fonctionnaire. Le créneau idéologique des talibs dans les deux pays est la nécessité d’une troisième force qui soit extérieure au monde politique et que les masses puissent suivre. La possibilité de l’émergence d’un tel mouvement au Pakistan a gagné en crédibilité grâce à une alliance récente et surprenante entre l’ancien chef des services secrets, le général Hameed Gul, et l’ancien capitaine de l’équipe pakistanaise de cricket, Imran Khan.

Gul entretient des liens étroits avec les secteurs pro-islamiques de l’armée et les services secrets. Khan, de son côté, a démontré qu’il bénéficie d’un soutien très large dans sa lutte contre l’élite au pouvoir. L’ancienne vedette de cricket déclare : “Si notre classe occidentalisée se mettait à étudier l’islam, elle serait capable d’aider notre société à combattre le sectarisme et l’extrémisme et elle pourrait prendre conscience que l’islam est une religion de progrèsJusqu’à présent, Khan s’est

contenté de dire qu’il formerait un groupe de pression contre le gouvernement. Mais la plupart des gens estiment qu’il entrera en politique s’il y est poussé par Gul. Au mois de février 1995, Gul a lancé son Tehreek-i-Ittehad, ou mouvement de l’unité, et on s’attend à ce que Khan le rejoigne.

En définitive, l’avenir du Pakistan et sa capacité à se débarrasser de l’héritage de Zia dépendent moins de Bhutto que de l’armée qui est le véritable agent d’influence du pays. Depuis la mort de Zia en 1988, le haut commandement militaire s’est éloigné avec détermination de la politique islamique de Zia. Mais un nombre croissant d’officiers de rang moyen semblent tomber sous l’influence de la droite religieuse. Ces officiers sont mécontents du fait que le haut commandement ne se soit pas attaqué à la corruption politique et qu’il n’ait pas pris une ligne plus dure pour forcer Bhutto à trouver une solution à ses différends avec l’opposition.

Cependant, l’armée pakistanaise n’est pas l’armée algérienne qui s’est opposée par la force à la victoire électorale des islamistes. Défendant un pays créé au nom de l’islam, les militaires pakistanais sont assis entre deux chaises : ils doivent maintenir leurs liens privilégiés avec l’Occident et leur crédibilité par rapport à l’islam. Des officiers de haut rang disent que toute interférence de l’armée dans le champ politique déstabiliserait le système et s’aliénerait l’Occident, tout en ravivant les craintes d’une éventuelle loi martiale. Les généraux doivent combattre leurs propres incertitudes. Comme dit un fonctionnaire, “jusqu’à ce que l’armée se décide à dire quel système politique et quelles valeurs elle veut pour le pays, le Pakistan restera malmené par les vagues